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Joseph Déjacque est né en 1822 à Paris. Il y exercera la profession de commis de vente de papiers peints, avec un intermède, si l’on ose dire, dans la marine de guerre, en Orient, entre 1841 et 1843. À partir de 1847, il est peintre en bâtiment et colleur de papiers peints.

Il prend part aux combats de février 1848, publie son premier texte politique (en vers) et fréquente les clubs dont le club féministe animé par Pauline Roland et Jeanne Deroin. Arrêté il est déporté sur les pontons de Cherbourg puis de Brest, où il reste environ un an.

Condamné à deux ans de prison en 1851, il gagne Londres, où il sera rejoint par Gustave Lefrançais (dont il faut lire les passionnants Souvenirs d’un révolutionnaire, réédités en 2009 aux Éditions Ressouvenances.

Au printemps 1854, il s’embarque pour New York, qu’il quitte l’année suivante pour la Nouvelle-Orléans. Il écrit en 1857 l’Humanisphère, utopie anarchique et publie une lettre à Proudhon dont je donnerai des extraits ci-après. En 1858, il entreprend la publication du Libertaire, journal du mouvement social, dans lequel il publie l’Humanisphère en feuilleton, et dont le dernier numéro paraît en février 1861.

Profitant de l’amnistie de 1860, Déjacque rentre en France. Selon Gustave Lefrançais, « Déjacque est mort fou de misère à Paris en 1864 » (note p. 185 de la réédition de 1972 des Souvenirs). Déjacque a 42 ans.

Libertaire — il est l’auteur du néologisme (voir plus loin) —, partisan d’une forme de démocratie directe, il est aussi très inspiré par l’œuvre de Fourier, et comme lui attaché à l’émancipation des femmes.

 Les éditions Champ Libre ont publié, dans les années 1970, sous le titre À bas les chefs ! au moins deux éditions successives d’un recueil de textes de Déjacque (en illustration, la couverture de la première édition). Les textes — dont l’intégralité de l’Humanisphère — sont établis et présentés par Valentin Pelosse. Les responsables des éditions Ivrea ont négligé de répondre au courriel par lequel je leur demandais s’ils prévoient une réédition de ce classique épuisé. Une édition intégrale des textes n’occuperait d’ailleurs pas un volume beaucoup plus important.

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Notons que l’on trouve sur Gallica et sur Archives.org une version — tronquée à l’origine — de l’Humanisphère, publiée à Bruxelles, en 1899, dans la « Bibliothèque des Temps Nouveaux » (le nom de l’auteur est orthographié «Dejacques»).

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Addenda

Un correspondant, plus au fait que moi de la diffusion des textes de Déjacque, me signale leur mise en ligne sur un site dédié, auquel je renvoie donc en priorité lectrices et lecteurs curieux.

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Sur la démocratie ou « législation directe »

Extrait de La Question révolutionnaire, New York, 1854, 64 p.

 Je crois donc qu’à la prochaine prise d’armes de la démocratie sociale, la législation directe pourra être et sera décrétée par le peuple de Paris sur ses barricades et acclamée ensuite par le peuple des départements. La voici formulée par articles, telle que je l’ai comprise. […]

ARTICLE PREMIER : La souveraineté réside dans l’universalité du peuple, sans distinction d’âge ni de sexe.

Elle est directe, imprescriptible, inaliénable. […]

Maintenant,  afin d’être plus clair et de mieux faire comprendre toute ma pensée, je vais donner quelques développements aux articles qui le comportent.

ARTICLE PREMIER : Voyons, raisonnons un peu : Fixerez-vous à vingt et un ans l’âge de majorité ? Mais est-ce que tel homme de vingt ans ne peut pas avoir les facultés aussi développées que tel autre de vingt et un ans ? Est-ce- qu’il n’est pas son égal, humainement parlant ? Le fixerez-vous à vingt ans ? Est-ce qu’il n’en est pas de même pour celui de dix-neuf et ainsi pour les autres ? Pour être conséquent, il nous faudrait aussi fixer l’âge où le vieillard, perdant de ses facultés et retombant en enfance, ne devra plus voter ; établir des catégories de capacités ; chasser des comices législatifs ceux qui ne savent pas lire ou ceux qui, sachant lire, ne savent pas ou savent peu discuter. Est-ce que par hasard les enfants à la mamelle réclameront un bulletin de vote ? Et — dans cette société, vieille de civilisation, où l’on rencontre encore, debout et galvanisée par la pile électrique du capital, l’institution fossile de la famille — eh bien, si, pour les enfants d’un autre âge, le père exerce une influence désastreuse, est-ce que, sur d’autres enfants, un autre père ne pourra pas exercer une influence contraire ? Est-ce qu’il n’y aura pas là une sorte de compensation ? Nierez-vous le droit de la femme ? Mais la femme est un être humain comme l’homme. Ah! si les bourgeois de 89 ont fait la Révolution à leur profit et à l’exclusion des prolétaires — prolétaires, voudriez-vous accomplir la même faute, commettre le même crime en faisant la révolution au profit des hommes et à l’exclusion des femmes ? Non, sans doute, car alors vous seriez, en aveuglement et en infamie, l’égal de vos maîtres. Et le voleur et l’assassin même, et le fou, leur ravirez-vous le droit au vote ? Mais au nom de quel principe ? Est-ce au nom de la liberté, au nom de l’égalité, au nom de la fraternité, dites ? — Éliminer des listes législatives le galérien, l’homme le plus autorisé à se plaindre de la société, n’est-ce pas appeler bientôt le tour du prolétaire, cet autre forçat du travail ? Éliminer le fou, n’est-ce pas appeler bientôt aussi le tour du libre penseur sous prétexte d’opinions subversives ? Eh ! qu’est-ce donc, après tout, que quelques bulletins de plus dans l’urne ? Que font quelques gouttes d’eau, un fleuve même au niveau de l’Océan ?… Fixer un âge, une condition quelconque à l’exercice de la souveraineté, c’est restaurer l’arbitraire sur ses affûts, c’est ouvrir la brèche à toutes les restrictions : ce sont les six mois de domicile de la Constituante qui ont amené fatalement la loi du 31 mai*.

Pas de milieu : Le principe de la souveraineté du peuple est bon ou il est mauvais ; s’il est mauvais, pourquoi en prendre le masque, alors que nous n’aurions plus qu’à le fouler aux pieds, à sortir le droit divin de son puits et à nous mirer dans sa légitimité ? Si, au contraire, il est bon, il faut l’affirmer dans son entier, ne pas l’estropier, le prendre avec tous ses membres, accepter ses conséquences logiques sous peine de nier le tout en niant une partie. L’amputer, c’est le tuer.

Et maintenant, parlera-t-on de l’impossibilité ? L’impossibilité… en 1847 ne le disait-on pas aussi du suffrage universel : 1848 est venu, et le suffrage universel a fonctionné ; il en sera de même de la législation directe.

[* La Constitution de 1848 excluait du suffrage «universel» les hommes résidant dans leur circonscription depuis moins de 6 mois. «Aux élections complémentaires du 10 mars 1850, à Paris, écrit V. Pelosse, l’électorat petit-bourgeois déçu s’allia au prolétariat pour élire des candidats social-démocrates.» La loi du 31 mai 1850, qu’évoque Déjacque, porta à trois ans l’exigence de résidence, ce qui permit d’exclure du suffrage plusieurs millions d’ouvriers, contraints à la mobilité et dépendants des attestations de leurs patrons.]

 

Extrait du Libertaire, 18 août 1859.

 À vrai dire, ce n’est pas positivement de la législation que fera le peuple, puisque ses décisions, ses votes ne seront qu’éphémères, et que l’idée de législation entraîne avec soi une certaine idée d’immuabilité, la loi naturelle, la loi innée — contrairement à la loi arbitraire, à la loi de fabrication humaine — étant immuable en son principe. La dénomination de dictature directe et universelle, sans être beaucoup plus correcte, eût peut-être mieux convenue. Car je n’entends pas que le peuple soit convié à faire une constitution, ni un Code civil, ni un Code pénal, mais à formuler trois ou quatre principes fondamentaux, qui serviraient de liens à toutes les communes fédérées et à décréter au fur et à mesure, dans chaque commune, les mesures de salut public exigées par les nécessités du moment.

 

Sur la libération des femmes, nécessaire à celle des hommes… et contre Proudhon

En mai 1857, à La Nouvelle-Orléans, Déjacque publie — sous la forme d’une brochure de 11 pages — une lettre à P.-J. Proudhon intitulé De l’Être Humain mâle et femelle. V. Pelosse en a publié de larges extraits en note du recueil À bas les chefs ! Le texte est également disponible dans le numéro 28 de la revue Agone (2003), « Lutte des sexes et lutte des classes » (ainsi que sur le site de la revue).

J’en profite pour signaler le texte de Pelosse « Joseph Déjacque et la création du néologisme « libertaire » (1857) » de Valentin Pelosse, également disponible sur le Net

« Du fond de la Louisiane où m’a déporté le flux et le reflux de l’exil, j’ai pu lire dans un journal des États-Unis, la Revue de l’Ouest, un fragment de correspondance entre vous, P.-J. Proudhon, et une dame d’Héricourt. Les quelques mots de Mme d’Héricourt cités par ce journal me font craindre que l’antagonisme féminin ne soit pas de force — polémiquement parlant —, à lutter avec son brutal et masculin adversaire. […]

J’aimerais à voir traiter cette question de l’émancipation de la femme, par une femme ayant beaucoup aimé, et diversement aimé, et qui, par sa vie passée, tînt de l’aristocratie et du prolétariat, du prolétariat surtout ; car la femme de la mansarde est plus à même de pénétrer par la vue et par la pensée au sein de la vie luxueuse, officielle ou secrète, de la grande dame, que la femme de salon n’est capable d’entrevoir la vie de privation, apparente ou cachée, de la fille du peuple.

Cependant, à défaut de cette autre Madeleine répandant les fécondes rosées de son cœur aux pieds de l’Humanité crucifiée et battant de l’âme vers un monde meilleur ;  à défaut de cette voix de civilisée repentie, croyante de l’Harmonie, fille anarchique ; à défaut de cette femme abjurant hautement et publiquement tous les préjugés de sexe et de race, de lois et de mœurs qui nous rattachent encore au monde antérieur ; eh bien ! moi, être humain du sexe mâle, je vais essayer de traiter envers vous et contre vous, Aliboron*-Proudhon, cette question de l’émancipation de l’être humain des deux sexes.

[*Aliboron : l’âne dans les fables de La Fontaine]

Est-il vraiment possible, célèbre publiciste, que sous votre peau de lion se trouvent tant d’âneries ? […]

Autre Jeanne d’Arc du genre masculin, qui, dit-on, avez pendant quarante ans gardé intacte votre virginité, les macérations de l’amour ont ulcéré votre cœur ; de jalouses rancunes en dégouttent ; vous criez : “Guerre aux femmes !” comme la Pucelle d’Orléans criait : “Guerre aux Anglais !” — Les Anglais l’ont brûlée vive… Les femmes ont fait de vous un mari, ô saint homme, longtemps vierge et toujours martyr !

Tenez, père Proudhon, voulez-vous que je vous le dise : quand vous parlez des femmes, vous me faites l’effet d’un collégien qui en cause bien haut et bien fort, à tort et à travers, et qui, comme ses adolescents auditeurs, n’en sait pas le plus petit mot. […]

Je cite vos paroles “Non, Madame, vous ne connaissez rien à votre sexe ; vous ne savez pas le premier mot de la question que vous et vos honorables ligueuses agitez avec tant de bruit et si peu de succès. Et si vous ne la comprenez point, cette question ; si, dans les huit pages de réponses que vous avez faites à ma lettre, il y a quarante paralogismes, cela tient précisément, comme je vous l’ai dit, à votre infirmité sexuelle. J’entends par ce mot, dont l’exactitude n’est peut-être pas irréprochable, la qualité de votre entendement, qui ne vous permet de saisir le rapport des choses qu’autant que nous, hommes, vous le faisons toucher du doigt. Il y a chez vous au cerveau comme dans le ventre, certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native, et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours. Tel est, madame, le résultat de mes observations directes et positives : je le livre à votre sagacité obstétricale, et vous laisse à en calculer, pour votre thèse, les conséquences incalculables”.

Mais  — vieux sanglier qui n’êtes qu’un porc — s’il est vrai, comme vous le dites, que la femme ne peut enfanter du cerveau comme du ventre sans le secours de l’homme — et cela est vrai — il est également vrai — la chose est réciproque — que l’homme ne peut produire par la chair comme par l’intelligence sans le secours de la femme. C’est de la logique et de la bonne logique, maître-Madelon-Proudhon, qu’un élève, qui a toujours été, lui aussi, un sujet désobéissant, peut bien vous arracher des mains et vous jeter à la figure.

L’émancipation ou la non-émancipation de la femme, l’émancipation ou la non-émancipation de l’homme : qu’est-ce à dire ? Est-ce que — naturellement — il peut y avoir des droits pour l’un qui ne soient pas des droits pour l’autre ? Est-ce que l’être-humain n’est pas l’être-humain au pluriel comme au singulier, au féminin comme au masculin ? Est-ce que c’est en changer la nature que d’en scinder les sexes ? Et les gouttes de pluie qui tombent du nuage en sont-elles moins des gouttes de pluie, que ces gouttes traversent l’air en petit nombre ou en grand nombre, que leur forme ait telle dimension ou telle autre, telle configuration mâle ou telle configuration femelle?

Mettre la question de l’émancipation de la femme en ligne avec la question de l’émancipation du prolétaire, cet homme-femme, ou pour dire la même chose différemment, cet homme-esclave — chair à sérail ou chair à atelier —, cela se comprend, et c’est révolutionnaire ; mais la mettre en regard et au bas du privilège-homme, oh ! alors, au point de vue du progrès social, c’est dépourvu de sens, c’est réactionnaire. Pour éviter toute équivoque, c’est l’émancipation de l’être-humain qu’il faudrait dire. Dans ces termes, la question est complète ; la poser ainsi c’est la résoudre : l’être-humain, dans ses rotations de chaque jour, gravite de révolution en révolution vers son idéal de perfectibilité, la Liberté. […]

Anarchiste juste-milieu, libéral et non libertaire, vous voulez le libre-échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l’homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronnie du mâle sur la vassale femelle ; logicien à besicles, vous voyez l’homme par la lunette qui grossit les objets, et la femme par le verre qui les diminue ; penseur affligé de myopie, vous ne savez distinguer que ce qui vous éborgne dans le présent ou le passé, et vous ne pouvez rien découvrir de ce qui est à hauteur et à distance, ce qui est perspective de l’avenir : vous êtes un infirme !

La femme, sachez-le, est le mobile de l’homme comme l’homme est le mobile de la femme. Il n’est pas une idée, dans votre difforme cervelle comme dans la cervelle des autres hommes qui n’ait été fécondée par la femme ; pas une action de votre bras ou de votre intelligence qui n’ait eu en vue de vous faire remarquer de la femme, de lui plaire, même ce qui en paraît le plus éloigné, même vos insultes. Tout ce que l’homme a fait de beau, tout ce que l’homme a produit de grand, tous les chefs-d’œuvre de l’art et de l’industrie, les découvertes de la science, les titanesques escalades de l’homme vers l’inconnu, toutes les conquêtes comme toutes les aspirations du génie mâle sont dues à la femme qui les lui a imposées, à lui, chevalier, comme reine du tournoi, en échange d’un bout de faveur ou d’un doux sourire. Tout l’héroïsme du mâle, toute sa valeur physique et morale lui vient de cet amour. Sans la femme, il ramperait encore à plat ventre ou à quatre pattes il brouterait encore l’herbe ou les racines ; il serait pareil en intelligence au bœuf, à la brute ; il n’est quelque chose de supérieur que parce que la femme lui a dit : soit ! c’est sa volonté à elle qui l’a créé, lui, ce qu’il est aujourd’hui, et c’est pour satisfaire aux sublimes exigences de l’âme féminine qu’il a tenté d’accomplir les plus sublimes choses ! […]

 Et cependant vous avez, vous, personnellement, je le reconnais, fourni de formidables coups de boutoir au service de la Révolution. Vous avez entaillé jusqu’à la moelle le tronc séculaire de la propriété et vous en avez fait voler au loin les éclats ; vous avez dépouillé la chose de son écorce et vous l’avez exposée dans sa nudité aux regards des prolétaires ; vous avez fait craquer et tomber sur votre passage, ainsi que des branches sèches ou des feuilles mortes, les impuissantes repousses autoritaires, les théories renouvelées des Grecs des socialistes constitutionnels, la vôtre comprise ; vous avez entraîné avec vous, dans une course à fond de train à travers les sinuosités de l’avenir, toute la meute des appétits physiques et moraux. Vous avez fait du chemin, vous en avez fait faire aux autres ; vous êtes las, vous voudriez vous reposer ; mais les voix de la logique sont là qui vous obligent à poursuivre vos déductions révolutionnaires, à marcher en avant, toujours en avant, sous peine, en dédaignant l’avertissement fatal, de sentir les crocs de ceux qui ont des jambes vous déchirer.

 Soyez donc franchement, entièrement anarchiste, et non pas quart d’anarchiste, huitième d’anarchiste, seizième d’anarchiste, comme on est quart, huitième, seizième, d’agent de change. Poussez jusqu’à l’abolition du contrat, l’abolition non seulement du glaive et du capital, mais de la propriété et de l’autorité sous toutes ses formes. Arrivez-en à la communauté-anarchique, c’est-à-dire l’état social où chacun serait libre de produire et de consommer à volonté et selon sa fantaisie, sans avoir de contrôle à exercer ou à subir de qui que ce soit ou sur qui que ce soit ; où la balance entre la production et la consommation s’établirait naturellement, non plus par la détention préventive et arbitraire aux mains des uns ou des autres, mais par la libre circulation des forces et des besoins de chacun. Les flots humains n’ont que faire de vos digues ; laissez passer les libres marées : chaque jour ne les ramènent-elles pas à leur niveau ?