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Le Journal de la société populaire des Amis de la Constitution établie à Lyon, c’est-à-dire le club des Jacobins locaux, publie dans son n° 19, du dimanche 20 mars 1791, une fable allégorique rédigée par une jeune fille, hélas anonyme, de 11 ou 12 ans (on peut être certain, mais cela ne nous avance guère, qu’il s’agit de la fille de l’un des animateurs du club).
Probablement inspirée par les fables de Jean de La Fontaine, la jeune auteure dépasse largement l’exercice convenu du « compliment » ou de l’évocation poétique pour cérémonie officielle (distribution des prix, penseront les gens de ma génération, et des précédentes). Cependant, quelles que soient ses qualités littéraires, c’est d’abord comme symptôme que cette allégorie volatile m’a semblé digne d’être exhumée. Sa publication, occupant douze pages pleines (pp. 300-312) dans un journal politique, témoigne de l’extrême et bienveillante attention que portent de nombreux et nombreuses révolutionnaires aux très jeunes gens et jeunes filles (adolescents ou pré-adolescents) et aux enfants. C’est-à-dire aux « mineur(e)s » en général, dont on sait que les femmes font alors également partie (et pour longtemps encore).
La présentation que le rédacteur du journal fait de la fable est éclairante à ce sujet : il rappelle la formation dans plusieurs villes de clubs de citoyennes, évoque le discours de l’une d’elles à Nantes… et présente comme son écho direct le discours de présentation de sa propre fable par l’auteure, puis la lecture de la fable elle-même lors d’une séance de la société des Jacobins.
La jeune oratrice, qualifiée de «citoyenne», prend elle-même son rôle très au sérieux, autant qu’elle se sent prise au sérieux par ceux qui la reçoivent, puisqu’elle exprime le souhait que sa prestation donne une idée positive aux Jacobins des avantages qu’ils retireront de la mixité qu’ils ont décidé des séances de leur société. Il semble évident et « naturel », aux yeux de tous et de toutes, que cette jeune fille de 12 ans « représente » en quelque sorte son « sexe ».
Je retrouve, dans ma recherche en cours sur les clubs de femmes, de nombreuses situations où des adolescent(e)s prennent la parole dans les sociétés populaires. Bien plus, des clubs de femmes choisissent comme porte-parole auprès des autres sociétés populaires, de très jeunes filles.
Ici l’incarnation par la jeune fille du sexe féminin est encore soulignée par la sollicitation dont elle est l’objet de la part du président de prêter serment qu’elle n’ « accordera [sa] main qu’à un patriote ». On peut penser que le président va plus loin, quand il attend de cet « exemple » que les jeunes aristocrates soient « ramenés aux vrais principes ». N’est-ce pas confier à cette jeune fille de 12 ans la tâche de les séduire, au moins symboliquement, de les « ramener » dans le droit chemin ? En tout cas, peu soucieuse de devoir à sa beauté, dont l’évocation la gêne sans doute, un pareil « triomphe », elle jure, non pas « d’accorder sa main à un patriote », mais « de ne jamais donner [sa] main à un Aristocrate », ce qui est façon de dire la même chose, en écartant d’éventuels sous-entendus ou ambiguïtés érotiques. L’oiseleuse est fine mouche.
Les illustrations sont tirées de L’Histoire naturelle de Buffon (1749), éditée par Flourens en 1853.
« Nous avons annoncé dans le tems que des Clubs patriotiques de Citoyennes s’étoient formés à Alais [Alès] & à Bordeaux. Depuis cette époque, plus de cent Dames ont prêté le serment civique à Nantes, dans une séance des Amis de la Constitution ; & l’une d’elles y a prononcé un petit discours (Note). Ce dernier exemple bien digne d’encouragemens à tous égards, vient enfin d’être suivi par une jeune Demoiselle, de notre ville. Ceux qui sentent combien le voile de la fiction prête de charmes & de force à la vérité, sauront gré à cette aimable Citoyenne d’une fable ingénieuse qu’elle a lue, & que nous allons raporter en entier pour l’engager davantage à ne pas s’en tenir à ce premier essai de ses talens. La lecture de son apologue a été précédée de cet exorde.
« Citoyens, quand vous permettez à mon sexe d’être présent à vos délibérations, c’est sans doute pour engager toutes les Citoyennes à prendre part à vos travaux, & les inviter à vous communiquer leurs vues patriotiques. Leur zele, en secondant le vôtre, ne sera qu’une corde de plus ajoutée à une harpe pour en rendre les sons plus harmonieux. M. le Président, en m’accordant la parole, me donne le droit de porter le premier pas dans cette superbe carriere ; heureuse, si mon début peut vous donner une idée juste des avantages que vous pourrez tirer d’une telle réunion ! J’ose vous présenter aujourd’hui une allégorie. La foiblesse de mon sexe doit excuser celle de mon style, & ma jeunesse a des droits à votre indulgence. »
[Note] Elle a dit, en s’adressant à ses compagnes : « La confiance que l’on accorde à notre sexe prouve que les hommes nous comptent maintenant pour quelque chose, puisqu’ils nous associent à leurs travaux, puisque la société a reçu nos sermens avec aplaudissemens. »
Fable allégorique.
Les gros Oiseaux, les Oiseaux noirs, & les petits Oiseaux.
Une multitude de différens Oiseaux s’étoit établie dans une immense vallée, bordée de toutes parts de rochers escarpés dont le faîte sembloit soutenir la voûte du ciel. Là, sur un de ces rocs inaccessibles à la commune volatille, le Milan, fier & généreux, avoit établi sa demeure depuis un tems immémorial ; il commandoit sur toute la peuplade ailée qui étoit venue s’établir dans différentes cases arrosées par d’agréables ruisseaux, & separées les unes des autres par de vastes plaines où régnoit l’abondance. Là, la nature avoit étalé ses trésors avec profusion : des arbres, des fleuves, des lacs, des rivieres, des prairies toujours verdoyantes, des champs couverts de moissons, des arbrisseaux succombant sous le poids des fruits, tout n’offroit à la gente volatille que l’embarras du choix pour trouver sa nourriture ; & des broussailles, des creux dans les arbres, ou dans les rochers, des taillis épais & touffus lui servoient en tout tems d’azile contre l’imtempérie de l’air, & l’inconstance des vents.
Qui croiroit que les habitans de ce charmant climat ne dussent pas être heureux ! Cependant tout s’oposoit à la paix & au bonheur, car ils étoients esclaves.
Effectivement on y distinguoit trois classes, les gros Oiseaux, les Oiseaux noirs, & les petits oiseaux. D’abord le Milan étoit le chef de la premiere classe dans laquelle on comptoit les Aigles, les Vautours, les Eperviers, les Tiercelets, quelques perroquets & beaucoup de Perruches. La seconde classe étoit composée de Corbeaux & de Corneilles : cette peuplade étoit immense ; cependant la troisieme classe étoit encore plus nombreuse, car elle comprenoit toute la race des Pigeonneaux, des Colombes, des Tourterelles, des Canards, des Etourneaux & des Dindes ; par cette énumération, on peut juger combien la vallée étoit peuplée & étendue.
La premiere classe ne faisoit rien ou du moins peu de choses. Le Milan commandoit & recevoit les respects & les hommages de toutes les races ; les Aigles, les Vautours, & les Corbeaux, avoient soin de fournir à sa subsistance & à ses plaisirs ; les Perroquets le flattoient, les Perruches l’amusoient.
Des Eperviers, des Tiercelets & des Corbeaux étoient envoyés par les Aigles & les Vautours dans les différentes peuplades, & c’étoit cette race à crochet qui désoloit les Pigeons, les Etourneaux, les Canards & les Dindes. Ces premiers élevés dans les airs, & dispersés dans toute la région, portoient l’œil le plus attentif sur tous les travaux de la derniere classe. Quand les Pigeons avoient rempli leur gorge de subsistance pour nourrir leur famille, quand les Canards du fond des lacs ou des rivieres raportoient quelques petits poissons ou quelques vermisseaux, quand les Etourneaux grattoient la terre pour en tirer leur nourriture, quand les Dindes, soit dans les broussailles, soit sur les arbrisseaux cherchoient des fruits, alors toute la premiere classe tomboit sur cette derniere, qui devenoit d’autant plus malheureuse qu’à peine lui laissoit-on de quoi subsister pendant la durée du jour ; & les Corbeaux, qui avoient les même droits que les gros oiseaux, exigeoient encore le respect & la vénération de la troisième classe.
Les plaintes se multiplioient ; quelques-unes étoient étouffées par les serres des Vautours & des Eperviers, d’autres par le croassement des Corbeaux ; mais quand les Canards ou les Pigeons murmuroient, les Aigles les enlevoient la nuit sans bruit, sans scandale, & les transportoient au travers des airs dans des repaires ténébreux. Le Milan auroit pu réprimer ces abus, arrêter ces injustices ; mais placé au haut du roc le plus éminent, il n’en descendoit jamais pour visiter ceux qui s’étoient soumis à ses loix ; & comment les canards & les Dindes auroient-ils pu s’élever à une pareille hauteur ?
Cependant les deux premieres classes avoient pris tant d’empire sur la troisieme, que leur tyrannie inspira l’idée de secouer le joug. Cette derniere commença à sentir combien étoit dur le pouvoir des Aigles, & combien étoient rigoureux les ordres qu’ils donnoient aux Vautours, aux Eperviers & aux Tiercelets ; le besoin & la crainte lui prêterent des forces, & les petits Oiseaux sentirent tous qu’ayant des aîles, des plumes, un bec & des pattes comme les deux autres classes, celles-ci n’avoient aucun droit de les opprimer. Les Pigeons d’un commun accord refuserent de dégorger leur subsistance, les Canards de fournir le poisson, les Etourneaux de fouiller dans la terre, les Dindes de faire tomber les fruits ; alors le Milan se voyant dans le besoin, manda près de sa personne plusieurs Oiseaux de toutes les classes ; mais il se trouva que la troisieme plus nombreuse eut assez de mélodie pour démontrer avec vérité ses peines, ses travaux, ses souffrances, les vexations des Oiseaux de la premiere classe, & la flagorniere de ceux de la seconde. Lire la suite