Jean-Clément Martin, dont j’ai déjà publié des billets à plusieurs reprises donne ici une longue analyse du film Un peuple et son roi. Je suis fort éloigné de partager tous ses points de vue, mais son texte me paraît utile pour alimenter le débat sur un film dont on espère avec le réalisateur qu’il aura une suite.
Pour ma part, assez déconcerté après une première projection, j’ai décidé d’attendre que le film soit diffusé sous forme de DVD pour en faire une analyse précise (je me suis borné à annoncer la sortie du film en reproduisant l’affiche; la mise en scène publicitaire du lancement rendait superflue tout autre démarche).
NB. Les photos des panneaux exposés place de la République, à Paris, qui illustrent le texte ont été prises par moi. Comme d’habitude, vous pouvez les agrandir en cliquant dessus.

À propos du film de Pierre Schoeller, Un peuple et son roi.
Faire un film à propos de la Révolution française est toujours un exercice à haut risque. Non seulement les événements essentiels s’accumulent et se bousculent, mais leur représentation doit s’accommoder des traditions, toutes polémiques, qui les ont figés dans nos mémoires sous forme de tableaux. Il s’agit à vrai dire plus souvent images d’Épinal, tendance gore, qui ont été décrites, détaillées et discutées âprement depuis deux cents ans, si bien que l’intrigue indispensable au récit proposé, réduite logiquement à quelques protagonistes, se faufile entre les grandes scènes attendues.
Dans cette configuration mémorielle, le réalisateur doit avoir le souci du détail pour éviter les critiques, évoquer les connaissances établies, tout en affichant des positions originales, pour ne pas décevoir tous ceux qui, sachant beaucoup, espèrent un point de vue inédit ! Il faut donner du sens, poser des principes, bref marquer par une lecture personnelle l’image d’une période particulièrement compliquée et surchargée de significations et de symboles.
L’embarras est accru par le traitement nécessaire de la violence. Avec la prise de la Bastille, l’invention de la guillotine, la mort du roi, etc. etc., la schizophrénie nationale s’est nourrie, depuis 1794, de l’opposition entre condamnation des actions sanguinaires et commémoration des actes fondateurs. Faut-il rappeler que les premiers films (de quelques minutes) réalisés, en 1897, sur la période racontaient les morts de Marat et de Robespierre ?[1]
Il n’est pas étonnant que la filmographie de la Révolution française a été, pour sa plus grande partie, marquée par une sensibilité critique envers la Révolution, quand ce n’est pas carrément par des sentiments contre-révolutionnaires. Les travaux de Sylvie Dallet l’avaient montré au moment du bicentenaire[2], pendant lequel les élèves de collège et de lycée avaient été conduits par classes entières pour voir le film en deux parties Révolution de Robert Enrico et de Richard Heffron. Celui-ci s’achevait par l’exécution de Robespierre, hurlant après que le bourreau lui ait arraché le bandage qui tenait sa mâchoire fracassée. Qui a jamais su ce qui est resté dans les imaginations des jeunes spectateurs devant cette tête dévastée, vraie tête de méduse ? Plus que jamais la guillotine et « la terreur » semblaient inévitables. Elles avaient été centrales dans le Danton de Wajda quelques années plus tôt, film habilement organisé autour d’un antagonisme légendaire et caricatural qui donnait une unité de temps et de lieux et identifiait les personnages à des allégories et des principes. Un peu plus tard, le pas de côté avait été fait par Ettore Scola avec son magnifique La nuit de Varennes rendant compte autrement de la Révolution, de manière tout à la fois poétique et réaliste.
Pour toutes ces raisons j’ai toujours de l’indulgence pour Les Mariés de l’An II, de Rappeneau, pantalonnade guignolesque sur fond de guillotine, comme pour Chouans de Broca, clôturé avec l’envol du chouan et de son amante sur un ULM à vapeur, mais qui cassait tous les codes d’une façon réjouissante pour le plus grand plaisir de son auteur iconoclaste (voir l’image du prêtre réfractaire illuminé et dangereux !).
Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller, propose une interprétation favorable à la Révolution de 1789 à 1793 en revendiquant l’emploi de la violence politique. On peut et on doit en débattre, mais l’entreprise a le mérite de la clarté. La rupture avec le courant majoritaire des productions cinématographiques est ainsi revendiquée ; reste à savoir si la réalisation a répondu à l’intention et de quoi la revendication est productive.

Vertige de la véracité
Faute de compétences, je ne me hasarderai pas à discuter de l’esthétique du film, de sa mise en scène et du jeu des acteurs ; en revanche, le spectateur que je suis a été séduit par la beauté des images, les clairs obscurs autour des bougies et l’éclat des corps, le souci des costumes et des décors, comme de la restitution des gestes de la vie quotidienne, dont l’essorage du drap sous le pied de la lavandière (sans doute devait-elle, comme me le souffle ma déformation professionnelle, être sur un ponton avec ses collègues au milieu de la Seine, fleuve beaucoup plus sale que celui qu’on voit, mais passons). J’ai été retenu également par la présentation bien venue de quelques grands moments comme la transformation de la salle du Manège en salle de l’Assemblée constituante, en octobre 1789, la fusillade du Champ de Mars en juillet 1791, les Tuileries au soir du 10 août 1792.
Ces scènes emblématiques, parmi d’autres, correspondent à une attention didactique affirmée et louable mais qui n’est pas sans poser problème. Reconstituer, en 2018, la vie en 1789-1794 provoque le vertige. La quête de la véracité est sans fin et sans doute perdue d’avance. Les spécialistes des modes de vie remarquent que montrer des femmes « en cheveux », sans fichu ou mouchoir sur la poitrine, correspond sûrement à l’image que nous avons, nous au XXIe siècle, du « peuple » mais qu’en 1789 les classes populaires étaient désireuses de marquer leurs distances avec les mendiants et les miséreux et que les femmes n’étaient pas habillées de cette façon. L’exhibition des seins date davantage de 1795, quand elle est pratiquée par les « merveilleuses », tandis que, en 1789, les femmes « patriotes » affichaient des tenues plus strictes.
Les érudits ont certainement relevé les citations rapides, et peut-être sans vrai intérêt, de protagonistes qui ne passent que quelques secondes au premier plan, comme le boucher Desnot qui avait coupé le cou du gouverneur de la Bastille et qui avait eu une éphémère popularité. Mais pourquoi faire apparaître l’Enragé Varlet, avec un Cordelier dans un débit de vin, sans l’employer comme un des rares révolutionnaires désireux d’établir l’égalité entre hommes et femmes et sans mentionner, on en reparlera, que des militants authentiques travaillaient à organiser le peuple pour en faire une force politique véritable ?
Une mention doit être faite de l’ouverture : le lavement des pieds. J’avoue que j’ignorais le rituel et que de le voir ainsi présenté est troublant. On découvre ainsi le roi en grand habit se prosternant devant les pieds, déjà lavés, de quelques enfants pauvres, vêtus d’une chemise rouge, à la fois ébahis et révoltés devant le luxe du palais, tandis que la reine et ses amies pouffent en coulisse. Il suffit de faire appel à Wikipédia[3], providence cachée, pour apprendre que le lavement des pieds par le roi remonte au Moyen-Âge, qu’il se pratique selon des habitudes très codées, à Versailles dans la grande salle des gardes, qu’il concerne treize (et non douze comme dans d’autres pays) garçons portant une robe rouge, et que la reine lavait au même moment les pieds de filles – et ce encore jusqu’en 1789[4]. L’incertitude, que je n’ai pas levée, porte sur l’année 1787, le roi ayant été accusé de ne pas avoir respecté cette tradition.
Dans l’ignorance de tout cela, on retient bien entendu le choc visuel de ces enfants pieds nus – thème récurrent du film -, leur chemise rouge faisant écho à la chemise rouge de Charlotte Corday montant à l’échafaud, comme à la cinquantaine de condamnés à mort de juin 1794, habillés ainsi pour participer au complot contre Robespierre accusé de vouloir guillotiner tout Paris ! Le lien entre les enfants et les parricides, ou en l’occurrence les régicides, se fait d’autant mieux que l’un d’eux se déclare sans père ni mère, rejoint l’Oncle, s’impose parmi les insurgés du 10 août 1792 plus tard – est-ce une allusion au Gavroche des Misérables ? Le film ne commence pas par hasard par cette longue séquence annonçant la suite, mais en l’occurrence le réalisme affiché est biaisé par les lectures mémorielles qui s’y greffent, et qui entraînent le spectateur sur des pistes compliquées et contradictoires, quand on en déchiffre les multiples couches.
Plus anecdotiquement, on s’étonne de voir la marche sur Versailles s’opérer sur un aimable sentier campagnard quand on sait que la route Paris-Versailles était parcourue en permanence, jour et nuit, par des courriers et des voitures. Pourquoi, d’ailleurs, avoir installé très inconfortablement ces femmes dans les tribunes de l’Assemblée constituante le 5 octobre au milieu de députés, dont on sait qu’un certain nombre d’entre eux cherchèrent à les séduire, voire les lutiner, illustrant des pratiques remises en cause maintenant ? On s’étonne davantage de voir les femmes marcher avec des faux (et des faucilles si j’ai bien vu) emmanchées à l’envers. Elles avaient des piques, sur lesquelles elles portèrent, au retour à Paris les têtes coupées des gardes du corps tués le 6 octobre, mais elles n’avaient pas ces armes rurales qui identifient davantage les vendéens et les chouans plus tard. On peut se demander d’ailleurs, comment on peut en même temps faucher, avec une faux, et scier, avec une faucille, des céréales ou des herbes dans l’épisode de Varennes, mais ce détail marginal peut rester dans les marges.

Symboles et silences
Avec ces limites, sans doute inévitables, l’intention documentaire est, redisons-le, respectable et son résultat séduisant. Au risque, cela a été dit par d’autres, que la dimension didactique étouffe le film. L’intrigue principale bute en effet sur les tableaux consacrés par la mémoire. Le goût du réel, du concret, de la lumière des corps, s’effacent devant l’évocation des grands moments et des symboles dont ils sont porteurs. Les protagonistes tendent à n’être que des personnages allégoriques. Il est difficile d’être convaincu par l’itinéraire du voleur de poules, ou de montre, libéré par la main du roi sur le chemin du retour de Varennes, devenu insurgé par amour et verrier modèle. La démonstration fait perdre de son épaisseur à la représentation et à l’incarnation.
En découle aussi un autre inconvénient. En voulant suivre le déroulement de quatre années marquées par tant d’événements importants, il était impossible de ne pas faire des omissions, obligatoirement contestables, comme il était impossible de ne pas évoquer rapidement trop de faits, destinant le film à n’être totalement compris que par les bons connaisseurs de la période. Avait-on besoin de voir le roi, qui aurait dû porter la livrée de laquais avec laquelle il fuyait, aider son fils, habillé encore en fille – ce qui semble en revanche faux à ce moment-là – à uriner sur le chemin de Varennes à Paris ? La scène est authentique, elle est notamment relatée par un révolutionnaire important, Pétion, qui rapporte, si mes souvenirs sont justes, que le roi avait déboutonné le pantalon de son fils. Pétion a disparu du film alors qu’il était le délégué de gauche envoyé par l’Assemblée constituante avec deux autres députés pour représenter la Nation dans cette occasion. Paie-t-il, au nom d’une vieille vengeance posthume, le fait qu’il a été Girondin, ami proche de Robespierre avant d’être son ennemi ? J’avoue ne pas comprendre pourquoi cet épisode a été gardé dans le récit.
On peut admettre que le cours de la Révolution – soit pour le réalisateur, la prise de conscience politique par le peuple – aille de la prise et de la destruction immédiate de la Bastille jusqu’à la mise à mort du roi, en passant par la marche à Versailles en octobre 1789, la fusillade du Champ de Mars de juillet 1791, la chute de la monarchie le 10 août 1792, enfin le procès du roi de décembre à janvier 1793. Il manque curieusement les massacres de septembre 1792, résumés dans la formule de l’oncle, ce verrier porte-parole de sa communauté, qui se contente à propos des victimes d’un « paix à leur âme ». Outre que la phrase doit rester bien sibylline pour la majorité des spectateurs, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il aurait mieux valu passer ces massacres totalement sous silence, jeter un voile sur eux comme ce fut proposé par Pétion, plutôt que de les rappeler sous cette forme allusive.
Étaient-ils donc si inévitables et si dérangeants tout à la fois pour qu’ils ne puissent ni être oubliés, ni être traités ? Après tout, les gardes du corps tués le 6 octobre 1789 n’avaient pas été représentés du tout au moment de la marche sur Versailles, comme avait été occulté le sentiment de rejet qui avait réuni à ce moment les hommes de toutes tendances devant la violence féminine – ceci en contrepoint du film.
Pour revenir à septembre 1792, il est le plus important des angles morts qui se trouvent dans ce film ce qui choque d’autant plus que les conséquences de la prise des Tuileries le 10 août 1792 sont montrées avec une audace rare. On reviendra plus loin sur l’organisation de l’insurrection, mais après l’image pleine d’espérance de la petite fille dansant sous la pluie des plumes sorties des lits du château et jetées dans la cour, le choc vient des corps nus étalés sur le sol, rassemblés dans les charrettes et jetés au feu. L’image terrible correspond bien à ce qui s’est réellement passé. On peut passer sur les affrontements à bout portant entre Suisses et insurgés dans les marches des Tuileries, qui prolongent les légendes ressassées depuis 1792. Après une telle image d’Épinal, méchants Suisses contre peuple victime mais vainqueur, le spectateur ressent un haut le cœur devant les cadavres dénudés, qui, ordinairement, sont soigneusement enlevés des récits, au point où le bilan humain du 10 août 1792 n’a jamais été fait de façon précise et systématique ! On comprend que, dans le film, les atrocités, démembrements, émasculations… qui eurent lieu, et qui sont citées par les mémorialistes (dont un certain Napoléon Bonaparte témoin visuel) aient été passées à la trappe ; elles auraient été simplement insoutenables et elles auraient posé crument la question de la violence. Reste le silence de cette séquence inhabituelle.
Est-ce cet indicible qui est figuré dans le pas de deux entre l’héroïne principale, muette, et ce cheval noir, sans bride ni selle, échappé d’on ne sait où, qui se regardent, s’évitent et se cherchent dans un duo énigmatique ? Sauf erreur, ne retrouve-t-on pas ici le cheval noir qui galopait dans le Manège royal précisément quand celui-ci avait été transformé en salle des débats de l’Assemblée ? Faut-il penser alors que 1789, et ses réalisations, a débouché sur 1792, et ses contradictions ? La dimension symbolique du film s’impose ici au détriment du réalisme voulu et conduit à d’autres questionnements.

Les apories du peuple
Le titre du film est en soi un programme : un peuple et son roi postule donc que l’unité populaire se pose en face et au-dessus de « son » roi. Jusqu’en 1789, le roi s’adressait à « ses peuples » parce qu’il savait, avec tous les légistes, parlementaires, élus de toutes sortes des villes, des provinces, des cours souveraines…, que la France avait été composée au fil du temps par des rattachements et des pactes à la personne royale, celle-ci devant respecter les alliances anciennes, assorties de privilèges de toutes sortes. La phrase célèbre parlant des « peuples désunis » que la Révolution a réunis est toujours dans nos mémoires, sonnant comme une victoire éclatante.
Je dois avouer que je n’ai jamais compris que l’on puisse revendiquer la république une et indivisible quand on voit simplement les écarts existants, aujourd’hui encore en 2018, entre les différentes parties de la métropole (et on oublie l’outre-mer), quand on gomme que cette unité a été imposée par la force et la violence et qu’elle n’a été assurée qu’après 1870, enfin qu’elle a été liée au nationalisme le plus étroit, pendant les guerres napoléoniennes d’abord, avant de s’illustrer dans les tranchées de 1914-1918. J’ai toujours eu du mal à concevoir que la gauche intellectuelle justifie cette confusion entre république et nation, d’autant que tous les pays voisins, quand même en démocratie, vivent, plus ou moins bien certes, avec des régions autonomes, que ce soit en Espagne, en Allemagne, en Suisse, en Belgique ou au Royaume-Uni, la liste pourrait être prolongée. Il faudrait s’interroger sur notre crispation nationale à ne pas tolérer qu’une atteinte soit portée, dans les paroles, à cette unicité nationale proclamée qui fait que nous réclamons sans cesse une centralisation du pouvoir « régalien » pour garantir cette prétendue égalité uniforme[5]. Peut-on s’en contenter ?
Le peuple du film est réduit ici à la portion congrue : des familles d’artisans et de manœuvres, autour desquelles s’agrègent des enfants mendiants et un vagabond petit délinquant. Au sens strict, cela renvoie aux définitions courantes du sans-culotte personnage né peu à peu après 1791-1792 pour désigner le peuple parisien porteur de revendications révolutionnaires sociales. En face, si on peut dire, il n’y a guère que les députés, emperruqués (sauf Marat), parlant dans les assemblées, sans que rien ne soit montré de leurs vies, de leurs liens ou de leurs distances avec « le peuple » et plus loin, le roi, immuable, toutes décorations dehors, la reine poudrée, coquette et méprisante. Ici et là quelques belles dames sont aperçues dans les tribunes de l’assemblée, comme une ou deux sont visibles brièvement dans la marche sur Versailles.
Ce dispositif pose de redoutables problèmes. Que « le peuple » soit au cœur de la Révolution est une évidence, mais encore faut-il savoir de quoi on parle et pourquoi, accessoirement, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en 1789, n’évoque « le peuple » que pour rappeler qu’il s’exprime par ses représentants et qu’il existe en tant que « nation » ou « société » réglée par la « volonté générale » (articles trois, quatre et six notamment). En 1793, la Déclaration des Droits est ouverte et fermée au nom du « peuple » mais en liens étroits avec le « gouvernement ». Celui-ci est « institué » (article un) pour garantir les droits de l’homme, sans que l’on sache bien comment la délégation est organisée. Quant à l’article ultime (article XXXV) « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque fraction du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », reste que le droit à l’insurrection, comme souvent dit, est suspendu à la reconnaissance du viol des droits par le gouvernement ! L’hypothèse est hautement improbable et d’autant moins envisageable que la constitution de 1793 fut suspendue après son acceptation et resta inappliquée par le gouvernement qui s’institua « révolutionnaire » en décembre 1793 supprimant toutes les élections et toutes les représentations !
La fracture entre « peuple » et représentants est marquée tout au long du film. Entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, ceux qui agissent et ceux qui discutent, le fossé semble irrémédiable, sauf à penser que Marat fait un lien, ce que l’outrance vestimentaire interdit. Les députés sont pratiquement tous, Robespierre sans doute moins que les autres, empêtrés dans leurs atours, accablés par leurs perruques. On voit mal comment peuple et députés se rapprocheraient.
Cette présentation est loin de ce qui s’est effectivement passé. Certes Robespierre vivait dans un certain retirement, ce qui ne l’empêcha pas d’être proche d’un grand meneur sans-culotte Lazowski, d’avoir des « gardes du corps » venus des sections, d’être, comme d’autres dont Hébert, sans-culotte notoire, l’idole du « peuple » parisien, dont les femmes. Danton était quant à lui immergé dans son quartier, lié au club des Cordeliers, il avait participé au 14 juillet 1789 avec ses proches, il avait été mêlé aux préparations du 10 août 1792, dont on reparlera, et il avait ses relais immédiats avec la « base » populaire. Le film présente, rapidement, l’imprimeur Momoro qui joua un grand rôle dans les Cordeliers sans que soient précisées autrement sa place et son importance.
Il était certainement délicat de rendre compte de la complexité des rapports sociaux. Comment penser que le riche brasseur Santerre a été un ardent sans-culotte, que le « menuisier » Duplay qui abrita Robespierre était un entrepreneur aisé ? Comment comprendre que les patrons sans-culottes se méfiaient de leurs ouvriers qui réclamaient des hausses de salaire et que, à côté des sans-culottes « canal historique » si l’on peut dire, les Enragés, dont Varlet, déjà évoqué, militaient pour une démocratie directe et pour l’égalité entre femmes et hommes ; contrairement aux députés donc, même si ceux qui sont ici sont couvés par les yeux doux du public. Comment comprendre aussi que le « peuple » parisien se pressait dans les réunions du Cercle social, animées par l’abbé Fauchet et par Condorcet, comme il s’était rendu, contre l’avis des députés, à l’appel des Cordeliers sur le Champ de Mars où il fut fusillé par des gardes nationaux, certes aux ordres de La Fayette, mais issus de la petite bourgeoisie parisienne ? L’oncle s’en désole, il aurait fallu avancer d’un pas.
Avancer d’un pas aussi pour voir qu’entre les gens ordinaires et les députés, un maillage incroyable d’assemblées, de délégations, de comités, d’élections vivifiait toute l’épaisseur de la société. Il n’y eut jamais une coupure entre petites gens et élites politiques, mais continuité compliquée et active. Cette prolifération d’institutions diverses et variées a été étudiée fort bien pour la rive gauche de la Seine par Haïm Burstin, montrant comment des groupes pouvaient s’opposer à leur section, à la commune de Paris et a fortiori aux députés jusqu’en 1794[6]. Des formes de démocratie directe ont été expérimentées suscitant des apprentissages politiques qui nourriront plus tard, entre 1795 et 1799, après 1815, encore en 1830 et 1848 les mouvements « populaires » préparant la république.
Il est ainsi historiquement faux de montrer le départ des insurgés du 10 août 1792 à la lumière d’une torche, partant dans le désordre, quand l’insurrection avait été préparée depuis plusieurs jours par le comité de l’Évêché, que les sections avaient délibéré depuis plusieurs semaines sur la déchéance du roi et que Danton, même Pétion, avaient été mêlés à cette préparation, comme Robespierre d’un peu plus loin. Le 20 juin 1792, l’envahissement de l’Assemblée puis des Tuileries, avait été le fait des sections et des sans-culottes, des femmes et des enfants y avaient participé. L’événement n’est pas cité ici, ce qu’on peut comprendre sans peine. Mais le 10 août est tout autre. On sait en outre que les femmes ne purent pas faire le coup de feu.
Il ne s’agit pas d’un détail érudit. Il s’agit bien de souligner que « le peuple » doit être organisé pour exister, autour de principes, de définitions, de règles, donc d’exclusions. Toute la Révolution a été préoccupée par cette question récurrente qui se traduisit concrètement par la condamnation des « ennemis du peuple » à de nombreuses reprises. La spontanéité révolutionnaire a été l’invention du romantisme.

Accepter les différences
On comprend alors que le réalisateur esquive la difficulté des différenciations sociales qui sont ramenées à l’élémentaire, petites gens/députés/Cour, oubliant l’énorme masse d’une classe « moyenne » et des domestiques et proches des nobles et des riches, participant tous de cette société « métropolitaine » qui marquait alors la capitale. Les étrangers et les provinciaux avaient relevé notamment qu’on ne distinguait guère les maîtresses de leurs servantes, celles-ci portant les robes que celles-là leur avaient données une fois la mode passée, après quelques mois !
On cherche en vain également la présence massive des croyants et du clergé. Une seule femme est montrée se signant frénétiquement. Elle est mise au ban du groupe, d’autant plus aisément que son air renfrogné et son allure compassée l’isolent physiquement des autres femmes aux formes et aux allures généreuses. Faut-il rappeler pourtant que les fameuses dames de la Halle, citée une fois rapidement pour octobre 1789, qui avaient mené la marche sur Versailles malgré la municipalité de Paris et l’opposition des hommes, avaient réclamé et obtenu que Noël 1793 soit fêté religieusement ? Or elles prirent aussi part à la répression conduite contre les femmes « enragées » (autour de Pauline Léon et Claire Lacombe) en septembre 1793, appuyant les motions misogynes des députés et des sans-culottes. Mais les dames de la Halle étaient précisément une force dans Paris, constituées en corporation puissante. Sont-elles du peuple ? de quel peuple ?
Il est ennuyeux de faire croire que le courant déchristianisateur (mot sujet à des réexamens historiographiques actuellement) ait dépassé un noyau réduit de personnes. Si comme René Rémond l’a montré il y a bien longtemps, la Révolution voit naître l’anticléricalisme, reste que Robespierre impose la liberté des cultes, comme l’immortalité de l’âme et mène une politique qui draine autour de l’Être suprême tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’athéisme. Négliger cette dimension ne permet pas de comprendre pourquoi une portion majoritaire de l’opinion se rallie après 1795 au retour du catholicisme romain avant de suivre le concordat voulu par Bonaparte.
Il est tout aussi dommage de montrer Louis XVI décidant d’aller à Paris en signant en tête-à-tête dans son bureau, au calme, sa décision devant le représentant de l’Assemblée constituante dans la nuit du 5 au 6 octobre 1789. Il avait dû recevoir dans la précipitation une délégation de femmes qui avait exigé d’être présentées au roi, qui avait obligé Mounier le président de l’Assemblée à les accompagner. Pendant l’entretien, une déléguée s’était évanouie d’émotion, le roi l’avait réconfortée, lui avait donné un peu d’argent, ce qui avait valu à cette toute jeune fille, au sortir de l’entretien, des accusations sur son honnêteté de la part des autres femmes restées au dehors, au point qu’elle avait dû être soustraite à leur colère !
En gommant toutes ces difficultés, le film assure que l’identité populaire est naturelle, consubstantielle, identifiée aux pauvres – sans doute pas les plus pauvres jamais présentés sauf sous l’image d’enfants isolés. C’est oublier les leçons de Rousseau rappelant que la volonté générale est fondatrice, c’est-à-dire qu’il y a décision d’union, engagement individuel pour faire du collectif et que sans cette assentiment il n’y a pas de peuple constitué. C’est sur ce principe que ceux qui refusent la volonté générale sont exclus et encourent des punitions.
Les débats ont été vifs, depuis deux siècles, sur cette définition du politique, les escamoter en n’abordant la constitution du peuple que sous une dimension instinctive, revient à sortir du « politique » pour bâtir une communauté émotionnelle, incapable de recourir à la représentativité laissée à une élite coupée du reste de la société, incapable sans doute de prendre le recul nécessaire pour que la justice prenne le pas sur la vengeance ?
Ce qui est posé ici est que si la médiation est inévitable, puisqu’il faut des représentants, elle demeure malgré tout illusoire, puisque dans la réalité du terrain, seule compte la proximité charnelle. Dans son précédent film, L’exercice de l’État, le réalisateur avait montré le ministre, torse nu, se livrer à des travaux manuels inattendus à côté de la caravane du chômeur avec lequel il venait de se livrer à des libations désinhibitrices. La confiance dans les vertus du politique n’en sort pas réconfortée.

La sanctification par le sang
Cette régression de la politique réduite à l’adhésion sentimentale s’accompagne enfin d’une légitimation dérangeante de la violence. La fin du film est tout à la fois attendue et surprenante. On connaissait bien entendu le dénouement : l’exécution du roi place de la Révolution, plus tard de la Concorde. Les choses sont en place, y compris le temps pris par le roi pour descendre de la voiture qui l’a conduit avec le confesseur au pied de l’échafaud. Cependant, détail non négligeable, manquent les deux gendarmes assis dans la voiture et dont on connaît l’identité. Leur présence aurait manifesté la force de l’État sur le roi, la crainte d’un enlèvement et l’enjeu considérable de cette mise à mort exceptionnelle, dont les échos durent encore dans toute notre société.
Pourquoi au passage fallait-il donner des chiffres erronés sur le vote des Conventionnels à l’issue du procès du roi ? La marge entre ceux qui votèrent la mort et ceux qui la refusèrent est proche de ce qui est dit, mais pourquoi donc cette approximation ? Alors que les pro et anti alternent à la tribune et sur l’écran, pourquoi gommer les insultes, les crachats et les menaces qui étaient adressés aux députés hostiles à la mort du roi et qui gardèrent, malgré tout, leurs convictions ?
A quelque chose près, les faits bien connus de ce matin du 21 janvier 1793, froid, humide, brumeux, sont respectés. Sauf sur un point essentiel : le public. Si l’on suit les comptes rendus de la journée, Paris avait été littéralement mis sous surveillance depuis la prison du Temple, dans le Marais, jusqu’à la place de la Révolution, une centaine de milliers d’hommes, gardes nationaux, canonniers, soldats, contrôlait toute la rive droite, la circulation était paralysée, le public interdit. Sur la place, quelques dizaines de milliers d’hommes armés avaient été mis en place dès la fin de la nuit. Il ne semble pas possible d’y voir des femmes, des enfants et des vieillards. On sait que des individus réussirent à se procurer des reliques provenant des habits du roi et que certains trempèrent des mouchoirs dans son sang, éventuellement en soudoyant un garde bien placé.
Reste que l’image du sang rejaillissant sur le visage des spectateurs, notamment d’enfants, est une image qui porte une terrible signification : la Révolution pouvait-elle s’accomplir sans cette sanctification par le sang, cette communion mystique dans la mort, la sienne et celle de l’autre, l’égorgement du martyr ? L’allégorie de la sphère en verre parfaite réussie après les tentatives inabouties auparavant, mise en parallèle avec la mort du roi, déconcerte par son simplisme.
Pareille lecture a été imposée par des courants très différents, voire opposés et on s’étonne que ce soit elle qui achève ce film – comme le film Révolution de 1989 cité en introduction se clôturait sur la mort de Robespierre. Relevons que le roi ici meurt avec une constance et une dignité qui avaient été remarquées à l’époque, et ajoutons qu’on ne sait pas si le fameux cri de bête blessée, de Robespierre eut lieu. Le détour est essentiel : les mémoires s’interposent entre les faits et ce que nous en savons.
Les premiers fabricants de la mémoire ont été les Tallien, Fouché, Barras, après août 1794 inventant la Terreur et imposant l’idée toujours partagée que 1789 allait conduire à 1793. Le sang de la Bastille (l’habit rouge des enfants aux pieds nus !) serait donc suivi du sang du roi et des révolutionnaires, tous sacrifiés. Pas de révolution sans sacrifice, ce serait cela aussi que les enfants aspergés du sang acceptent, avant d’aller sur les champs de bataille de Napoléon. C’est la lecture que Joseph de Maistre fait à partir de 1795, théorisant l’expiation de la nation par le sang versé et le rôle incontournable du bourreau. La mort, et le sacré qui s’y attache, donne le sens tragique de la vie, justifiant le peu d’attention porté au politique qui ne se pratique qu’avec ses négociations inévitables, ses compromis et ses compromissions. La guillotine a une évidence qui continue à nous sidérer.
J’ai relevé, à propos d’autres réalisations artistiques, cette sidération qui en est encore et toujours à la base. Le crescendo révolutionnaire qui part de juillet 1789 – merci encore aux républicains de 1880 pour avoir confondu les deux 14 juillet, 1789 et 1790, dans une commémoration habilement ambiguë – ne peut que s’achever les 9-10 thermidor dans l’arrêt de « la Terreur », après que la Révolution a mangé ses enfants, etc. etc. On ne saura jamais ce que Tallien a pu éprouver après avoir baptisé les années 1792-1794 du nom de Terreur. Qui aurait imaginé que le succès serait si complet que personne ne remettrait en cause son dire. Tout le monde y a trouvé son compte : beaucoup étaient excusés d’avoir été subjugués par le « monstre », encore plus nombreux étaient ceux dont la conscience était imprégnée par la notion de sacrifice, héritée du christianisme ainsi que du stoïcisme. Comment vivre sans se sacrifier, ni sans sacrifier ceux qui entravent la justice, le progrès, l’avenir… ? Tallien qui avait précisément su faire le pas de côté pour ne pas être embarqué dans la condamnation de la violence joua sur du velours. Quand cesserons-nous de prolonger sa parole ?
Pour rompre cet enfermement il aurait fallu montrer le roi sous un autre jour. Relevons que la prise de vue est remarquablement faite. Comme le dit l’enfant étonné : le roi est gros. L’acteur n’est sûrement pas le colosse que Louis XVI était – ce qui est rarement rappelé tant on préfère un roi bredouillant, indécis, impuissant (le mot est d’époque) – mais la prise de vue donne cette impression de majesté qui devait certainement naître de la personne du roi, sachant se taire à la Cour comme il savait parler quand il en éprouvait le besoin pour mener sa propre ligne de conduite à sa guise. Qu’il ait échoué dans ses entreprises n’enlève pas les manœuvres dans lesquelles il s’était lancé. Le film oublie ce côté manipulateur en le montrant toujours isolé, muet.
Plus largement, autour du roi, c’est le désert. La reine est coquette, futile, ce qui gomme sa détermination et son engagement proprement contre-révolutionnaires. Les Suisses n’ont eu que ce qu’ils méritaient et le peuple est contre la monarchie. Or la Contre-Révolution a bel et bien existé, les partisans de la royauté, aussi divisés et peu compétents qu’ils furent, pouvaient s’appuyer sur de larges couches de la population, élite et peuple. Ils sont ici, comme dans beaucoup d’autres récits, simplement invisibles, tout comme l’est l’effort monstrueux de mobilisation contre les ennemis présents sur les frontières.
La Révolution est ici réduite aux aspirations de groupes de travailleurs et aux discours des députés. Qui peut comprendre ce qui a eu lieu, qui peut comprendre que les élections de 1795 et 1797 donnèrent une majorité aux royalistes modérés certes, mais royalistes et catholiques ? Quand cessera-t-on de passer sous silence ce qui nous embarrasse dans un récit national qui continue à tourner autour des contre-révolutionnaires comme des ultra-révolutionnaires sans les prendre vraiment en considération ?
Je regrette toujours que l’emploi de la pensée magique pour éviter l’analyse des complexités politiques empêche la compréhension des temps passés comme du présent. Je le regrette encore plus, maintenant, en 2018, en ces temps d’inquiétude devant les terreurs, de commémoration des victimes récentes du terrorisme, d’acceptation de la guerre. Je n’arriverai jamais à accepter que le souvenir de la Révolution entretienne la croyance que l’esprit belliqueux et sacrificateur puisse être une solution politique, je n’y résumerai pas ce film pour autant.
Jean-Clément Martin
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Dans le souvenir de l’Institut d’Histoire de la Révolution française
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[1] https://catalogue-lumiere.com/mort-de-marat/
[2] Notamment La Révolution française et le cinéma, L’Herminier, 1988.
[3] Article « Mandé royal ».
[4] Je remercie Aurore Chéry pour m’avoir fait profiter de son savoir sur la Cour.
[5] Est-ce un signe de voir que France 2 a diffusé le 25 septembre 2018 « Histoires d’une nation » de F. Davisse et C. Aderhold qui insiste sur la mosaïque française en 1870 ? Coïncidence, titre en première page du Monde du 10 octobre 2018 « Santé : des disparités territoriales préoccupantes ».
[6] H. Burstin, La Révolution à l’œuvre, Champ Vallon, 2005.
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