Louis Proal, était un personnage peu recommandable. Conseiller à la Cour d’Aix (1895), puis Conseiller à la Cour d’Appel de Paris en 1908, il a notamment commis La Criminalité politique (1895 ; Gallica) ainsi que Le Crime et le Suicide passionnels (1900 ; Gallica).
Publié dans deux livraisons de la Revue Philosophique de la France et de l’Étranger (t. 82 ; juillet à décembre 1916, pp. 135-160 & pp. 222-242), le (très long) texte que je republie ici ne tient pas complètement — autant vous en avertir — les alléchantes promesses de son titre : « L’Anarchisme au XVIIIe siècle ».
Cependant, outre la difficulté d’y accéder gratuitement, il m’a semblé qu’il existait quelques raisons de l’exhumer. Son intérêt est avant tout « historiographique ». Il montre comment un fonctionnaire au service de la bourgeoisie voyait la continuité entre les « philosophes des Lumières », la Révolution qu’ils sont censés avoir inspirée… et les révolutionnaires anarchistes de la période de la dite « propagande par le fait ».
Les indications fournies par notre magistrat sur la philosophie sont à prendre avec quelques précautions. On se reportera plutôt, entre autres, au récent ouvrage de Stéphanie Roza, déjà signalé ici : Comment l’utopie est devenue un programme politique (Classiques Garnier).
La méthode de Proal, une espèce de ping-pong chronologique (il s’en défend), est discutable : « Puisque Untel, anarchiste en activité, me cite une phrase de Rousseau, c’est donc que Rousseau était un protoanarchiste ». Mais son témoignage de chien de garde n’est pas sans intérêt… Il n’y a pas de raison de douter des propos qu’il rapporte ; ils attestent l’influence réelle de Rousseau, Diderot, et d’autres philosophes sur les militants anarchistes de la fin du XIXe siècle (ainsi que la soif de culture de ces derniers).
Je signale au passage un terme inconnu de moi, qui a valu à M. Proal quelques citations de son texte dans d’autres ouvrages, c’est le mot « restitutionnaire », avancé par un anarchiste pour remplacer le banal « voleur » par quoi on le voulait qualifier. Ma connaissance du mouvement libertaire n’est pas assez étendu pour trancher si ce terme y était en usage. Je l’ai trouvé dans une comédie de M. de Romagnesy, comédien italien du roi, intitulée Le Temple de la vérité, représentée pour la première fois en 1726. Pour définir une confusion totale des valeurs, l’auteur écrit : « Le médisant devient charitable, le voleur devient restitutionnaire ». Voilà une occurrence du XVIIIe qui confirme à point les soupçons de M. Proal ! Le mot, l’adjectif plutôt (quoique inconnu de Littré) survit encore au XXe siècle, puisqu’on dit (mais le récit d’audience est trop embrouillé pour en tirer des conclusions) que tel personnage, partie d’un procès, est « un voleur restitutionnaire » (Journal du Loiret, 6 mars 1901).
Littré connaît par contre « restitueur », aujourd’hui disparu, et qui désignait l’auteur ayant rétabli un passage oublié d’un texte ancien. Me voici donc plus ou moins restitueur des fantaisies philosophicopolitiques du magistrat Proal. Puissent les mânes de tous les restitutionnaires [1] et autres pratiquants de la « reprise individuelle » ne pas m’en tenir rigueur.
PS. Je serais étonné de ne pas avoir omis quelques (?) coquilles parmi la profusion engendrée par le logiciel de reconnaissance de caractères.
L’Anarchisme au XVIIIe siècle
L’anarchie n’est pas née d’hier, elle n’a pas éclaté subitement ; il n’y a pas d’anarchie spontanée. Tout a une cause. Les causes de l’anarchie sont multiples ; il y en a de politiques, d’économiques, mais il y en a aussi de littéraires et de philosophiques. L’anarchie n’est pas uniquement issue de l’Internationale et de la Commune ; elle est le résultat d’un long travail de destruction qui s’est fait dans les esprits. On a commencé par faire la guerre aux croyances religieuses en voulant conserver le déisme et la spiritualité de l’âme ; puis on a combattu le déisme et le spiritualisme comme de simples dogmes théologiques, en ne voulant garder que la morale naturelle et indépendante. Bientôt, l’obligation et la sanction de la morale ont été méconnues, et le devoir a été remplacé par le droit individuel, par la culture du moi. De négation en négation on est arrivé au nihilisme moral et, de là, au nihilisme politique. Jouffroy, dans son étude sur le Problème de la destinée humaine, avait prévu ce passage de l’anarchie morale à l’anarchie politique. « Le mouvement du XVIIIe siècle, dit-il, continue dans les masses et n’est pas près d’y être achevé. Le jour où l’on se trouvera à vide entre deux croyances, l’une détruite et l’autre à faire, sans foi morale, sans foi religieuse, sans foi politique, sans idées arrêtées d’aucune espèce, sur les questions qui font palpiter l’humanité, alors les esprits s’élançant à la recherche de la vérité dans des directions différentes et se dispersant avec le même fanatisme sur des milliers de routes qui s’offriront à eux, il faudra que le bon sens de l’époque soit bien puissant s’il ne se manifeste pas dans les masses une agitation, une effervescence, une anarchie dangereuse. »
L’Assemblée constituante avait fait une énumération assez complète des droits de l’homme et du citoyen. Elle avait proclamé la souveraineté du peuple, la liberté individuelle, l’égalité devant la loi par la destruction des privilèges; l’égale répartition de l’impôt entre tous les citoyens, l’admissibilité de tous aux dignités et fonctions publiques, la liberté de conscience, la liberté de parler et d’écrire, l’inviolabilité de la propriété, le droit de concourir à la confection des lois. Les Jacobins ont trouvé insuffisante cette énumération des droits ; ils ont réclamé et exercé le droit au régicide, le droit à l’insurrection. Puis vinrent les fouriéristes et les romantiques, qui demandèrent le droit à l’amour libre et à l’adultère. Les socialistes de 1848 complétèrent la liste des droits de l’homme et du citoyen par le droit au travail et le droit à l’assistance. L’anarchie aujourd’hui est le résumé de toutes ces revendications, c’est la négation de tous les devoirs envers la société et la famille et la revendication de tous les droits. Ils ajoutent même de nouveaux droits à la liste des droits du citoyen ; ils réclament le droit à la paresse, le droit au vol, le droit à l’assassinat, le droit à l’avortement, le droit au sabotage, et le droit à la « chasse au renard [2] ».
Des hommes d’État et des historiens ont tellement répandu cette idée que le progrès ne s’accomplit que par la force, que les masses ouvrières s’imaginent que le meilleur moyen d’améliorer leur condition est de faire une nouvelle révolution. De l’histoire, qui devrait être pour le peuple une école de morale et de justice, des écrivains en ont fait une école d’immoralité et d’injustice, de violence et d’anarchie. À l’exception de quelques historiens qui, au nom de l’humanité et de la justice, ont flétri les crimes révolutionnaires, d’autres les ont excusés et par suite ils en ont favorisé l’imitation. Ne croyant qu’à la force et n’admettant que le droit au bonheur, les anarchistes n’attendent que d’une révolution violente le triomphe de leurs idées ; comme les terroristes de 93 et les apologistes des crimes révolutionnaires, ils pensent que le progrès de l’humanité ne peut pas s’accomplir par une évolution pacifique, qu’une révolution violente est nécessaire et légitime. « Tout ce qui favorise le triomphe de la révolution est légitime, dit Bakounine ; tout ce qui l’entrave est immoral et criminel [3].» Le mot de révolution est un mot magique qui enflamme l’imagination des anarchistes : Caserio poignarda le président Carnot au cri de : « Vive la révolution ! »
Caserio
N’y a-t-il pas eu aussi un état d’esprit anarchiste chez un grand nombre d’écrivains romantiques qui ont glorifié la passion et la révolte contre la société ? À la différence de la littérature classique, qui règle l’imagination et la sensibilité par la raison, et qui, par suite, est une littérature conservatrice et sociale, le romantisme n’a-t-il pas été une littérature antisociale et révolutionnaire ? Le droit à l’amour libre et le droit à l’adultère sont revendiqués dans les romans romantiques, comme dans les brochures anarchistes ; des extraits de George Sand sont cités en épigraphe dans une brochure anarchiste, intitulée : « L’immoralité du mariage ».
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