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“Robespierre, les femmes et la Révolution” ~ Introduction

06 mercredi Oct 2021

Posted by Claude Guillon in «Articles»

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Albert Mathiez, Anne Simonin, Annie Geffroy, Antoine Barnave, Éric Hazan, « Théorie du genre », Bernard Nabonne, Caroline Fayolle, Cesare Vetter, Christine Fauré, Claire Lacombe, Claude Mazauric, Dominique Godineau, Edward P. Thompson, Enragé·e·s, Florence Gauthier, Gérard Noiriel, Georges Lefebvre, Guillaume Mazeau, Hector Fleischmann, Hervé Leuwers, Howard Zinn, Jacques Roux, James Friguglietti, Jean Artarit, Jean-Charles Buttier, Jean-Clément Martin, Jean-Luc Chappey, Jean-Numa Ducange, Jean-Pierre Melville, Jeanine Stievenard, Karen Offen, Laurence De Cock, Laurent Dingli, Lucien Febvre, Lutte des classes, Marcel Gauchet, Marcus Rediker, Mathilde Larrère, Michelle Zancarini-Fournel, Misogynie, Noah C. Shusterman, Norbert Bartkowiak, Pauline Léon, Pierre Serna, Psychanalyse, René Laforgue, Robespierre, Serge Reggiani, Société des études robespierristes, Stéphanie Roza, Suzanne Desan, Terreur, Timothy Tackett, Walter Benjamin, Walter Markov, Yannick Bosc

Je donne ci-dessous – à destination des personnes qui n’ont pas encore eu la curiosité ou l’occasion d’ouvrir le livre – l’introduction de Robespierre, les femmes et la Révolution (IMHO, 2021).

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Le présent ouvrage s’inscrit dans la suite de mon travail sur le courant des Enragé·e·s pendant la Révolution française, amorcé au début des années 1990 par la publication de Deux Enragés de la Révolution, Théophile Leclerc & Pauline Léon (La Digitale, 1993). L’invitation par les historiennes Christine Fauré et Annie Geffroy à participer à la journée d’études sur la «Prise de parole des femmes pendant la Révolution» qui s’est tenue en Sorbonne le 11 décembre 2004 à l’initiative de la Société des études robespierristes (SER) et de l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF) – et dont les actes ont été publiés dans les Annales historiques de la Révolution française (AHRF) en 2006 – a été l’occasion de compléter mes recherches sur Pauline Léon. J’ai par la suite publié un recueil des écrits des Enragé·e·s intitulé Notre patience est à bout (IMHO, 2009 ; deux nouvelles éditions largement augmentées, notamment sur l’activité de Leclerc après 1794, sont parues chez le même éditeur en 2016 et 2021). Je me suis ensuite consacré, aux côtés de Stéphanie Roza et de Jean-Numa Ducange, à l’entreprise d’établissement et de traduction de la biographie de Jacques Roux Curé rouge par Walter Markov, coédité par la SER et les éditions Libertalia[1] (2017).

Mon intérêt pour la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, cofondée par la chocolatière Pauline Léon et qu’elle rallia – avec l’aide de l’actrice Claire Lacombe – au courant des Enragé·e·s m’a amené à vouloir comprendre la formation et la radicalisation des groupes de femmes révolutionnaires. J’ai donc entrepris des recherches sur ce sujet, peu traité dans l’historiographie, si l’on excepte quelques travaux pionniers déjà anciens et souvent mal connus, et de rares publications récentes (Dominique Godineau pour Paris ; Christine Fauré ; et Suzanne Desan en anglais).

Un «blogue historien» créé en 2013, La Révolution et nous, me sert de carnet de recherches et me permet de mettre à disposition le travail de veille effectué sur ces questions.

Ce volume constitue également la première partie d’un diptyque consacré aux femmes pendant la Révolution. Le second volume – Le club et la pique. Femmes révolutionnaires 1789-1793 – traitera de la politisation collective des femmes dans les groupes et sociétés qu’elles ont formées dès l’automne 1789.

Plusieurs raisons m’amènent à étudier le rapport entre Robespierre et les femmes. Une raison historique d’abord : tout indique que le leader Jacobin a joué un rôle déterminant dans l’interdiction des clubs de femmes, en octobre 1793, qui vint sceller pour longtemps – avant le Code Napoléon – la sujétion des femmes dans la société française[2]. Qu’il ne se soit pas agi d’un objectif – conscient, au moins – de Robespierre est un point que nous examinerons en temps utile.

Une double raison historiographique ensuite : ce sujet apparaît comme l’angle mort de toutes les biographies, anciennes et récentes, y compris lorsqu’elles sont l’œuvre d’historiens sérieux et critiques [3] comme Hervé Leuwers et Jean-Clément Martin. Notons en outre que le principal ouvrage qui s’en est proposé l’étude date de 1909. Encore Hector Fleischmann, son auteur, entendait-il livrer «pour la première fois [4] dans tous ses détails, la vie sentimentale et amoureuse» de Robespierre, ce qui n’est pas mon principal centre d’intérêt. Il y eut, en 1938, une autre tentative – plus romancée encore – d’un écrivain dont on a tout oublié, y compris qu’il fut lauréat du prix Renaudot [5]. Et, plus récemment, un opuscule de Mme Jeanine Stievenard, dont la présentation par l’éditeur m’a dispensé de la lecture[6].

Une raison de commodité méthodologique enfin : ayant donné dans ce premier ouvrage toute sa place à Robespierre – et aux femmes (plus ou moins) révolutionnaires qu’il appréciait et·ou utilisait – il me sera loisible de donner la parole aux citoyennes révolutionnaires, et non à leurs ennemis, dans le second.

J’ajoute que, si Robespierre est le personnage central de cet ouvrage, les termes du titre – Robespierre, les femmes, la Révolution – doivent aussi être considérés à égalité dans les rapports complexes qu’ils entretiennent. Ainsi par exemple, l’attitude de Robespierre lors de la marche des femmes à Versailles des 5 et 6 octobre m’intéresse, comme son instrumentalisation des «Dames de la Halle» qui y ont participé – ou de certaines d’entre elles. Mais pour cerner l’attitude d’un homme et ses conséquences, j’ai besoin de décrire le contexte révolutionnaire autrement qu’en quelques lignes convenues. Autrement dit, il arrivera non seulement que nous empruntions les bésicles de Robespierre, mais qu’il nous serve de regard sur les événements et sur les mentalités – au sens d’une ouverture pratiquée dans une canalisation, une chaudière, ou une cuve pour en faciliter la visite[7]. De sorte que si lectrices et lecteurs en sauront, je l’espère, davantage sur Maximilien Robespierre après avoir refermé ce livre, cette lecture leur aura appris au moins autant sur la manière dont les femmes ont été considérées durant la Révolution.

Histoire des femmes, histoire engagée [8]

Je retiens de prime abord un principe que je considère caractéristique d’une méthode scientifique – ce terme s’oppose ici à idéologique et à moraliste ainsi qu’à la succession dans la recherche de modes conceptuelles: sauf s’il a été démontré qu’un concept est erroné et qu’il a conduit à des interprétations fausses, et à moins qu’un concept plus récent (ou redécouvert) ait montré une efficience plus grande (tout en étant exclusif du premier), il est absurde d’y renoncer.

C’est pourquoi j’utilise, entre autres, le concept de «lutte des classes». La plupart des historiennes et des historiens s’en gardent aujourd’hui, affectant de considérer comme scientifiquement acquis son caractère obsolète, au point qu’ils se dispensent même d’en faire mention. Oh ! bien sûr, l’histoire actuelle n’ignore pas toutes les classes sociales, surtout si l’on entend par là des catégories sociologiques dont les rapports conflictuels s’expliquent davantage par une allant-de-soi «nature humaine» – et la bonne vieille psychologie (à feuillage persistant) qui en rend compte – que par des intérêts matériels et historiques antinomiques.

Au XXIe siècle, la vision de classe souffre, comme elle en a souffert au XVIIIe siècle, d’un problème d’accommodement : on n’y distingue plus le prolétariat (— En Chine ! dites-vous) tandis qu’on affirme qu’il était impossible à discerner en 1793. Naguère pas encore tiré du néant, déjà disparu… Ça n’est pas la bourgeoisie qui se laisserait réduire ainsi au rôle d’ectoplasme ! elle, dont la présence toute naturelle se laisse constater, réconfortante, telle la rosée du matin…

Pour réfuter une «explication» par la lutte des classes, rompant ainsi avec la discrétion de ses collègues, Timothy Tackett écrit dans son essai sur «la Terreur» – en réalité une énième histoire de la Révolution, à laquelle l’étude de la «terreur» sert de fil rouge [9] :

 Il semble maintenant clair que le déclencheur [litt. : l’impulsion directe] des événements de 1789 ne vint pas d’une lutte idéologique ou d’une lutte de classes, mais d’une crise financière et fiscale de la monarchie française, et que cette crise était avant tout le produit d’une lutte géopolitique dans laquelle la monarchie s’était engagée elle-même.

J’ignore si quelque auteur a cru voir dans la lutte des classes le déclencheur, l’impulsion, l’étincelle (comme on voudra) de la Révolution française. Je me contente de l’analyser comme un de ses moteurs, ce qui ne me gêne aucunement pour prendre en compte les éléments de contexte que Tackett énumère.

L’étonnant succès de librairie d’Une histoire de la Révolution française (2012), dont l’auteur Éric Hazan a joui d’une réputation flatteuse (et surfaite) de spécialiste des insurrections passés et à venir [10], a montré qu’une interprétation de la Révolution allégée du concept de lutte des classes (comme on retire le sucre ou le gluten d’un aliment industriel) – et même des classes en général, puisqu’il n’aurait existé en 1789 ni bourgeoisie ni prolétariat! – peut séduire un public « de gauche » en mal de références historiques et émotionnelles. L’auteur a surtout affiché le grand dénuement théorique dans lequel l’a plongé cette opération, dont ses conseillers historiens « robespierristes » ne l’avaient sans doute avisé ni des motivations ni des conséquences [11]. Empêché d’analyser le robespierrisme comme maximum de la politique sociale bourgeoise, Hazan se trouve incapable d’expliquer l’élimination de l’extrême gauche cordelière et enragée, dont il ne peut que déconseiller la réitération (ou son équivalent) aux révolutionnaires du futur, leur laissant un pense-bête à la Saint-Just sur la porte du congélateur : «Ne laissez pas glacer la Révolution!».

C’est encore pourquoi j’utilise le concept d’«inconscient» et certains outils forgés dans la pratique analytique. Reconnaissons aux spécialistes de l’histoire davantage d’ostentation à ce propos : ils et elles ne manquent jamais de préciser qu’ils y sont hostiles, qu’ils en sont revenu·e·s, pour autant qu’ils s’y soient jamais égaré·e·s [12]! Le même conférencier qui s’excuse d’avoir oublié le texte de son intervention dans sa voiture (dont il a égaré les clefs) qualifie de ridicule l’idée que les clubistes Jacobins ont pu accumuler des actes manqués, voire développer des névroses. Telle historienne – d’ailleurs talentueuse – récuse le freudisme dans un sourire, avant d’insister longuement sur l’importance en histoire de «l’estime de soi», concept qu’elle juge apparemment mieux établi et plus précis que celui d’inconscient.

Il faut reconnaitre que certains ouvrages biographiques sur Robespierre inspirés par la psychanalyse ont donné une image mécaniciste et assez infantile (un comble!) de la psychanalyse appliquée à l’histoire[13]. Cela ne signifie pas que toutes les hypothèses de leurs auteurs soient sans fondement, mais que la recherche univoque « dans les blessures de l’enfance et de prétendues humiliations parisiennes ou arrageoises [des] raisons d’une colère et de certains choix politiques[14]» donne d’aussi piètres résultats que l’application du marxisme par une police politique.

Je vais être aussi précis que possible : lorsque Robespierre entreprend, à l’automne 1793, de déconsidérer les Enragé·e·s et de saper leur influence sur la sans-culotterie parisienne – ce qui passe par la fermeture de la Société des Citoyennes républicaines révolutionnaires, laquelle mènera, je l’ai dit, à l’interdiction de tous les clubs de femmes – il choisit une conduite politique, certes critiquable, mais apparemment rationnelle. Lorsqu’il écrit dans ses carnets, et dans le calme de son cabinet, à propos des mêmes militantes Républicaines révolutionnaires «Elles sont stériles comme le vice», il exprime non plus un point de vue politique mais une angoisse haineuse et archaïque devant des femmes qui, à ses yeux, refusent d’être mères et se signalent par là – et par leur insubordination à sa politique – comme «vicieuses». Ce cri du cœur ne peut être compris autrement que comme manifestation d’un caractère et d’un inconscient blessés, et symptôme d’un rapport pathologique au sexe et au féminin. De ce fait, il relève évidemment de la psychanalyse et éclaire la politique de genre de celui qui le jette sur le papier.

Nous voici au clair sur des matériels intellectuels que je n’entends pas abandonner aux poubelles de l’historiographie. Faut-il alors, ces outils en mains[15], retenir le fameux concept d’« histoire par en bas », traduction (insatisfaisante) de l’anglais from below ? Georges Lefebvre, à qui on en attribue parfois – à tort – la paternité, a décrit ce «point de vue» comme une condition de «l’histoire sociale», dans un hommage à Albert Mathiez, rédigé à l’occasion de son décès (25 février 1932).

Si comme il me paraît probable, les historiens de l’avenir donnent une place de plus en plus grande à l’étude économique et sociale de la Révolution, s’ils se décident à regarder les événements d’en bas et non plus seulement d’en haut, ce qui est la condition même de l’histoire sociale[16], Mathiez leur apparaîtra [etc.].

La même année, et à la même occasion, après avoir lu – comme il le précise – l’article de Georges Lefebvre, son quasi-homonyme Lucien Febvre en appelle à ceux qui poursuivront l’œuvre de Mathiez et «donneront cette histoire révolutionnaire qui nous manque toujours : histoire de masses et non de vedettes ; histoire vue d’en bas et non d’en haut ; histoire logée, surtout, dans le cadre indispensable, dans le cadre primordial des réalités économiques [17].»

C’est beaucoup plus récemment qu’Edward P. Thompson a théorisé le concept dans un article éponyme – « History from below » – publié en avril 1966 dans le supplément littéraire du Times (son maître-livre, The Making of the English Working Class date de fin 1963).

L’inconvénient de ce point de vue est que si l’on regarde «d’en bas», il semble bien que l’on regarde vers le haut, ce qui est encore une vision biaisée. Ce paradoxe n’a pas échappé à l’historienne du genre Karen Offen qui propose une autre formule :

Étudier l’histoire des féminismes signifie mettre le passé à l’épreuve, non pas du haut en bas, non pas de bas en haut, mais sens dessus dessous ; s’attaquer sans détour […] au noyau sociopolitique des sociétés humaines – les relations entre les sexes ; examiner ces moments où des fissures s’ouvrent dans l’écorce des arrangements patriarcaux [18] […].

Sens dessus dessous. Ne risque-t-on pas à adopter cette consigne, qui a quelque chose de stimulant, pour ne pas dire de subtilement érotique, de susciter un léger vertige dans le public éclairé ? La référence sexuelle n’est pas – hélas ! – hors de propos : les historiens mâles – longtemps un pléonasme – pour peu qu’ils se soient préoccupés des femmes dans l’histoire se sont souvent bornés (hormis pour telle impératrice philosophe) à regarder sous leurs robes [19].

Il existe cependant d’autres équivalents de l’«histoire par en bas», qui ne présentent pas le même défaut de perspective et n’encourent pas de reproche sexiste. J’en trouve deux, mentionnées par Marcus Rediker, historien de la piraterie, dans un entretien précisément consacré à cette question [20]: «histoire populaire» et «histoire radicale». L’expression «histoire populaire» a sans doute été pour beaucoup dans l’énorme succès d’Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn (Agone, 2003) puis dans celui d’Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel (Agone, 2018). On la retrouve en sous-titre du passionnant livre de Michelle Zancarini-Fournel : Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours (Zones, 2016). Histoire populaire donc, pourquoi pas ? C’est assez dire que l’on ne s’intéresse pas qu’aux batailles, aux alliances de cours et aux vicissitudes de l’exercice du pouvoir, mais aussi, voire d’abord, à la vie du plus grand nombre et à ses aspirations. Cependant, si l’expression peut être adéquate à tel ouvrage, et contribuer légitimement à assurer sa diffusion, elle me semble paradoxalement un peu étroite d’un point de vue méthodologique. L’«histoire sociale» qu’évoquait Georges Lefèvre me conviendrait mieux. Quant à l’«histoire radicale», je craindrais qu’elle n’évoque davantage dans l’esprit des lectrices et des lecteurs un point de vue idéologique qu’une étude des phénomènes «à la racine». Je m’en rapprocherai toutefois, au risque de paraître abandonner toute prétention au sérieux et à la hauteur de vue, en précisant que la recherche historique que je pratique est une recherche «au ras des pâquerettes», expression d’ailleurs poétique, dont j’ôte tout ce qu’elle peut avoir en français de péjoratif.

La belle formule de Walter Benjamin sur «le saut du tigre dans le passé», félin qui sait – comme la mode ! – «flairer l’actuel niché dans les fourrés du passé» ne doit pas faire illusion. Tigre de papier, l’historien révolutionnaire est omnivore (il ne se borne pas à retenir ce qui peut «servir» sa thèse) et sujet aux métamorphoses modestes : plus souvent rat de bibliothèque que fauve en liberté «sous le ciel libre de l’histoire[21]».

En effet, qui écrit l’histoire des femmes se doit de prendre en compte les archives les plus minuscules, les plus anodines, éparpillées, ignorées jusqu’ici ou au contraire invisibles à force d’avoir été mille fois dépouillées. Ce qui devrait être, semble-t-il, une précaution scientifique ordinaire pour les chercheuses et les chercheurs s’impose comme une contrainte concernant l’histoire des femmes [22].

Il n’est pas inopportun de signaler un contre-exemple époustouflant : je veux parler de l’avant-propos de l’essai précisément consacré à Robespierre par M. Marcel Gauchet [23]. L’auteur y annonce que «le matériau principal de l’enquête est fourni par le discours robespierriste lui-même. Toutes les références vont aux Œuvres complètes […]. Les dates permettent de se reporter aisément à la source. […] Les débats des assemblées sont cités, selon l’usage, d’après les comptes rendus du Moniteur ou des Archives parlementaires.»

Se référer aux volumes des Œuvres complètes de Maximilien Robespierre publiés par la SER est impeccable[24]. C’est même, on le verra, un argument paradoxal contre certains robespierristes. En revanche, faire comme si ces volumes étaient publiés par ordre chronologique – et non par catégories : «discours[25]», «journaux», «œuvres judiciaires», «correspondance», etc. – ce qui rendrait «aisé» de se reporter aux sources, voilà qui est d’un professeur peu soucieux de soumettre son travail à la vérification critique et non d’un scientifique. Quant à l’«usage» qui voudrait que l’on reproduise les débats d’après le Moniteur et les Archives parlementaires sans jamais citer dates, pages et numéros (et sans comparer les deux sources), qu’aucun·e étudiant·e ne s’en autorise pour l’imiter : c’est une invention opportuniste. Nous avons affaire ici non à une «monté en généralité», privilège accordée par entente tacite aux historiens vieillissants, éloignés de leur soutenance de thèse (ce sont leurs étudiant·e·s qu’ils envoient aux archives), mais à une montée en désinvolture, par rapport au public et par rapport aux sources.

Dans les sciences humaines, une analyse doit toujours s’entendre «jusqu’à preuve du contraire» et «en attendant mieux». C’est donc en attendant mieux que dans le débat sur le type d’histoire – ci-dessus rapidement esquissé – je m’en tiendrai à une expression qui peut paraître désuète: une «histoire engagée[26]». Je veux dire une histoire qui assume sa destination politique et sociale, sans se laisser instrumentaliser par quelque idéologie que ce soit – par un·e historien·ne qui assume ses propres engagements.

Quant aux miens et pour m’en tenir d’abord à la Révolution française, il me paraît irrecevable de la décréter «terminée». En effet, inviter à penser cela c’est reprendre à son compte le programme de la contre-révolution, maintes fois exprimé dans le cours même de la Révolution, et ce dès l’automne 1789, et plus nettement encore par Antoine Barnave, à la mi-juillet 1791. Ensuite parce que la Révolution, à l’échelle de la vie d’une société, pour ne rien dire de celle d’une espèce est extrêmement proche de nous dans le temps, à rebours du sentiment subjectif fondé sur la durée de vie individuelle. Enfin, et sa proximité n’y est pas pour rien, parce qu’elle n’a pas produit tous ses effets: la qualité et l’inventivité des écrits théoriques et des pratiques d’exercice de la souveraineté populaire, est en soi un exemple roboratif pour notre présent (et celui des générations à venir). Il n’est que de voir les nombreuses références «d’inspiration», voire d’autorité [27] qui lui sont faites dans les mouvements sociaux des dernières décennies, notamment le mouvement dit des « Gilets jaunes » (2018-2019).

Sans m’attarder ici sur ce que pourra être la prochaine révolution [28], je veux dire qu’elle sera à mon sens – en France au moins – une «révolution sans bagages», ayant pris ses distances avec l’héritage idéologique des XIXe et XXe siècles et retrouvant plus ou moins «spontanément [29]» l’expérience originaire de 1789-1793.

Étudier la Révolution française, après plus de deux cent trente ans, sans se borner à la satisfaction de compléter une histoire érudite, c’est aussi refaire une lecture critique – avec les outils et les perspectives du présent – des fondamentaux de l’aspiration à l’égalité (y compris entre les genres et les âges) et à la liberté dans l’organisation des sociétés humaines.

Avant d’entrer dans le vif du sujet je voudrais faire mienne la sage résolution de Claude Mazauric présentant la réédition des Œuvres :

Il nous faut demeurer modeste et savoir que nous ne savons que peu de choses. Du moins tiendra-t-on pour nécessaire de ne négliger aucun témoignage, aucune donnée, aucun énoncé de la part de Robespierre qui puisse nous permettre de construire un récit approché et crédible[30].

J’ajouterai à ce qui retiendra mon attention ce que Robespierre n’a pas dit et ce qu’il s’est dispensé de faire, puisqu’aussi bien la vérité d’une politique et d’un homme se lit au moins autant dans ses lacunes et ses abstentions que dans ses actes et ses écrits.

Robespierre et les femmes

Il y a dans cet énoncé comme une promesse égrillarde que seuls, à ma connaissance, Fleishmann et Nabonne – évoqués ci-dessus – ont plus ou moins assumée comme telle. Si je n’entends pas les suivre sur ce terrain, il me faut affirmer d’emblée que, contrairement à ce que pensent aujourd’hui la plupart des historiens des deux sexes, dans leur rejet de la psychanalyse, ce que j’appelle la « politique de genre » de Robespierre, par analogie avec sa politique de classe est évidemment aussi le reflet de sa relation aux femmes.

Certes, un homme peut considérer les femmes comme des égales en droit sans les désirer, c’est même une qualité communément attribuée à de nombreux homosexuels. Par contre, un homme qui envisage le sexe féminin, en tant qu’organe génital et·ou zone érogène, comme une source de danger et de malpropreté, physique et·ou morale, a peu de chances de considérer autrement qu’avec méfiance le sexe féminin comme groupe social (ceci est un euphémisme).

Politique de genre, ou autrement dit : Quelle place Robespierre reconnaît-il aux femmes dans la société ? Quelle attitude manifeste-t-il à leur égard dans des situations précises ? Comment ses positions – scripta et acta – peuvent-elle être évaluées par comparaison avec celles d’autres écrivains, d’autres publicistes (les journalistes d’alors), d’autres révolutionnaires de son époque – femmes comprises ?

Ernest Hamel, hagiographe de Maximilien s’offre le luxe de juger, à demi-mots, quasi exagérée l’estime de son héros pour les femmes. À propos du discours de réception de Mlle de Kéralio à l’Académie d’Arras, qu’il a rédigé et lu, et dans lequel – nous allons en reparler dans le premier chapitre – il prône une complémentarité intellectuelle des deux sexes, Hamel écrit :

Nous n’avons pas à examiner ici jusqu’à quel point il pouvait avoir raison, mais, par l’analyse de son curieux discours [sic], on comprend mieux le prestige qu’il exerça toujours sur les femmes, et l’on se rend suffisamment compte de son chaste penchant pour elles. (Hamel, 1865, t. I, p. 61)

Il existe deux arguments de plus ou moins bonne foi – et articulés entre eux – pour justifier de ne traiter ni des rapports érotiques éventuels de Robespierre avec les femmes ni de sa politique de genre. Le premier, essentiel, consiste à déplorer une documentation lacunaire. Or autant celle-ci peut excuser de passer rapidement sur la vie ou l’absence de vie «amoureuse» du personnage, autant elle ne saurait dispenser d’étudier son attitude politique vis-à-vis des femmes, puisque pas moins de douze volumes de textes de sa main (ou à lui attribués) sont à notre disposition. User de cet argument suppose de considérer que le sujet « Robespierre et les femmes » renvoie uniquement à «l’homme privé», selon la malheureuse formule endossée par Hervé Leuwers (2014, p. 59 [31]), dans une biographie qui apporte par ailleurs des documents précieux sur son activité d’avocat à Arras. Une page suffira donc à évoquer cet aspect de la vie de Robespierre, dans un livre qui en compte plus de quatre cent cinquante. Le second argument, subsidiaire, le plus souvent informulé, c’est que l’on reconnaît la bonne éducation et le sérieux des historiens à l’extrême pudeur et à la modestie que leur inspire la «vie privée» de leurs personnages. «Ne cherchons donc pas à sonder les reins et les cœurs», écrit encore Leuwers en affectant de se morigéner lui-même (2014, p. 56). La connotation d’euphémisation sodomitique prise – de nos jours au moins – par la demi-formule «sonder les reins» dit assez le côté peu ragoutant de l’exercice. Voilà pour la pudeur. Quant à l’expression entière, elle sert – excusez du peu! – à caractériser Yahvé «le Seigneur», dans la Bible [32] et dans son omnipotence divine. Voilà pour la modestie.

D’ailleurs, quelle peut être la validité en histoire d’un concept comme celui de «vie privée»? Écrire la biographie d’un personnage, n’est-ce pas tenter de comprendre l’entièreté de sa vie : politique, professionnelle, amoureuse, intellectuelle, sociale…

Je pense d’ailleurs que Robespierre, même s’il lui est arrivé d’employer l’expression «vie privée» ne tenait pas en grande estime la séparation entre le «public» et le «privé». Il considérait, semble-t-il, la vertu comme une et indivisible, celle de l’individu comme celle de la nation. Chez lui, comme l’écrit Cesare Vetter, «vertus publiques et vertus privées sont étroitement reliées et sont axées sur la vertu publique : [et de citer Robespierre qui parle de Necker] “Un homme qui manque de vertus publiques ne peut avoir des vertus privées[33]”». On devine que l’inverse est également vrai. En outre, la morale révolutionnaire d’époque abhorre le secret, ce qui est caché, à huis clos, et peut donc abriter le complot et la malveillance. La vie familiale, le foyer (sinon l’alcôve) sont autant de «maisons de verre», et lorsque les femmes y sont renvoyées – avec plus moins d’égards – comme éducatrices des futurs citoyens, c’est aussi parce que leur rôle est écrit d’avance et soumis au contrôle de toutes et de tous. 


Écriture non-sexiste et particularités typographiques

 

Non-sexiste, c’est la manière – préférée à «inclusiv» – de présenter un texte que je m’efforce de mettre en œuvre ici.

Je me rallie à la règle de l’«accord de proximité», longtemps en usage en français, en accordant l’adjectif avec le sujet le plus proche. Exemple : « Les hommes et les femmes doivent être égales ».

— Et tant pis si j’me trompe ! aurait ajouté Serge Reggiani[34].

En matière d’antisexisme typographique, le point médian est devenu l’indispensable sextant pour naviguer dans la «carte du tendre» de l’égalité. Du verbe tendre [à ou vers].

On n’hésitera pas à se dispenser de son usage s’il risque d’égarer lectrices et lecteurs, plutôt que de les aider à se repérer. On préfèrera, comme dans la phrase qui précède, une formule plus gourmande en signes – « lectrices et lecteurs (22 s.)» – aux constructions et compressions du type «lecteurs·trices (15 s.)». Idem pour «celles et ceux», préférée à «celleux», pourtant deux fois moins long, etc.

Par surcroît, le point médian me paraît pouvoir heureusement remplacer la barre oblique dans des expressions dont il est parfois difficile de se passer comme le duo «et» et «ou». Je préfère donc «et·ou» à «et/ou».

Par ailleurs, dans les citations – nécessairement nombreuses dans un tel livre – les points de suite indiqués entre crochets – […] – signalent, comme c’est l’usage, une coupe dans le texte, pratiquée entre deux phrases, deux paragraphes ou deux alinéas. Lorsque la coupe est pratiquée à l’intérieur même d’une phrase, je préfère l’indiquer de la manière suivante: [etc.].

Notes

[1] On a compris que je ne mentionne ici que mes publications en rapport avec la Révolution française.

[2] Je n’entends pas suggérer que la sujétion des femmes a été créée par la Révolution, mais sa prorogation ressort d’autant plus dans un contexte d’émancipation (suffrage masculin adulte universel, abolition de l’esclavage, etc.).

[3] Des articles ont été publiés sur le rapport de Robespierre au genre féminin : Florence Gauthier (2014) ; Noah C. Shusterman (2014, en anglais).

[4] Mentionnons par acquis de conscience le pamphlet publié à Berlin en 1794 : Maximilian Robespierre in seinem Privatleben (La Vie privée de Maximilien Robespierre), «par un détenu au Palais du Luxembourg».

[5] Nabonne Bernard, La Vie privée de Robespierre, Hachette, 1938. En 1927, l’auteur avait reçu le prix Renaudot, pour Maïténa.

[6] Stievenard Jeanine, Robespierre et les femmes, 2009, 68 p., édité à compte d’auteur chez Édilivre : «Robespierre, ce n’est pas seulement la transformation du Comité de Salut Public en organisation terroriste, c’est également les balades dans les jardins parisiens, c’est aussi l’élevage d’oiseaux destinés à être offerts à son entourage, et même peut-être un fils issu d’une liaison avec Mlle Duplay.»

[7] On utilise aussi l’expression trou d’homme.

[8] J’utilise ici les éléments d’un exposé fait à la Sorbonne le 15 mars 2017, dans le cadre du Séminaire doctoral de l’IHRF «Publier les sources de la Révolution», à l’invitation de Pierre Serna, son codirecteur avec Jean-Luc Chappey et Anne Simonin: «Pourquoi et comment publier les Enragé·e·s ?».

[9] «It now seems clear that the direct impulse to the events of 1789 came not from an ideological struggle or a class struggle, but from a financial and fiscal crisis of the French monarchy, and that this crisis was above all the product of a geopolitical struggle in wich that monarchy found itself engaged.» Je considère la phrase dans l’édition originale afin de la traduire moi-même : The Coming of the Terror in the French Revolution, Harvard University Press, 2015, pp. 39-40. Traduction française de Serge Chassagne : Anatomie de la Terreur, Le Seuil, 2018. La citation se trouve pp. 51-52.

[10] Hazan Éric, Une histoire de la Révolution française, La Fabrique éditions, 2012.

[11] Remerciements (p. 10) : «Ma gratitude va d’abord à Florence Gauthier et Yannick Bosc, mes savants amis, qui ont eu la patience de lire et d’annoter le manuscrit. Leurs critiques de fond et leurs suggestions ont beaucoup contribué à lui donner sa forme définitive.»

Nota : Je qualifie de «robespierristes» les historiennes et les historiens qui, par admiration pour le personnage ou par intérêt de faction idéologique se font ses thuriféraires. Leur robespierrisme peut être discret, modéré ou fanatique ; il peut être franc ou procéder par omissions, voire manipulations. Par ailleurs, contrairement à ce que sa dénomination sociale – conservée pour des raisons complexes – peut laisser entendre, la Société des études robespierristes n’abrite pas que des robespierristes, loin s’en faut ! (Elle n’agrège même pas tous les robespierristes.) J’ai moi-même été membre de son conseil d’administration ; j’ai créé – grâce au talent du graphiste Norbert Bartkowiak – et lancé la première version de son site Internet.

[12] Celles et ceux qui, au contraire, se taisent ont été ou sont en analyse : ils craignent de se trahir!

[13] Le prototype étant le chapitre consacré à Robespierre par le Dr René Laforgue dans sa Psychopathologie de l’échec (1944).

[14] Évocation critique par Hervé Leuwers des livres de Jean Artarit (2003) et Laurent Dingli (2004) dans «Robespierre, une figure revisitée», in «1789-2019. L’Égalité, une passion française», hors-série de L’Humanité, juin 2019, pp. 76-77.

[15] Ces outils, plus légers et moins nombreux ils sont, plus le travail de recherche est accessible et vérifiable. Les «concepts», surtout prétendument nouveaux servent trop souvent de signes de reconnaissance sociale et universitaire, donc d’exclusion. Exception récente, le concept de «genre» a fonctionné comme une autorisation à revisiter tous les sujets de toutes les époques «au prisme» d’icelui. Son objet d’étude, les «rapports sociaux de sexe» n’étaient pas inconnus des sciences sociales, mais genre a – si j’ose dire – plus de style. Il est paradoxal que la majorité de ses introductrices en France aient gaspillé leur énergie – croyant devoir répondre par là aux extrémistes catholiques – en répétant qu’il n’existe pas de «théorie du genre». Si réellement les «études de genre» se révélaient n’avoir produit aucune théorie, c’est que l’autorisation évoquée ci-dessus aurait été délivrée en pure perte.

[16] AHRF, 1932, pp. 193 et suiv., repris dans Études sur la Révolution française, 1954. Je souligne.

[17] Febvre Lucien, «Albert Mathiez: un tempérament, une éducation», Annales d’histoire économique et sociale, 1932, 4e année, n° 18, pp. 573-576. Je souligne. Febvre rapporte que Mathiez lui avait promis, pour les AHES, «un article d’ensemble sur le prolétariat en France au temps de la Révolution», dont sa mort brutale à la suite d’une hémorragie cérébrale nous a privé (comme aussi d’une biographie de Robespierre, pour laquelle il avait signé un contrat avec un éditeur américain). Voir Friguglietti James, Albert Mathiez historien révolutionnaire (1874-1932), SER, Paris, 1974.

[18] «“Flux et éruptions” : réflexions sur l’écriture d’une histoire comparée des féminismes européens, 1700-1950», in Cova Anne (dir.), Histoire comparée des femmes, 2009, pp. 45-65. Je souligne. Notons qu’une revue féministe italienne publiée en 1973-1974 s’est intitulée Sottosopra (Sens dessus dessous).

[19] Illustration caricaturale dans une émission de télévision baptisée «Sous les jupons de l’histoire» (chaîne Chérie 25).

[20] Dans le journal CQFD, n° 117, décembre 2013. Plusieurs livres de Rediker ont été traduits en français ; par ex. Les Forçats de la mer (Libertalia, 2010), Pirates de tous les pays (Libertalia poche, 2017), L’Hydre aux milles têtes (avec Peter Linebaugh, Amsterdam, 2008).

[21] «Sur le concept d’histoire» (1940) ; quatorzième thèse, in Œuvres, III, Folio, p. 439.

[22] J’y reviendrai plus longuement en présentant le second volume de mon diptyque.

[23] Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Gallimard, 2018.

[24] Le douzième (et dernier?) devait être publié la même année que le présent ouvrage. [Note actualisée: Il sera finalement publié en 2022.]

[25] À supposer même que l’on ne considère que les cinq volumes de discours, en quoi le retour à la source à partir d’une date est-il «aisé»?

[26] Je partage avec Guillaume Mazeau, Laurence De Cock et Mathilde Larrère, auteur et autrices de L’histoire comme émancipation (Agone, 2019, p. 108) la certitude que : «L’expression “histoire engagée” devrait être un pléonasme.» Il·et elles ne se donnent pas la peine de situer leur position parmi celles que j’énumère ici. Voir mes remarques critiques, sur l’ouvrage (et sur les vulgarismes de M. Larrère) sur mon blogue La Révolution et nous. Sur le même thème, voir le n° 144 des Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique (2020) et sa présentation par Jean-Charles Buttier et Caroline Fayolle : «Écrire l’histoire des révolutions : un engagement».

[27] J’en ai recensé un grand nombre (slogans, tracts, pancartes, graffitis) sur La Révolution et nous.

[28] J’ai abordé la question de la filiation, plausible et souhaitable, entre la Révolution française et la prochaine révolution dans le premier chapitre de Notre patience est à bout : «Écrire l’histoire, continuer la révolution».

[29] Spontanéité relative puisqu’elle tient en partie aux références scolaires connues de toutes et tous (ou presque). Cet aspect était très perceptible dans le mouvement des «Gilets jaunes».

[30] OMR, t. I, p. XXV.

[31] Les références ainsi indiquées – date, n° de page – renvoient à la Bibliographie en fin de volume.

[32] Psaume 7, 10 : «Mets fin à la malice des impies, affermis le juste, toi qui sondes les cœurs et les reins, ô Dieu le juste!» Livre de Jérémie 11, 20: «Yahvé Sabaot, qui juges avec justice, qui scrutes les reins et les cœurs, je verrai ta vengeance contre eux [les gens d’Anatot, qui persécutent le prophète], car c’est à toi que j’ai exposé ma cause.» La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, pp. 927 et 1405.

[33] Discours aux Jacobins le 9 juillet 1794 ; OMR, t. X, p. 520. Vetter Cesare, «Bonheur public, bonheur privé et bonheur individuel dans le lexique de Robespierre», in Vetter C., Marin M., Gon E., Dictionnaire Robespierre, t. I, 2015, p. 44. Saint-Just, au contraire, tient à la notion de «vie privée» : «Si vous ordonnez aux tribunaux de faire régner la justice, ne souffrez point que l’on tourmente la vie privée du peuple.» (Rapport au nom des Comités de Salut public et de Sûreté générale, 26 germinal an II-15 avril 1794). Et dans le préambule au chap. premier des Fragments d’institutions républicaines: pour lier les hommes par des rapports harmonieux, soumettre «le moins possible aux lois de l’autorité les rapports domestiques et la vie privée du peuple.» Citations in Œuvres complètes, établies par Michèle Duval, 2003, pp. 819, 967-968.

[34] «Salut les hommes ! Et tant pis si j’me trompe», lui fait dire Jean-Pierre Melville dans Le Doulos (1962).

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Ça [ira] c’est Paris?

18 vendredi Jan 2019

Posted by Claude Guillon in «Bêtisier», «Usages militants de la Révolution»

≈ Commentaires fermés sur Ça [ira] c’est Paris?

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1793, Éric Hazan, «Gilets jaunes», Fédérés

Quelqu’un parmi ses relations pourrait-il expliquer à M. Hazan «historien de la Révolution» (j’espère qu’on lui a attribué ce titre à son insu) que la Révolution n’a pas été seulement «parisienne» comme il a l’air de le croire, puisqu’il le dit, mais aussi une grande révolution paysanne et que des milliers de sociétés populaires ont été créées jusque dans les plus petites localités…

D’ailleurs, les «Fédérations» – ces fêtes fédératives – ont permis à de nombreux citoyens de se déplacer dans les régions, et aussi de venir à Paris, par exemple pour manifester leur approbation de la constitution en 1793 et s’assoir sur les bancs de la Convention aux côtés des députés.

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Joël Pommerat, le théâtre & la Révolution

04 lundi Jan 2016

Posted by Claude Guillon in «Articles»

≈ Commentaires fermés sur Joël Pommerat, le théâtre & la Révolution

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Éditions Libertalia, Éric Hazan, CQFD (revue), Florence Gauthier, Guillaume Mazeau, Joël Pommerat, Louis XVI, Lutte des classes, Marie-Antoinette, Ruth Olaizola, Théâtre

Je suis un auteur chanceux quoique (ou parce que) vieillissant : mes éditeurs me chouchoutent. C’est ainsi que Nicolas Norrito, l’un des triumvirs de Libertalia, me sachant casanier, m’a invité à Nanterre assister à une représentation de la pièce de Joël Pommerat : Ça ira (1) Fin de Louis. C’était la veille des tueries du Bataclan et autre lieux, avant l’état d’urgence, avant que le gouvernement « socialiste » prenne mon livre La Terrorisation démocratique au pied de la lettre, comme programme électoral…

Je savais peu de choses de la pièce en m’asseyant dans la grande salle des Amandiers, sinon qu’elle durerait plus de quatre heures et qu’elle traite de la Révolution. Je savais aussi, par Ruth Olaizola, l’une des comédiennes, à qui j’avais envoyé Notre Patience est à bout, qu’une des lectures de base proposées par Pommerat à sa troupe était le livre d’Éric Hazan. Je savais encore que l’historien Guillaume Mazeau avait travaillé avec les comédiennes et les comédiens pour leur fournir des éléments documentaires fiables et précis[1]. Beaucoup et peu à la fois.

Les choses ont plutôt mal débuté (pour moi) ; j’ai eu pendant un petit quart d’heure l’impression désagréable de me trouver devant une espèce de répétition grisâtre de la série Borgen. Et puis…

Et puis, je ne savais plus depuis combien de temps j’étais assis là lorsque la première coupure a eu lieu… Magie du théâtre sourirez-vous ! Peut-être, en effet — quoique j’y sois souvent réfractaire (au sens de la brique). Magie de cette mise en scène particulière en tout cas.

Elle ne manque pourtant pas d’éléments déroutants. Peu de points de repères, que — par réflexe — j’ai longtemps cherchés : À quel moment précis de la chronologie révolutionnaire sommes-nous ? Quel personnage joue cet acteur ?… Robespierre ? Billaud ? Or les seuls personnages identifiables sont Louis XVI et Marie-Antoinette. Les autres portent des noms inventés.

Lors d’un débat, le 15 décembre dernier, à l’Institut d’histoire du temps présent, Guillaume Mazeau confirmait la volonté assumée d’ « égarer » le spectateur et de le plonger dans un hors-temps, pas vraiment pendant la Révolution, pas vraiment aujourd’hui (même si le spectateur lambda que je suis ne peut s’empêcher de capter des clins d’œil à l’actualité politique, que le metteur en scène assure n’avoir pas voulu faire).

Donc, pas vraiment une pièce « sur la Révolution » (et je me trompais en croyant savoir ça). Sur quoi alors ?

Voilà ce qu’en disait Joël Pommerat en août 2015

 

J’ai commencé à réfléchir à Ça ira (1) Fin de Louis en décembre 2013. Je souhaitais travailler sur une matière épique, avec de l’amplitude, pour continuer à aborder ce thème qui m’intéresse : le point de rencontre entre la pensée, l’imagination et l’action. Qu’est ce que l’idéologie ? Comment opère-t-elle dans le réel ?

Mes lectures m’ont conduit assez vite à la Révolution française, qui est comme le point zéro de la démocratie, un moment d’émergence pour les idéologies et représentations politiques contemporaines. Cette période, ce sont nos racines, nos mythes, nos grands héros. Je voulais donner à voir ce travail politique, ce bousculement de la réalité, avec toutes les émotions qu’il contient, non seulement le travail de la pensée mais aussi la peur, l’épuisement, l’effort incroyable et le tragique.

Pour faire cette sorte d’archéologie de l’imaginaire politique, entre la réalité historique et la fiction, je cherche à déployer une dramaturgie de la parole et des lieux qui nous mette au cœur des choses, qui fasse ressortir le vivant sous les images figées. Je cherche à rendre présent le passé non pour le juger avec notre regard d’aujourd’hui, mais pour essayer peut-être de mieux le comprendre.

Qu’en retient le spectateur ?

Une pièce enthousiasmante sur la complexité des événements historiques. Et la Révolution française est un excellent exemple et une excellente « origine », même en tenant compte de l’arbitraire du choix de n’importe quelle origine.

Un exercice collectif époustouflant, au sens propre, sur la parole. Un exercice de parole. Qui a demandé, dès la conception, le meilleur d’elle-même à la troupe. Le spectacle a été écrit au fur et à mesure des six mois de répétition, comédiennes et comédiens recevant chaque jour des documents à lire, improvisant le lendemain et le metteur en scène écrivant à partir de ces impros.

Notons au passage que le fait que des comédiens et comédiennes arrivent par les côtés et le haut de la salle, et s’adressent de là à ceux demeurés sur scène, accentue l’impression d’immersion[2] du spectateur dans la parole contradictoire. Du coup, la parole est aussi dans la salle, entre les spectateurs, qui se désignent les entrées inattendues, échangent des commentaires, des questions, applaudissent, voire joignent leurs cris à ceux des comédiens. Et sourient, et se sourient…

Détail encore à propos de paroles : plusieurs comédiens d’origine étrangère donnent, par leur prononciation particulière du français, une idée — probablement faible — de la diversité des accents régionaux qui devaient résonner lors d’une séance de l’Assemblée !

Qui dit exercice sur la et de parole dit représentation de et réflexion sur le pouvoir, donc sur la démocratie, la souveraineté et son exercice.

Si le peuple n’est pas absent des débats — on n’assiste pas seulement à des séances de l’Assemblée nationale mais à des réunions de district[3] — la foule, elle, n’apparaît pas. Lors de la discussion ci-dessus évoquée (IHTP), comme une personne posait une question sur cette absence, il lui a été répondu qu’on s’était heurté à l’impossibilité d’incarner une foule avec « seulement » quatorze comédien(ne)s. Oserais-je dire que cette réponse ne me paraît pas à la hauteur du spectacle lui-même. Qu’il s’agisse d’un défi pour un metteur en scène, je l’imagine facilement. Qu’il dépasse les capacités du metteur en scène de Ça ira (1) Fin de Louis, j’ai davantage de mal à le croire. La suite, annoncée dans le titre même par le n°1, sera peut-être l’occasion de nous surprendre de ce point de vue.

Par ailleurs, si des gens du peuple s’expriment sur scène, on aura autant de mal à discerner une analyse de classes qu’à reconnaître Robespierre… Peut-être faut-il voir là une fâcheuse influence de la première lecture du metteur en scène — l’histoire rédigée et publiée par Éric Hazan[4] — dont j’ai entendu dire à mon grand étonnement le 15 décembre qu’elle avait été retenue parce que « sans préjugés ».

Or, si décider que la Révolution française ne mérite pas le qualificatif de « révolution bourgeoise » n’est pas nécessairement un « préjugé », c’est à tout le moins un parti pris, lequel entraîne fâcheusement l’abandon de toute analyse de classes. Or, ce parti pris est défendu notamment par l’historienne Florence Gauthier, elle-même conseillère d’Hazan pour l’écriture de son livre, dans l’unique but d’exonérer son héros Robespierre de tout reproche, ce que Hazan semble n’avoir pas bien saisi. Il est curieux de suivre le chemin de cet angélisme social, repeint aux couleurs d’un antistalinisme moderne, depuis Gauthier jusqu’à Pommerat, en passant par Hazan…

Autre parti pris, très défendable du point de vue de la mise en scène : dans les réunions de l’Assemblée nationale, les rôles nécessairement masculins sont joués indifféremment par des comédiens et des comédiennes (magnifiques !). Je sais que ce dispositif a semé le trouble dans l’esprit de certains spectateurs et certaines spectatrices. Y aurait-il eu des femmes députées ? Je n’ai pas souvenir que ce point soit soulevé et précisé dans le spectacle, ce qui est doublement dommageable. On manque un élément important du « point zéro de la démocratie », qu’il ne s’agit pas de « juger » mais de décrire tel qu’il conditionne au moins tout le siècle suivant. On risque aussi d’induire en erreur des spectateurs/trices de bonne foi.

Ces réserves émises, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui le pourront et ne l’ont pas encore fait d’aller voir ce spectacle. Et sa suite, que je ne manquerai pour rien au monde.

_____________________

[1] On lira avec intérêt l’entretien avec Guillaume Mazeau réalisé pour CQFD par Nicolas Norrito.

[2] Immersion sans démagogie ni manipulation. S’il peut arriver que tel spectateur voit un député s’assoir à ses côtés, personne ne l’incite ni encore moins ne le contraint à « participer ». Les manifestations d’enthousiasme spontané, et les « méprises » de spectateurs se levant pour applaudir un discours avec des comédiens qu’ils prenaient pour d’autres spectateurs sont d’autant plus précieuses.

[3] J’ai songé alors, non plus à Borgen, mais aux meilleurs moments du film Land and Freedom.

[4] Voir la critique publiée sur ce blogue, par le lien sur le nom de l’auteur.

 

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La tournée du spectacle

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Taboureau de Montigny, l’Enragé d’Orléans, par Albert Mathiez (1ère partie)

31 samedi Mai 2014

Posted by Claude Guillon in «Articles», «Documents»

≈ Commentaires fermés sur Taboureau de Montigny, l’Enragé d’Orléans, par Albert Mathiez (1ère partie)

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Albert Mathiez, Éric Hazan, Communisme, Enragé·e·s, Georges Lefebvre, Jacques Roux, Taboureau de Montigny

 

Je m’étais jusqu’ici intéressé presque exclusivement aux Enragé(e)s agissant à Paris, avec une exception pour les Lyonnais qu’avait fréquentés Théophile Leclerc (les « Chalier »). La tâche entreprise ici de constituer progressivement une bibliothèque virtuelle de documents utilisables en mode texte (par copier/coller), et les moyens techniques sans commune mesure avec ceux disponibles il y a vingt ans me donnent l’occasion et le moyen de combler cette lacune.

Je commence par republier ci-après la première partie (sur deux) d’un article d’Albert Mathiez intitulé « Un enragé inconnu Taboureau de Montigny », publié initialement dans les Annales historiques de la Révolution française, en 1930 (t. VII, pp. 209-230). La seconde partie suivra, puis j’évoquerai les travaux de Georges Lefebvre (lesquels, n’étant pas dans le domaine public, ne peuvent être repris in extenso). Peut-être sera-t-il possible par la suite de compléter les informations disponibles, dues à ces deux auteurs sur l’avocat d’Orléans.

Mathiez, on le verra dès les premières lignes de son texte place très haut Taboureau de Montigny, plus haut que Roux, en tout cas. Il est vrai qu’il n’aime guère ce « curé rouge » (« Alors que Jacques Roux, le chef des Enragés parisiens, continuait à dire sa messe en pleine Terreur, Taboureau attaquait “l’autel de la supersti­tion” »).

Lefebvre, lui, pour justifier le classement de Taboureau parmi les Enragés, évalue sa doctrine par rapport à Jacques Roux. Commentant le texte de la Réponse des sections du Calvaire et de l’Hôpital réunies à l’adresse des corps administratifs relativement aux taxations de comestibles, rédigé par Taboureau, Lefebvre écrit : « Jacques Roux n’aurait pas désavoué le morceau. Taboureau mérite bien d’être classé parmi les Enragés1 ».

L’originalité de Taboureau, que Mathiez met en lumière, est d’avoir très tôt (dès 1789) théorisé un système de taxation des prix pour assurer le droit aux subsistances. Il postule également un droit naturel à la terre.

Mathiez voit dans l’action de Taboureau, qui ne s’est pas contenté d’écrire des libelles mais a agi avec les sections orléanaises, l’illustration qu’ « au dessous de la Révolution officielle et bourgeoise il y en eut pourtant une autre, toute populaire, qui est restée dans la pénombre ». Il ajoute, à propos des textes que l’avocat rédigea pour ses concitoyens ou qu’il leur fit adopter : « C’est en lisant de pareils documents qu’on se rend compte de l’erreur profonde des historiens qui persistent, malgré l’évidence, à nier que la lutte des classes a joué un rôle dans les crises politiques de la Révolution ». Erreur qui n’a cessé depuis de prendre des tournures nouvelles, jusqu’aux écrits récents d’Éric Hazan, décrivant — pour la mieux magnifier ! — une Révolution sans lutte des classes puisque sans classes.

Nota. J’ai créé plusieurs alinéas pour mieux mettre en valeur les citations de Taboureau. Les cotes de la BN et des AN ont été actualisées.

Les Enragés sont les agitateurs populaires qui proposaient comme remèdes au renchérissement excessif et à la rareté des subsistances et des denrées de première nécessité, la réquisition, la taxation ou fixation officielle des prix, et la répression de l’accaparement. On commence à connaître les Enragés parisiens : le prêtre Jacques Roux, le commis des postes Varlet, qui se faisait appeler Apôtre de l’Égalité, le volontaire et journaliste Théophile Leclerc d’Oze. On sait qu’ils acquirent une grande popularité parmi les masses souffrantes et que leurs manifestations inquiétèrent la Commune, le Comité de Salut public et la Convention elle-même pendant la plus grande partie de l’année 1793. La loi sur l’accaparement et le maximum furent leur œuvre. Ils forcèrent les gouvernants à renoncer malgré eux à la liberté économique et à remettre en vigueur les vieilles mesures d’intervention et de réglementation de l’ancien régime.

Ce qu’on connaît moins bien, ce sont les agitateurs qui opérèrent loin de Paris, dans les départements et qui se firent, eux aussi, les organes des classes déshéritées en proie à la disette et à la misère. L’histoire, qui ne s’attache qu’aux premiers rôles, a oublié jusqu’aux noms de ces hommes obscurs qui déployèrent cependant un courage réel, souvent récompensé par la prison et les persécutions. Au dessous de la Révolution officielle et bourgeoise il y en eut pourtant une autre, toute populaire, qui est restée dans la pénombre, parce qu’elle n’a pas réussi ou plutôt parce que ses brefs succès ont été arrachés de haute lutte et ont disparu avec les circonstances qui les avaient imposés.

Les principes des deux Révolutions, l’officielle et la populaire, s’opposaient. L’une reposait sur l’individualisme, l’autre sur le solidarisme. L’une déniait à l’État tout droit d’intervention dans le domaine économique. Elle faisait de la propriété individuelle un dogme. L’autre, toute imprégnée de la vieille conception de l’État-Providence et de la notion chrétienne du juste prix, plaçait au-dessus du droit de propriété le droit à la vie et sommait les gouvernants de venir au secours des pauvres dans leur lutte inégale contre les détenteurs des richesses et des biens.

La plupart du temps, les Enragés n’avaient pas raisonné leurs doctrines. Les mesures qu’ils proposaient ne sortaient pas de vues théoriques, mais des nécessités de la situation. Ils étaient de purs empiriques. Assez différent des autres est l’Enragé d’Orléans Taboureau de Montigny, sur lequel j’ai réuni quelques renseignements. Celui-ci n’a pas attendu 1793 pour demander la fixation des prix. Il est en possession d’un système qu’il formule dès 1789 et ce système n’a pas été conçu uniquement pour remédier à une crise temporaire. Dans la pensée de son auteur, il doit s’appliquer en permanence, car il est la condition de la société juste. C’est le statut économique de l’État nouveau que la Révolution qui commence doit mettre en construction.

Je ne sais pas grand chose malheureusement de la famille et des antécédents de ce réformateur inconnu. Il s’appelait François Pierre et, avant la Révolution, il ajoutait à son patronyme de Taboureau le nom de Montigny qui était sans doute un nom de terre, car il n’était pas noble2. Il était né à Orléans, à une date que j’ignore, et il y mourut en 1803. Sa profession était homme de loi. Il signe sa première brochure du titre d’avocat au Parlement, avocat au Parlement de Paris sans doute, car il nous apprend lui-même qu’il est rentré à Orléans, sa ville natale, depuis le 26 septembre 1788. Il ajoute dans ce document, qui est un mémoire adressé au Comité de Sûreté générale3, le 15 novembre 1793 :

« Il est notoire qu’en ma qualité d’homme de loi, bien loin d’avoir fait des spéculations de fortune, je me suis rendu odieux à tous les riches par le genre et la nature de mes opinions républicaines. Dans cette extrémité fâcheuse, au lieu de renoncer à mes principes, j’ai fait tourner mon infortune au proffit de l’humanité souffrante et je me suis constitué l’avocat des pauvres. La deffense gratuite de l’oprimé contre l’opresseur a toujours été le plus sacré de mes devoirs ».

Quand Taboureau sera persécuté et emprisonné sous la Terreur, la société révo­lutionnaire et républicaine d’Orléans, qui interviendra en sa faveur, attestera, en effet, que « Taboureau était l’ami de la Liberté avant la Révolution ; que depuis cet événement heu­reux, il s’est montré constamment le deffenseur du peuple et l’effroy des aristocrates et des contre-révolutionnaires, de quelque nature qu’ils soient, que ses mœurs, son extrême pauvreté, sa fermeté austère et républicaine auroient dû lui mériter l’estime du [représentant] Laplanche et non sa proscription4 ». Donc le cabinet d’avocat de Taboureau était déserté par la clientèle riche et il plaidait pour les pauvres. Le document de la Société populaire d’Orléans, que je viens de citer, ajoute encore que « sa famille indi­gente ne subsistait que de son travail ». Il aimait les pau­vres parce qu’il les connaissait, parce qu’il vivait de leur vie, parce que les siens en étaient. Lire la suite →

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“Une histoire de la Révolution française”… Pour quoi faire ?

13 lundi Mai 2013

Posted by Claude Guillon in «Articles», «Bibliothèque»

≈ 2 Commentaires

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Éric Hazan, Daniel Guérin, Démocratie directe, Jacques Roux, Lutte des classes, Olympe de Gouges, Pauline Léon, Républicaines révolutionnaires, Robespierre, Théophile Leclerc

Lorsque j’ai entendu Éric Hazan parler pour la première fois de son livre sur la Révolution (sur France Culture), j’ai été passablement agacé. Interrogé sur les Enragés, il faisait débuter la Société des Républicaines révolutionnaires au moment où elle fut interdite, insistait sur le petit nombre des Enragés (« Ils sont trois ! ») pour nier qu’ils fussent un « parti », prétendant par là réviser une prétendue surestimation de leur importance par les historiens… J’en passe.

arton705

 Invité à débattre avec lui par les Éditions Libertalia, qui viennent de rééditer un classique de Daniel Guérin, Bourgeois et bras-nus, pour lequel j’ai donné une nouvelle préface, j’ai entrepris la lecture d’Une histoire plus tôt que je ne l’aurais souhaité. Or cette lecture est plutôt agréable, et rassurante. Hazan, qui partage avec moi la condition d’historien sans diplôme, a fourni un gros travail de synthèse, même si — faute de recherches personnelles en archives — il ressortit nécessairement à la compilation. Au moins l’auteur est-il plus précis à l’écrit qu’à l’oral, ne pouvant retenir de mémoire tous les faits et dates qu’il utilise dans son livre — d’où sa confusion à propos des Républicaines révolutionnaires.

Couv Guérin Blog

 Au regard de l’ampleur de la tache de synthétisation (pour quelqu’un qui ne fait pas cours à la fac sur le sujet depuis trente ans), la question se pose : pourquoi consentir un tel effort ? D’autant qu’à première lecture, hormis une sympathie proclamée pour la Révolution, il est assez difficile de distinguer le « point de vue » de l’auteur.

 Passons sur la volonté pédagogique affirmée, insuffisante pour justifier d’ajouter — sans recherches supplémentaires — une énième histoire de la Révolution à une bibliographie déjà considérable, et en constante augmentation.

Éric Hazan a republié précédemment La Réaction thermidorienne d’Albert Mathiez, préfacé par Yannick Bosc et Florence Gauthier et un recueil de discours de Robespierre, choisis et présenté par Bosc, Gauthier et Sophie Wahnich, sous le titre Pour le bonheur et pour la liberté ; il a encore publié Robespierre, une politique de la philosophie, de Georges Labica.

Voilà de quoi donner de la chair à l’affirmation réitéré par Hazan lors de notre débat du 4 mai 2013, à Montreuil, lors du festival organisé par la CNT : « Je suis un robespierriste critique ».

 Je suis tenté de parler plutôt de « robespierrisme ambigu ». Lisons Hazan, qui énumère les positions de Robespierre qui lui paraissent remarquables : contre le suffrage censitaire, pour les droits civiques des comédiens et des juifs, contre la loi martiale, contre l’esclavage dans les colonies, contre la peine de mort, pour le droit de pétition, pour la liberté de la presse. Il ajoute :

 On dira que tous ces beaux principes, Robespierre les a oubliés quand il est devenu le personnage le plus influent du Comité de salut public, que l’apôtre de la liberté s’est débarrassé de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, que l’adversaire de la peine de mort a fait tomber des têtes par milliers. Ces charges sont anciennes : elles datent de l’après-Thermidor, où il fallait légitimer l’élimination d’un homme qui personnifiait la Révolution. […]

Sanglant ? Les exemples sont nombreux où Robespierre s’est employé à sauver des vies. Il s’est opposé, on l’a vu, à la mise en accusation des soixante-treize conventionnels qui avaient protesté contre le 31 mai (“La Convention nationale ne doit pas chercher à multiplier les coupables”). Sa ténacité sur ce point et d’autres lui a valu d’être accusé à plusieurs reprises de modérantisme.

Reste qu’il a fortement contribué à envoyer à la guillotine le groupe cordelier et les dantonistes. Mais bien des signes indirects laissent penser qu’il ressentait une grande douleur de se trouver au centre de gravité d’une distribution de mort — douleur à l’origine de sa maladie, de sa fatigue, de ses absences. […] Comment aurait-il pu en être autrement, s’agissant de Danton, auquel il envoyait des lettres si affectueuses au moment de la mort de sa première femme, et de Camille [Desmoulins], son condisciple à Louis-le-Grand, dont il avait été le témoin de mariage ?

Ni dictateur ni cruel, Robespierre a pourtant joué un grand rôle dans la mise au pas du mouvement populaire dans l’hiver et le printemps de l’an II. Il a travaillé à dissoudre le groupe [sic] des Enragés, il a donné le coup de frein décisif à la déchristianisation et, avec les autres membres du comité de salut public, il a envoyé à la guillotine le groupe des Cordeliers. Par là, il a contribué à “glacer” la Révolution. S’il existait un tribunal de l’Histoire, ce serait là le principal chef d’accusation contre lui. [pp. 357-358]

« Ces charges sont anciennes », écrit Hazan. C’est vrai. Si vrai que l’affirmation selon laquelle elles dateraient de l’après-Thermidor est, elle, inexacte. Passons. Robespierre n’est ni le tyran qu’on a dit ni un monstre sanguinaire. Nous en sommes d’accord. Mais encore… Il s’agit bien, tout de même, d’évaluer — politiquement et moralement — la Terreur, puisque nous faisons, Hazan et moi, de l’histoire pour faire l’histoire. Je veux dire : pour faire entendre qu’elle peut et doit être écrite, aujourd’hui comme voilà deux siècles, par les femmes et les hommes de ce temps. Eh bien voici mon credo, je l’écris contre Hazan, comme je l’ai écrit contre Guérin : je préfèrerai toujours un révolutionnaire sans migraines et sans guillotine. Je me moque éperdument que la chute des têtes de Danton, de Desmoulins et de tant d’autres, ait causé à Maximilien des douleurs intolérables, morales ou physiques. Je vais plus loin : je juge ces considérations à la limite de l’obscénité. Et tant que j’y suis, j’aurais aimé qu’Éric Hazan, brave homme qui ne veut la mort de personne, cela s’entend, pousse son énumération jusqu’à l’épouse de Camille, Lucile. Que l’on guillotine, en temps de guerre et de révolution, un général traître, je peux le comprendre. Mais Lucile Desmoulins… Quel est son crime ? À part d’être la femme aimée du journaliste Camille Desmoulins, modérantiste et partisan de la liberté de la presse, auteur de la belle formule Brûler n’est pas répondre ?

Ausculter non plus n’est pas répondre !

Nous dira-t-on qu’après avoir diffamé publiquement les Enragés Leclerc et Roux, les traitant d’agents de l’étranger pour mieux les discréditer — après et avant tant d’autres ! — l’Incorruptible peinait à digérer son dîner (pourtant frugal, notez-le)… Dans la récente livraison des Annales historiques de la Révolution française consacrée à Robespierre, Peter Mc Phee présente un point sur la concomitance entre les crises politiques et les problèmes de santé de Robespierre jusqu’à son épuisement, mais il ne s’agit pas là d’atténuer une responsabilité morale.

Parlons un peu de Marat, plus mal loti encore, peut-être, que Robespierre dans la mémoire collective. Hazan s’emploie à redorer son blason avec une méthode tout aussi incongrue. L’autoproclamé « ami du peuple » écrivait-il « Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur », Hazan nous le révèle : Marat ga-lé-jait ! Il disait ça comme il aurait dit « Je suis à mille lieues de penser que… » (sic). Hazan estime qu’il faut « bien du parti pris pour donner à ces chiffres […] un sens littéral » (p. 251). Navré ! il faut une fréquentation bien récente des textes de la Révolution pour imaginer que ses protagonistes manient la grosse métaphore et l’exagération marseillaise quand ils parlent d’envoyer telle catégorie (les agioteurs, par exemple) ou tels individus à la guillotine. Ils sont on ne peut plus sérieux, au contraire.

(On ne peut que s’interroger sur la position à ce sujet des « savants amis » d’Hazan, Florence Gauthier et Yannick Bosc, historiens patentés, dont il signale qu’ils ont eu « la patience de lire et d’annoter [son] manuscrit ».)

Cela ne signifie pas, en effet, que Marat disposait d’une liste de cinq à six cent personnes, dont il ne lui restait qu’à cocher les noms au fur et à mesure que le bourreau avançait en besogne. Non, c’est une estimation grossière. Et dans ce sens, et seulement dans ce sens, il ne faut pas le prendre au mot, ou plutôt au nombre. Il dit cinq cents, comme il dirait quatre cents ou douze-cents. Gageons cependant que pour, disons les trente premiers, il devait avoir une liste en tête…

 L’illusion selon laquelle l’élimination physique collective de catégories délinquantes, d’une part, de toute opposition politique, d’autre part, allait asseoir la révolution et terroriser ses ennemis (le mythe de l’exemplarité) était assez largement partagée, notamment dans la sans-culotterie — et singulièrement chez les Enragés, au moins Théophile Leclerc (voir son Ami du peuple) et Jacques Roux (voir le « Manifeste des Enragés »). C’est précisément parce qu’il s’agissait d’une erreur — politique et morale — qu’il importe d’être aujourd’hui scrupuleusement clair sur tout ce qui y touche. Cette erreur doit être expliquée, autant que faire se peut, par la recherche historique. Elle permet de réfuter les mensonges et inventions de l’historiographie monarchiste, et contre-révolutionnaire en général ; elle permet aussi de récuser les amalgames visant à discréditer, au travers de la Révolution de 1789/1793, tout projet révolutionnaire. Pour autant, il serait absurde — et contreproductif — de procéder par euphémisation, tentation à laquelle cède Hazan.

Mettons, une fois de plus, les pieds dans le panier de son : les assassinats légaux d’Olympe de Gouges, de Camille et Lucile Desmoulins et de Jacques René Hébert (liste non exhaustive, loin s’en faut !) ont peut-être servi une politique — au moins ont-il été perpétrés dans cet espoir —, ils n’ont servi aucune révolution.

Euphémisation encore, quand Hazan tente de distinguer, au profit de Marat, la dénonciation/délation de la dénonciation/accusation. Cette distinction est, pour l’époque, oiseuse. On dénonce — certes pas anonymement, puisque c’est au contraire un titre d’honneur — pour un accaparement (de pain, par exemple), une fréquentation douteuse, un « mauvais propos ». Leclerc termine chaque numéro de son Ami du peuple (titre repris par lui après la mort de Marat, auquel il appartenait) par un appel aux dénonciations et renseignements. Fin 1793, Pauline Léon, cofondatrice de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, dénonce l’épicier Le Doux, rue du Sépulcre, pour mauvais propos, contre les pillages, les Parisiens, la loi agraire, la Constitution, etc.

« Bourgeoise » ou non ?

 Éric Hazan y a insisté lors de notre débat, comme il y insiste dans son livre (pp. 76-78) : la Révolution française ne peut être qualifiée de « révolution bourgeoise ». Pour trois raisons, selon lui : 1) elle n’a pas détruit le féodalisme, déjà mis à mal sous le règne de Louis XIV ; 2) cette conception marxiste oblige à condamner les luttes des paysans et des sans-culottes comme rétrogrades, puisqu’ils retardent l’avènement du capitalisme, lequel créera le prolétariat, lequel abolira les classes… ; 3) les mots « bourgeois » et « bourgeoisie » sont d’emploi rare pendant la Révolution (« Je les ai cherchés chez Robespierre… ») ; la rareté du mot « traduit l’absence de la chose ». Hazan en déduit que la question de savoir si la Révolution française est une révolution bourgeoise est une « non-question ».

 Un véritable « ami » aurait signalé à Éric Hazan un texte manuscrit de Robespierre datant du premier juin 1793, en pleine insurrection antigirondine : « Les dangers intérieurs viennent des bourgeois ; pour vaincre les bourgeois, il faut rallier le peuple ». Texte cité par Hamel, Buchez & Roux, Mathiez, Soboul, Vovelle, bref par un peu tout le monde, jusqu’à… M. Georges Labica, dans son Robespierre, une politique de la philosophie, publié comme on sait par Éric Hazan.

Oublions notre fielleuse pique à l’égard des amis d’Éric : il est compréhensible qu’il n’ait pas souhaité prendre en compte une phrase qui contredit « de l’intérieur » son argument n° 3. Qu’importe d’ailleurs, puisque ce n’est précisément pas de l’intérieur que je souhaite le réfuter. À supposer, en effet, que ni Robespierre ni aucun autre révolutionnaire n’ait jamais utilisé le terme « bourgeois », qu’il se fut agit de désigner les amis ou les ennemis du nouveau cours des choses, l’argument d’Éric Hazan serait irrecevable. Le sophisme qu’il propose a d’ailleurs ceci de remarquable qu’il est faux pour tous les mots et toutes les époques. Une chose (intéressante) est de mesurer l’usage — par la fréquence et les diverses acceptions — de tel mot à telle époque (ce qui permet d’éviter les anachronismes). Autre chose est d’analyser un phénomène historique à l’aide d’outils intellectuels contemporains (de l’analyseur). Je n’ai nul besoin que le mot « bourgeois » ait été d’un emploi courant dans les discours à la Convention, et pas davantage qu’aient été connus et compris en 1793 les concepts de « révolution bourgeoise » ou de « luttes de classes », pour en faire usage, en 1920, 1968 ou 2032.

Reste à savoir si cet usage est fécond, question que nous allons aborder maintenant, ce qui nous mènera à considérer l’argument n° 2 d’Hazan, qu’il tire des travaux de Florence Gauthier, à laquelle il renvoie en note. Pour ce qui me concerne, j’avais compris, notamment de l’introduction de Fl. Gauthier et Guy-Robert Ikni au volume La Guerre du blé au XVIIIe siècle (Éditions de la passion, 1988), que l’historienne récusait les analyses d’un marxisme mécaniste et économiste qui conduisait par exemple un Georges Lefebvre à considérer les luttes des paysans pendant la Révolution comme tournées vers le passé. Il n’est pas indifférent qu’un chercheur russe comme Anatoli Ado, dont la thèse de 1971, Les Paysans et la Révolution française, ne sera connue en français qu’en 1996 (grâce à la Société des études robespierristes), ait choisi de saluer dès ses premières pages l’importance accordée par Kropotkine au mouvement paysan dans la Révolution. Ado fournit un bel exemple (inaccessible en 1988) d’une analyse marxiste, à laquelle ne manque aucune citation de Marx, Engels ou Lénine (on peut penser qu’il s’agit au moins en partie d’un « sauf-conduit »), mais habile à éviter les pièges d’une vision de l’histoire mécaniste et stalinienne.

Or c’est d’une manière toute mécaniste qu’Hazan se distingue du mécanisme par lequel « les historiens “marxistes” étaient conduits à un grand écart intenable » qui les conduisait à condamner rétrospectivement comme « rétrogrades » les résistances à la révolution bourgeoise, accoucheuse du capitalisme. Cette vision, mécaniste et économiste (je n’ai pas souvenir qu’Hazan reprenne ce second qualificatif à Gauthier), a bien existé (peut-être existe-t-elle encore), et elle a servi, en effet, à condamner idéologiquement et à écraser militairement des mouvements de révolte populaire, comme dans l’Ukraine des années 1920 (exemple donné par Hazan). Il ne s’ensuit nullement que l’analyse de tel épisode révolutionnaire comme « révolution bourgeoise » entraîne automatiquement l’acceptation de la vision bolchevique puis stalinienne de l’histoire.

Je propose ici la définition minimale de ce que j’appelle révolution « bourgeoise », ou conception bourgeoise de la révolution. Elle se caractérise 1°) par un refus de mettre en cause radicalement le principe de la propriété privée, afin de réaliser l’égalité des conditions ; 2°) par la méfiance à l’égard des modes et des organes de décision spontanément créés par le peuple, et finalement par la répression à leur encontre.

Florence Gauthier a insisté sur les efforts de Robespierre pour en quelque sorte « indexer » le droit à la propriété sur un droit supérieur, qui serait le droit à l’existence. Dans cette perspective, la propriété est donc relativisée par rapport à l’intérêt collectif. Peu m’importe ici de savoir si ces tentatives, d’ailleurs inabouties, sont dictées par une vision égalitariste ou par une tactique de nécessaire appui sur les forces vives du mouvement populaire. Le fait est qu’elles sont plutôt tardives et inefficaces. Et surtout, elles s’accompagnent d’une prise de distance vis-à-vis des sans-culottes puis d’une répression du mouvement populaire, et du mouvement des femmes qui en est une composante importante.

Éric Hazan déclarait, lors de notre débat, que l’une des questions et des enseignements qu’il tire de la Révolution française concerne l’élimination de l’ « extrême gauche » dont il conviendrait de conjurer le renouvellement. Or, pour comprendre pourquoi et comment ce que nous appellerons, par facilité de langage et conscient de l’anachronisme du terme, l’ « extrême gauche », a été éliminée par les Jacobins, au premier rang desquels Robespierre, il est fâcheux de se priver des concepts de « révolution bourgeoise » et de « lutte de classes ». En les récusant, et avec eux Daniel Guérin qui distingue dans la sans-culotterie un embryon de mouvement prolétarien, Hazan se met en position de vouloir ouvrir un coffre dont il vient de jeter la clef au fond du lac. L’élimination des Enragé(e)s, la fermeture des clubs de femmes, deviennent autant d’événements incompréhensibles et nous ne disposons d’aucun moyen d’en empêcher la réitération dans une révolution à venir, sinon par une « vigilance » sans objet (on est vigilant par rapport à la cause d’un phénomène) et d’avance désarmée.

Si Robespierre peut être jugé responsable d’une « glaciation » de la révolution, à laquelle beaucoup d’autres ont contribué, c’est sans doute qu’il en incarne mieux que personne la contradiction bourgeoise insurmontable : pour réaliser pleinement les valeurs qu’elle affiche (l’égalité, la souveraineté populaire), la révolution devrait se poursuivre, se dépasser même. Et de ce fait ignorer les limites que ni les possédants ni les gouvernants ne veulent voir outrepasser. Robespierre se fait de la révolution une idée progressiste en tout, soucieuse du peuple qu’il croit sincèrement représenter mieux que les sans-culottes des sections (« Je suis peuple »), accordant une place aux femmes, à condition qu’elle veuillent bien y rester, « sociale » mais anticommuniste avant la lettre, démocratique mais par le système représentatif, laïque mais reconnaissant l’immortalité de l’âme… La première manifestation — tragique — de l’utopie d’un « réformisme révolutionnaire » dans la révolution même, que d’aucuns proposent aujourd’hui de rejouer en farce, avec beaucoup plus de réformes que de révolution (je pense évidemment à l’usage que fait J.-L. Mélenchon de la figure de Robespierre).

 Le succès réel du livre d’Éric Hazan — auquel mes critiques ne porteront aucun tort —, avec ses 8 000 exemplaires vendus, peut être interprété comme un symptôme intéressant d’un regain d’intérêt du public pour la Révolution. Par ailleurs, si je considère que l’étude de la Révolution française est un exercice salubre d’admiration pour des figures du passé (je préfère cependant la marchande de chocolats ou la blanchisseuse à l’avocat) et d’optimisme pour le présent et l’avenir (Hazan et moi sommes d’accord sur ce point), je redoute les effets d’un « ressourcement » idéologique et identitaire d’une partie de la gauche dans des « valeurs de la Révolution » simplifiées et décontextualisées. Mais c’est un phénomène dont le livre d’Éric Hazan ne relève qu’à la marge, et sur lequel je reviendrai dans un prochain article.

_________________

Éric Hazan, Une Histoire de la Révolution française, La Fabrique, 2012, 402 p., 22 €.

Statut : J’ai acheté ce livre en librairie.

On peut lire, sur le blog Vosstanie, «La Révolution française selon Eric Hazan», par Sandra C.

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