Je reproduis ci-après, avec son accord un article de Jacques Guilhaumou (UMR «Triangle», Université de Lyon, CNRS/ENS-LSH), « Parler la langue du peuple pendant la Révolution», tiré de l’ouvrage La Révolution française. Une histoire toujours vivante, sous la direction de Michel Biard, Paris, Taillandier, 2009, pp. 317-331. réédition: Paris, CNRSeditions, 2014, pp. 317-331.
La langue du peuple
pendant la Révolution française
La formation d’une «nouvelle langue politique», selon l’expression de Sieyès, est la quête obligée d’une génération de révolutionnaires qui se trouve confrontée à un immense changement[1]. Certes cette invention d’une nouvelle langue politique est précédée, dès les années 1750, d’un souci de constituer une langue analytique bien faite, donc au plus près de la raison, avec les Encyclopédistes, mais en restant à distance des préjugés du peuple. C’est donc seulement au cours des années 1770-1780, avec l’émergence d’une façon d’observer la société, qui prend déjà nom de sociologie là encore sous la plume de Sieyès[2], que se précise un intérêt pour le «peuple malheureux» en s’appuyant sur la connaissance des mœurs et des besoins sociaux[3]. Ce qui revient d’emblée à donner une base sociale large et déterminée à la nouvelle langue politique. Ainsi, le peuple n’est plus exclu de l’observation sociale, comme dans les périodes antérieures. Bien au contraire. Il est alors possible, comme l’ont fait Arlette Farge et Déborah Cohen[4], de donner vie, à partir d’archives, à la parole populaire en cette fin de l’Ancien Régime par la prise en compte de ses revendications, et de leur légitimation propre.
Ainsi le Robespierre avocat dans les années 1780[5] considère que le peuple doit «être compté pour quelque chose», en se présentant, d’une affaire judiciaire à l’autre, comme le témoin oculaire qui atteste du malheur de tel ou tel homme du peuple. Il témoigne ainsi de l’injustice faite au peuple, et en fait un argument pour l’action. Dans le même temps, il met en place avec d’autres penseurs des Lumières tardives (Condillac, Helvétius, D’Holbach, Condorcet) les bases de l’art social qui vont permettre le déploiement de la figure sublime du législateur bientôt légitimée par le déploiement souveraineté du peuple. Il institue ainsi la présence, au sein même de la nouvelle langue politique, d’un tiers légitimant, la parole du peuple. Toute analyse de la langue politique pendant la Révolution française est donc indissociable de la question de la langue du peuple telle qu’elle se présente sous diverses formes au cours de la période démocratique de la Révolution française.
Déjà Rousseau s’était efforcé, dans le Contrat Social, «d’examiner l’acte par lequel le peuple est peuple» et de le situer au fondement de toute société juste. Il en conclut que le peuple prend nom de peuple dans chaque événement qui le légitime, posant ainsi, avec l’événement révolutionnaire à venir, un terrain d’expérimentation sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Cependant, adepte des paradoxes, il écrit aussi vite qu’«Il y a mille sorte d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple», ce qui nous renvoie, avec la Révolution française, à l’effort constant du porte-parole, et qui plus est du législateur, pour traduire la langue du peuple, tout particulièrement dans les moments de crise politique.
Faire l’histoire de la langue du peuple au cours de la Révolution Française, c’est donc situer les temps forts d’un tel processus de traduction, et ses diverses mises en œuvre au cours du processus révolutionnaire. Nous nous contentons présentement de poser quelques jalons d’une année de la Révolution à l’autre, tout en consacrant un développement plus substantiel à une expérience de la langue du peuple particulièrement originale, et qui vient de faire l’objet d’une minutieuse étude de Michel Biard, le style Père Duchesne en particulier sous le plume d’Hébert, un des principaux dirigeants cordeliers en 1793.
Le trajet de la langue du peuple[6]
L’année 89, année sans pareille, débute avec la célèbre interpellation de Sieyès, dans Qu’est-ce que le Tiers-État ? où il est question du Tiers-État qui n’a été rien dans l’ordre politique jusqu’à présent, et qui demande à «devenir quelque chose» dans le nouvel ordre social. Elle se déroule alors au plus près d’une institution nouvelle, l’Assemblée Nationale. C’est du langage du peuple-nation dont il est question tout au long des événements, dans une dissociation encore fortement présente avec un langage du peuple qui peut se manifester dans des propos et des attitudes violentes, voire dans des gestes punitifs. La parole du peuple exprime certes une demande, mais dans une forme punitive, ainsi le massacre de De Launay, le gouverneur de la Bastille, 14 juillet 1789, est présenté dans les termes suivants par l’un de ses assassins: «Quand de Launay fut mort, le peuple dit : la Nation demande sa tête pour la montrer au public». Ce mélange de demande publique et de violence émeutière procède pour les contemporains, et en particulier les députés de l’Assemblée Nationale, d’un alliage «impur». Il constitue cependant, par la multiplication des scènes punitives – voir de même les massacres de Foulon, conseiller d’Etat et de Bertier de Sauvigny, Intendant de Paris –, l’une des manifestations de la violence du peuple jusque dans des formes langagières spécifiques.
Il importe ainsi pour l’histoire de suivre, d’événement en événement, la diffusion d’un tel langage populaire situé au plus près de la quotidienneté, avec son point culminant au moment des massacres de septembre 1792 à Paris.
L’exemple du faubourg Saint-Marcel[7], caractérisé par la présence de nombreux sans-culottes d’un tumulte à l’autre, est ici particulièrement parlant si l’on peut dire. Renfermant dans ses prisons plus de 800 suspects, ces derniers subissent toutes sortes d’«actes de férocité» précise un officier municipal qui témoigne par ailleurs de son échec à les empêcher dans les termes suivants: «Je leur parlai le langage austère de la loi… Je les fis tous sortir devant moi; j’étais à peine moi-même sorti qu’ils rentrèrent.» Il assiste alors impuissant au massacre de plusieurs dizaines de prisonniers, contraint de même à entendre les propos punitifs des septembriseurs repris des actes du quotidien, ainsi du type «Je hacherai cette viande par morceaux et la fricasserai pour les faire manger aux aristocrates» ou «Vous, Monsieur à la peau fine, je vais me régaler d’un verre de ton sang». L’acte punitif s’arrête souvent avant, par le seul fait du sabrage du prisonnier. Mais l’horreur du geste et du propos traumatisent les contemporains.
Cependant des juges improvisés tentent, dans certaines prisons, de faire la part entre l’innocent et le coupable : s’ils arrivent à sauver quelques vies, ils n’empêchent pas le massacre de la majeure part des prisonniers. Précisons cependant qu’ils utilisent un langage politique marquant une volonté de traduire la demande légitime du peuple tout en excluant le contexte punitif, ainsi de formules utilisées face aux septembriseurs qui vont avoir un succès certain par la suite comme «Guerre ouverte aux ennemis du bien public», «C’est un combat à mort».
L’effort ainsi attesté de traduire la demande du peuple dans une langue politique légitime, donc de faire droit aux besoins du peuple au titre de la Déclaration des droits et du citoyen qui ouvre la possibilité de réaliser les droits naturels de chaque individu, devient l’une des préoccupations majeures des républicains en 1791-1792, puis des Jacobins en 1793-1794.
Raymonde Monnier a décrit avec minutie le langage républicain en acte des années 1790-1792 qui se déploie au sein d’«une sphère démocratique de discussion où chacun s’autorise à donner son opinion sur la politique est les sujets d’intérêt général»[8], en appui sur une presse quotidienne qui informe le peuple parisien de la révolution au jour le jour. L’engagement des gens de lettres auprès du peuple est ici fortement marqué et concerne aussi des écrivaines patriotes, à l’exemple de Louise de Keralio, l’épouse de François Robert qui animent, à eux deux, le cercle démocratique du Mercure National. Non seulement, ils défendent la cause du peuple français, mais aussi celle des peuples, au titre de «l’union fraternelle des nations d’Europe». Qui plus est, «la prise de parole publique des femmes»[9] est l’une des composantes importantes du langage républicain dans sa proximité à la langue du peuple.
En énonçant, dans sa profession de foi, «Je hais les rois et j’abhorre la royauté», en considérant qu’il faut effacer de notre mémoire jusqu’au nom de roi, et introduire le mot république qui «fait reculer d’effroi» les ennemis du peuple, le républicain Robert constitue, avec d’autres écrivains patriotes, un espace de traduction de la souveraineté du peuple occupé désormais par un langage républicain, dissociant royauté et liberté, et faisant de tout patriote un démocrate. Dans la mesure où la démocratie est «le gouvernement de tous», et «ne suppose qu’une chose: l’égalité», elle est aussi le langage de tous, du «peuple-roi», et non seulement le langage d’un tout social, comme en 1789, souvent dissocié des manifestations légitimes du peuple, parce que «dévoyées» dans une parole encore punitive. En disant que «citoyen, patriote, ami de la liberté et démocrate sont de parfaits synonymes», Robert pointe ainsi la désignation du peuple par lui-même, sa manière de dire sa puissance dans un langage républicain. Il instaure, avec d’autres, une énonciation légitime du peuple, une manière «populaire» de parler.
Les adresses présentées à l’Assemblée législative et émanant de diverses autorités constituées ne disent pas autre chose, tout en réservant, en cas de refus de leur demande, au peuple la possibilité de «faire justice lui-même» par la reprise de l’exercice de ses droits. Une telle tension, au risque de la dissociation pour les républicains les plus modérés entre un «peuple éclairé» et un «peuple ignorant», donc sensible à l’anarchie, est omniprésente dans cette manière de traduire la demande du peuple dans un langage lui-même désigné comme «populaire». C’est aussi à ce titre que les républicains ne sont pas tous Jacobins, ou tout du moins n’adhèrent pas tous à la radicalisation progressive du mouvement jacobin, à l’exemple d’Antoine Tournon[10].
C’est pourquoi nous avons toujours accordé, depuis nos premiers travaux sur la langue politique, une place centrale à la manière dont Robespierre et les Jacobins inventent un savoir parler «populaire» en situant les expressions légitimes du «mouvement populaire», au cours de l’année 1792 et plus particulièrement à l’occasion de la chute de la royauté, le 10 août 1792. Partant du constat que faire le récit du 10 août, c’est prendre en compte «un spectacle qu’aucune langue ne peut rendre», Robespierre s’efforce de délimiter les nouvelles expressions légitimes d’un «peuple entier» usant de ses droits en s’appuyant sur «le langage de vérité des délégués immédiats du peuple» dont lui-même en tant que délégué de la Commune de Paris. En considérant « ce que le peuple a fait» et la manière sont ses délégués l’ont traduit dans «un langage de vérité», Robespierre institue une langue politique en «communication directe avec le peuple».
Qui plus est, il peut alors affirmer, une fois élu à la Convention, et à propos des massacres de septembre que «c’était un mouvement populaire» dans le fait même que des juges improvisés y étaient présents pour énoncer «le langage de vérité» du peuple. Désormais le rôle qui est dévolu par les Montagnards aux législateurs est de traduire les besoins et les passions du peuple dans «une langue du peuple» face à un peuple qui ne détient pas encore la science de la politique. À chaque usage de «populaire» («mouvement populaire, force populaire, délégué populaire.»), le discours jacobin s’autolégitime comme «langue du peuple».
Reconnaître alors le peuple comme incarnant le tout de la communauté politique à travers le qualificatif de populaire ne se réduit pas alors à rendre compte de la nécessité de la voix du peuple, et de son écoute dans le concert législatif [11]. De surcroît, l’insurrection du 10 août confronte certes les patriotes à l’expérience de l’inhumanité, manifestée dans la souffrance issue de l’insensibilité royale, ce qui les incite, en réaction, à l’appel à la vengeance au nom de la sauvegarde du corps du peuple. Mais le plus important réside alors dans la nouvelle façon de communiquer entre le peuple et ses représentants au lendemain du 10 août qui met certes un terme à « la confusion des langages républicains », mais surtout ouvre de nouvelles perspectives sur la manière dont le peuple prend nom de peuple dans chaque événement où il manifeste sa présence révolutionnaire, donc parle sa propre langue.
Il importe en effet que la dynamique langagière du moment 1792 soit fortement soulignée. Il importe tout autant qu’elle ne soit pas perçue comme purement émotive, au titre d’un cri légitime de souffrance, et qu’elle ne se traduise pas par le seul argument de la demande de droit présent dans le discours de ses porte-parole. Elle est tout autant conceptuelle, au sens où le savoir politique devient langue du peuple, langue de la Masse écrira Marx lecteur de la Révolution française, donc constitue un jalon essentiel de la tradition progressiste[12].
D’ailleurs un des aspects de cette nouvelle économie politique populaire qui se met en place, au niveau langagier, est une position antirhétorique qui s’exprime bien dans la phrase «Discourir laconiquement est le propre du jacobin». À distance de la profusion oratoire issue du sentiment redoublé par un argument, l’affirmation de l’identité entre la langue et les droits permet de formuler la langue du peuple dans toutes sortes de déploiements de la parole naturelle des individus, et lui confère une valeur de reconnaissance bien marquée par la référence à une science de la politique. D’analogie en analogie sur le terrain de la simple nature humaine, d’une expression populaire à l’autre, une telle langue du peuple prend une consistance que nul autre qu’Hébert dans le Père Duchesne a su si bien mettre en valeur.
Le parler peuple
Hébert, l’un des principaux dirigeants de la Commune de Paris et du club des Cordeliers, occupe en effet, grâce à son Père Duchesne publié dès 1790 et interrompu par son exécution en 1794, une place singulière dans l’histoire de l’opinion populaire pendant la Révolution française.
L’apogée du Père Duchesne d’Hébert se situe durant l’été-automne 1793 au moment où le mouvement populaire connaît sa pleine puissance dans le contexte du lien qui s’établit à Paris entre les Cordeliers et le mouvement révolutionnaire impulsé par les sectionnaires jacobins radicaux, les femmes révolutionnaires et les envoyés des départements pour la fête du 10 août Au cours de l’automne, ce journal se diffuse à près de 50.000 exemplaires, ce qui est considérable pour l’époque.
Pour en comprendre le succès, il convient d’en préciser le style. C’est ainsi que le journaliste des Annales de la République française note au début du mois de septembre 1793 que «C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Ce proverbe connu peut-être appliqué au Père Duchesne. Depuis qu’il a quitté ses fourneaux pour prendre la plume, ses joies et ses colères ne sont pas seulement le thermomètre des événements, mais le vieux forgeron se perfectionne chaque jour dans l’art d’écrire avec méthode et de jurer avec grâce». De fait Hébert, capable de «s’exprimer en style différent et dans une forme plus accablante alors» lorsqu’il quitte la tribune de la Commune de Paris et donne à lire son Père Duchesne par les colporteurs, connaît, en ce début de mise à l’ordre du jour de la Terreur, un immense succès. Il est considéré comme le porte-parole des «orateurs des groupes», donc du «peuple des groupes» et ses opinions, depuis le début de 1793, sont «le thermomètre du jour» selon le journaliste de la Gazette française. Par son journal, il n’a de cesse d’«éclairer le peuple», de «faire des motions patriotiques».
En quoi le style du Père Duchesne est-il si bien adapté à un public populaire? D’abord par l’usage des ressources les plus diverses de la narration imagée, par exemple le dialogue fictif sous divers costumes, des récits de promenade – au Palais-Royal, à la Courtille et ailleurs –, des récits de songe, des narrations allégoriques. Mais aussi et surtout par l’usage massif de jurons et d’expressions populaires dont le Dictionnaire historique de Michel Biard propose un recensement et une analyse précis[13]. De cette performativité du langage populaire du Père Duchesne, on peut déjà en prendre conscience dans les lectures d’archive, par exemple lorsque que dépouillant, aux Archives Nationales, le dossier de police d’un sectionnaire parisien, j’y trouvai, dans un billet de dénonciation, le propos suivant que lui attribuait son dénonciateur: «Foutre, je vais jurer comme le Père Duchesne». Il convenait donc que l’historien en mesure toute l’ampleur en retraçant, d’une expression à l’autre, la multiplicité des parcours thématiques proposées par Hébert au cœur même de l’action révolutionnaire dans sa dimension performative.
Cependant bien des expressions populaires du Père Duchesne nous sont devenues inaudibles, faute d’en saisir le sens, et «gênent» donc sa lecture sans commentaires. En nous proposant ainsi un imposant Dictionnaire du Père Duchesne, qui comprend pas moins de 550 pages d’expressions présentées, commentées, contextualisées, Michel Biard nous ouvre un vaste horizon de compréhension sur la façon dont se greffe la langue populaire sur la langue politique de la Révolution française, pour en redoubler les effets [14].
Le journaliste patriote Cérutti, dans son Prospectus d’un Dictionnaire d’exagération, s’intéresse à «l’idiome exagérateur» qui se veut proportionné à l’accroissement subit des idées, véritable «langue des effets»[15]. Le Père Duchesne procède d’une telle exagération proportionnée aux circonstances, ce qui nous écarte du langage ordurier.
Compte tenu du fait qu’une grande part du journal d’Hébert relève de la dénonciation publique des «coups de chien» adversaires de la République, l’usage pléthorique et diversifié à l’extrême des expressions populaires sur ce registre en redouble les effets, et contribue donc tout particulièrement à la visibilité du Père Duchesne dans l’opinion publique.
Il s’agit par exemple de rire des rois et des reines lorsqu’il est dit qu’ils vont «avoir le bec jaune» au prise avec les braves sans-culottes, donc de s’en moquer en considérant telle ou telle tête couronnée et/ou mitrée d’Europe comme «un blanc-bec», et de les qualifier, à l’exemple de Louis XVI, de «bamboche couronnée». Il s’agit aussi de dénoncer leur «margouillis», leur art de «jeter de la poudre aux yeux», et de les accuser de «graisser la patte» aux députés de l’Assemblée, à l’exemple de Marie-Antoinette, donc de «se foutre comme Jean de Vert» des dangers qui pèsent sur la République. Et bien sûr de les combattre en leur faisant «danser le rigodon», en leur «foutant la danse», tout en leur faisant aussi «payer les violons»!
Ce n’est donc que «jean-foutre», «viédase» – c’est du vocabulaire rabelaisien – «valetaille» pris à parti par le Hébert, mais parfois avec des mots comme «jeantrillâtre» «parfaitement compris des lecteurs du Père Duchesne, eux-mêmes prompts à saisir les jeux sur les mots dont la presse et les pamphlets multiplient chaque jour les exemples», mais dont l’historien se doit, ici avec succès, de préciser l’origine et la composition pour nos contemporains qui les ont oubliés. Ici «jean-foutre» associé au verbe «étriller» et au suffixe «âtre» à connotation fortement péjorative comme dans «bellâtre». Le mot rare, disons oublié, et dévalorisant peut aussi servir à s’adresser aux femmes, ainsi «ajustorion», pour se moquer de l’ornementation des muscadines.
En contextualisant telle ou telle expression, l’historien nous fait aussi découvrir l’impact historique de la dénonciation des ennemis en nombre de la République jusqu’aux Girondins inclus qui ne cessent de «mener à la lisière» les patriotes en leur donnant «un os à ronger». De même les mots d’ordre hébertistes prennent ici un relief particulier, par exemple avec la destitution des nobles pendant l’été 1793 lorsqu’il est question des «ci-devants talons rouges».
Tout un univers de la comédie, du théâtre des boulevards, de la parade de rue, du Carnaval, du cabaret de la Courtille, déjà évoqué, se précise ainsi que à la lecture de ces expressions populaires. Arlequin est bien présent «cousu de pièces et de morceaux» comme le veut la tradition burlesque. Le «foutu Dandin» de Molière côtoie le «Brid’Oison» – ici le juge qui veut arrêter Hébert –, de Beaumarchais. Nous retrouvons aussi au fil des expressions Gilles, Arlequin, Crispin, Pasquin et ses pasquinades. La comédie italienne est ainsi présente, qui plus est avec l’expression «mener au coin du roi». Le Carnaval s’y retrouve de même dans les usages de «cul» et leur valeur d’inversion burlesque: «aller (remuer) de cul et de tête, aller le cul nu, baiser le cul, foutre la pelle au cul, montrer son cul, sortir d’un cul», etc. De même, dans le registre carnavalesque, «pousser par haut et par bas». Quant à la parade, bien des Girondins sont désignés comme des «bateleurs», étant entendu qu’«après la parade arrivera la tragédie»…
Enfin le Père Duchesne, considérant, comme Vadée, que voir Paris sans voir la Courtille, ce n’est pas voir Paris, n’hésite pas à faire le récit de sa «grande ribotte» à la Courtille là où il casse sa pipe à «découvrir le pot aux roses» des jean-foutres. La veine littéraire d’Hébert, dans le Père Duchesne, se nourrit alors aussi bien de Rabelais, Molière, Beaumarchais que de Montaigne qui «aimait à lier des idées par la queue d’un poil» et Hébert d’ajouter «c’est son terme, je suis de même». On y trouve enfin des mots latin, ainsi dans «être à quia», qui côtoie, dans l’ordre du dictionnaire un mot «bas et populaire» (Féraud) comme quibus.
Notons aussi le vaste univers de la parole populaire dite exagérée, qui nous rappelle que le Père Duchesne est un journal crié, à travers son sommaire, dans les rues de Paris, lu dans les assemblées et les clubs, parfois même affiché sur les murs. Il est bien question ici d’en finir avec «le gouailleur» qui joue sur «la badauderie» du peuple, tout «ébaubi» par leurs propos. À ceux qui veulent nous faire «croire que des vessies sont des lanternes», en particulier «les bougres d’enfonceurs de portes ouvertes» qui nous ont «engueusé», à l’encontre des «aboyeurs de la royauté» qui empêchent les bons citoyens de faire leurs motions patriotiques, «les aboyeurs du peuple» répondent avec force. De même s’agit-il d’en finir avec tous «les marchands de phrase», véritables «moulins à parole» avec leur «bagou», qui nous «jettent de la poudre aux yeux», à force d’«argoté», et «s’amusent à la moutarde» en cachant leur «margouillis». Leur façon de «nager entre deux eaux», de «conter fleurette» bref leur art de «brouiller les cartes» s’entendent dans leur «baragouin» et leurs «balivernes» de «braillards de palais». Leurs «bons mots» les qualifie de «calembourdins». «Enfonceurs de portes ouvertes», «politiqueurs à perte de vue», avec leur « rgotag », leur «joberie», leur «babil» et leur «galimatias», ils tiennent un discours auquel on ne comprend rien, ou tout du moins profite du fait d’avoir «la langue dorée», ou «la langue sucrée», manière de «verguigner» (« barguigner » sans vergogne) pour nous «mener à la lisière». Ces «mâtins rendoublés» veulent nous faire croire qu’ils ont de l’esprit et de l’éloquence, mais leurs «rapsodies» ne sont que des «grands mots» pour les sans-culottes.
Et de «dégoiser» et «jaser», «river leur clou», ici le privilège du Père Duchesne et du Père Duchesne, pour faire pièce à «parluiser» (une expression de la Normandie natale d’Hébert) «avoir du bagou» et autres expressions citées ci-dessus. Et Hébert d’en conclure sur la nécessité de revenir sur l’analogie entre les mots et les choses, si souvent soulignée par les journalistes remarqueurs des nouveaux usages de la langue politique: «Laissons-là tout cet amphigouri, il faut nommer les choses par leur nom», «C’est trop baliverner sur les mots, revenons sur les faits». Et dit de façon encore plus populaire: «moins de rodomontades, bougres d’engueuseurs et plus d’effet» Ainsi le peuple est-il enfin «débadaudé», en se foutant du «Qu’en dira-t-on» et en «rembarrant de la bonne manière» ses ennemis par le simple effet de son action, de la force de son discours.
Le lecteur du Père Duchesne est tout aussi frappé par la fréquence du vocabulaire autour de la guillotine avec l’omniprésence de Charles Samson dit Charlot, là où il est question du «vis-à-vis de Maître Samson», de «la cravate de Samson» (ou «cravate du docteur Guillotin»), du fait de «faire danser la danse de Samso». Quant au verbe «raccourcir», il apparaît 18 fois en 1793-1794! Une de ses victimes, Charlotte Corday, assassin de Marat, est ainsi désigné par l’expression «collier de Charlotte Corday», allusion donc à son exécution le 17 juillet 1793. L’usage fréquent de l’expression, plutôt ancienne comme le montre Pierre Enckell[16], «faire perdre le goût du pain», pour dire tuer, expression étendue ici au fait de guillotiner, mérite aussi d’être souligné. Un mot enfin sur la formule «Laissons à Charlot ce qui est à Charlot» qui nous renvoie, comme le note Michel Biard, au fait qu’«Hébert appelle les citoyens à ne pas vouloir se faire justice eux-mêmes […] mais à avoir confiance en la justice pour que les coupables soient condamnés»[17]. Nous comprenons ainsi la rareté du vocabulaire de la pendaison, tout aussi soulignée par une expression quelque peu énigmatique, mais qui mérite toute l’attention de l’historien, «faire la grimace au pont rouge». Ce qui situe donc bien le jacobin Hébert du côté du refus de toute action punitive populaire, et de la volonté d’user de la forme légale de la guillotine, au point d’ailleurs de les associer en parlant de «brave lanterne et guillotine» ce qui est une manière d’euphémiser la redoutable lanterne dressée par un peuple punitif. Nulle présence de «à bas», «à bas la tête», donc du vocabulaire punitif du peuple. Une fois plus, parler la langue du peuple consiste à contrecarrer toute vision d’une peuple massacreur, punitif, soumis aux préjugés donc jugé mineur politiquement.
Bien sûr, tout le parler peuple n’est pas dans le Père Duchesne d’Hébert. Les autres Père Duchesne en usent. Dans Le Lendemain, en novembre 1790, il est question d’un Père Duchesne qui «a eu raison de se réjouir par bécasse, et par bémol de la défaite des fermiers généraux». «Le lundi gras du Père Duchêne» en 1791 «arrache la cataracte aux Français» alors que «la guerre civile nous pend au nez». Dans la même veine, «Le grand carnaval du Père Duchêne» précise d’emblée que «Notre badauderie est en cause. Tant qu’on laissera la pépie et la crête aux aristocrates, le temps fera la grimace, et nous aurons toujours une figure de carême». D’autres journaux font aussi des jeux de mots dans le même sens. Ainsi du Rougiff ou Le Franc en vedette, concurrent «dantoniste» pendant l’été 1793, qui, jouant sur le mot badaud, écrit: «Oui, parisien sans-culotte, tu redeviendrais bas-dos-royal».
Avec la chute de Robespierre et la fin du gouvernement révolutionnaire de l’an II, le processus de formation de la langue du peuple s’interrompt brutalement, et ne reprendra vie qu’avec la Révolution de 1830 et les première manifestations du mouvement ouvrier, en particulier avec les canuts lyonnais. L’image qu’il en reste pour les contemporains horrifiés est un déchaînement de bas-langage qui renvoie à une figure plaisante mais devenue malsaine, le sans-culotte[18] et à une figure encore plus terrifiante, celle du massacreur, des événements parisiens de septembre 1792 aux diverses scènes punitives en Province[19]. C’est là une autre histoire, celle d’un imaginaire politique toujours prégnant dans nos consciences.
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[1] Voir notre ouvrage La langue politique et la Révolution française, Paris, Meridiens/ Klincksieck, 1989.
[2] «Sieyès et le non-dit de la sociologie : du mot à la chose». Revue d’histoire des sciences humaines, Naissance de la science sociale (1750-1850), 2006, 15, p. 117-134.
[3] Voir notre article, en complément de l’ouvrage précité, sur «La langue politique et la Révolution française», Langage & Société, N°113, septembre 2005, p. 63-92.
[4] Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au 18ème siècle, Paris, Seuil, 1992. Déborah Cohen, Nature du peuple: formes de l’imaginaire social, XVIIIe/XXIe siècles, Seyssel. Champ Vallon, 2009.
[5] Voir notre article «Robespierre et la formation de l’esprit politique au cours des années 1780. Pour une ontologie historique du discours robespierriste», Mots, n°89, mars 2009, p. 125-137.
[6] Nous avons contextualisé chaque étape du trajet ainsi décrit dans notre ouvrage L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792), Presses Universitaires du Septentrion, 1992.
[7] Haïm Burstin, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Paris, Champvallon, 2005.
[8] Républicanisme, patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 155.
[9] Titre d’un numéro spécial des Annales historiques de la Révolution française, n°344, avril-juin 2006, sous la direction de Christine Fauté, qui ajoute une telle dimension langagière au travail pionnier de Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple pendant la Révolution française, Paris, Perrin 2004 (Première édition, 1988).
[10] Voir notre étude, « Antoine Tournon, un journaliste patriote à l’épreuve des principes », Annales Historiques de la Révolution Française, N°1, 2008, p. 3-27.
[11] Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la république, Paris, Payot, 2008.
[12] Nous avons Claude Mazauric, L’histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, Paris, PUF, 2009, et la présentation qu’il fait, dans cet ouvrage, de nos travaux sur le jeune Marx et le langage jacobin.
[13] Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794), Paris, Tallandier, 2009. Voir également la présentation qu’il fait de nos analyses discursives du Père Duchesne.
[L’appel pour cette note supprimée a été laissé dans le corps du texte pour ne pas avoir a refaire toute la mise en page.]
[15] Voir notre article, « Modérer la langue politique à l’extrême. Les journalistes remarqueurs au début de la Révolution française », Annales Historiques de la Révolution française, N°3, 2009, p. 21-46.
[16] Dans le volume 19 des Datations et Documents lexicographiques, Paris, Klincksieck, 1981.
[17] Parlez-vous sans-culotte ?, op. cit., p. 124.
[18] Michael Sonenscher, Sans-Culottes. An Eightennth-Century Emblem in the French Revolution, Princeton University Press, 2008.
[19] À l’exemple de la petite ville d’Aubagne près de Marseille, étudié par D.M.G. Sutherland dans Lynching, Law and Justice during the French Revolution, Murder ei Aubagne, Cambridge University Press, 2009.
Bibliographie
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Burstin Haïm, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Paris, Champvallon, 2005.
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