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J’ai voulu, avec son accord, mettre à disposition cet article de Jacques Guilhaumou, malgré son aspect «technique» qui pourra rebuter certaines et certains. Il est cohérent avec les buts que je me suis fixé dans ce blogue de publier des textes aux «niveaux de lecture» très différents. Chacun·e trouvera, je l’espère, de quoi faire son propre miel.
Je suis responsable des culs-de-lampe, qui utilisent la vignette figurant sur la couverture du journal d’Hébert (dont il est très souvent question dans ce texte, comme dans tous ceux qui traitent du langage pendant la Révolution).
C. G.
Un trajet en histoire du discours. Le cas de la Révolution française[1]
Version française de Jacques Guilhaumou «Geschichte und Sprachwissenschaft: Wege und Stationen in der “analyse du discours”», Handbuch Sozial-wissenschaftliche Diskursanalyse, R. Keller und alii hrsg., Band 2, Opladen, Leske+Budrich, 2003, traduction et présentation de Reiner Keller, 2003, p. 19-65. Avec une annexe complémentaire de 2016.
Résumé
La présence de l’analyse de discours en histoire est restée modeste, mais ne s’est pas démentie depuis la mise en place de la relation entre histoire et linguistique au cours des années 1970. Elle a permis de maintenir une interrogation sur les enjeux discursifs en histoire, et plus récemment sur l’importance de la réflexivité et de l’intentionnalité historique chez les acteurs de l’histoire. L’objectif présent est de refaire l’historique des liens entre histoire et linguistique depuis une trentaine d’années pour montrer l’importance en France de l’analyse de discours du côté de l’histoire en tant que discipline interprétative à part entière. Ce texte bilan écrit au début des années 2000 a été complété par une annexe, rédigée en 2016, qui resitue les moments de l’histoire du discours en Révolution française au croisement des critères suivants : le paradigme interprétatif dominant, les méthodes linguistiques utilisées, les champs historiques couverts, le domaine d’historicité concerné dans le lien ou non à l’historiographie de la Révolution française, et enfin la fonctionnalité principale.
Introduction
Au début des années 1970, Régine Robin, dans son ouvrage pionnier sur Histoire et linguistique (1973) accompagné d’une publication collective (Guilhaumou et alii, 1974) auxquels nous avons collaboré, pose frontalement le problème de l’absence de reconnaissance, au sein de la communauté historienne, des recherches ayant trait au langage, en dépit des avancées antérieures de l’école des Annales, autour de Lucien Febvre et Robert Mandrou. La réticence des historiens français face à tout étude qui touche de près ou de loin les pratiques langagières dans un contexte historique précis a perduré jusqu’à nos jours, d’autant plus qu’elle a été ravivée par la querelle récente à propos du «linguistic turn» (Noiriel, 1996; Schöttler, 1997). L’historien Gérard Noiriel (1998) notait encore récemment la position marginale de l’approche langagière au sein de la discipline historienne, en dépit de son rapprochement, déjà ancien mais amplifié, avec l’histoire langagière des concepts en Allemagne et plus récent avec les recherches équivalentes dans le monde anglophone (Guilhaumou, 2000).
Pourtant la présence de l’analyse de discours en histoire ne s’est pas démentie au cours de ses trente dernières années. De fait, elle a permis de maintenir une interrogation sur les enjeux discursifs en histoire, et leur valeur interprétative, sans pour autant entamer la domination de l’explication narrative associée au débat sur le caractère fictionnel ou non de l’écriture historique (Prost, 1996)
Il convient donc de refaire l’historique des liens entre histoire et linguistique depuis une trentaine d’années pour montrer l’importance en France de l’analyse de discours du côté de l’histoire en tant que discipline interprétative à part entière. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, nous avons préféré nous en tenir, hormis de rares incursions dans le discours politique contemporain, à des exemples pris dans le 18ème siècle français, majoritairement présents dans les travaux des historiens du discours, tout en l’ouvrant à la période du Sattelzeit (1750-1850) mis en valeur par les perspectives pionnières de l’historien allemand Reinhart Koselleck.
Au départ, c’est-à-dire pendant les années 1970, la relation entre histoire et linguistique se limitait à permettre enfin l’accès du discours au champ historiograhique. Une configuration méthodologique, centrée sur la construction du corpus, dominait l’approche du discours comme objet d’histoire. Les années 1980 marquent un tournant décisif dans la mesure où ce qu’il convenu d’appeler désormais l’analyse du discours du côté de l’histoire, par le fait du recours à une démarche non plus structurale, mais configurationnelle, devient une discipline interprétative à part entière. Enfin, en multipliant les contacts tant en France qu’à l’étranger, en les amplifiant dans les années 1990. l’historien linguistique se rapproche de l’histoire langagière des concepts, tout en systématisant sa démarche au sein d’une histoire linguistique des usages conceptuels et en ouvrant une nouvelle perspective sur l’histoire des événements linguistiques.
1- Le discours comme objet de l’histoire: les années 1970
Dès son origine l’analyse de discours en France[2], dont la manifestation la plus spectaculaire est le colloque de lexicologie politique[3] tenu à l’Université de Paris X-Nanterre quelque temps avant les événements de mai 1968, se veut, dans son ensemble, une discipline restreinte, mais rigoureuse sur la base d’un modèle de scientificité emprunté à la linguistique distributionnelle américaine (Harris): analyse formelle, exhaustivité et systématicité s’efforcent d’aller de pair.
De fait il s’agit d’abord d’une démarche que nous qualifierions aujourd’hui de sociolinguistique en ce sens qu’elle associe un modèle linguistique, essentiellement l’analyse d’énoncé, à un modèle sociologique, défini à travers la notion de conditions de production, autre désignation du contexte dans lequel on puise les éléments du corpus étudié. A la démarche du linguiste qui décrit les propriétés formelles des énoncés, en y cernant des variations, s’associe celle du sociologue qui cherche à comprendre la part de la variation des langages dans les pratiques sociales. Tout est ici affaire de correspondances, de co-variance entre des structures linguistiques et des modèles sociaux en cherchant parfois à établir une relation de cause à effet, même si le simple parallélisme est l’attitude la plus courante en la matière (Drigeard, Fiala, Tournier, 1989). Ainsi, une conjoncture historique peut engendrer des effets discursifs, comment nous l’avions montré (1975b) à propos des effets discursifs de l’hégémonie jacobine en 1793, dans le trajet de l’interdiscours jacobin aux effets de l’événement, et plus largement à l’effet de conjoncture.
De même la recherche de Régine Robin (1970) sur une ville sous l’Ancien Régime, Semur-en-Auxois, comportait d’une part une analyse des structures sociales d’un bailliage bourguignon à la veille de la Révolution française, et d’autre part une analyse du contenu des Cahiers de doléances de la bourgeoisie et de la paysannerie à partir d’un certain nombre de mots-pivots, selon une approche linguistique combinant analyse d’énoncé et étude du vocabulaire socio-politique. Les premiers travaux des linguistes analystes de discours s’inscrivaient aussi dans la même perspective, qu’il s’agisse de l’étude de Jean-Baptiste Marcellesi (1971) sur le Congrès de Tours de 1920 ou de celle de Denise Maldidier (1970) sur le vocabulaire politique de la Guerre d’Algérie.
Cependant la version « faible » de l’analyse de discours était la plus courante chez les jeunes historiens du discours qui abordaient alors leurs premières recherches: elle revenait à étudier les champs sémantiques de notions jugées centrales dans le corpus pris en compte. Ainsi en est-il de notre premier travail sur le discours du Père Duchesne (1974), issu de la presse pamphlétaire de 1793, et qui tend à mettre en valeur une forme dissimulée du discours jacobin autour des usages de la notion de sans-culotte. Cette approche du champ sémantique présente toujours l’avantage de s’inscrire dans une tradition lexicologique, incarnée par Ferdinand Brunot et qui côtoie tout au long du XXe siècle les avancées des historiens, en particulier au sein de l’école des Annales. Tout en abandonnant le critère implicite de nombreux historiens de la transparence du sens des textes, et de rompre dans le même temps avec la citation illustrative, elle s’avère d’un abord simple, sans connaissance technique autre qu’une bonne connaissance des parties de la grammaire.
Il revenait plutôt au linguiste travaillant sur des matériaux historiques d’élaborer une version «forte» de l’analyse de discours dans une optique essentiellement syntaxique. Cela équivalait à ne retenir, au sein d’un corpus de textes imprimés, qu’une série d’énoncés autour de mots-pivots auxquels le linguiste applique des règles d’équivalence grammaticale permettant d’obtenir, sous une forme paradigmatique, un ensemble de phrases transformées qui constitue en quelque sorte la série des prédicats des mots-pivots. Cependant cette approche syntaxique reste toujours l’apanage du linguiste, ou tout au plus de l’historien linguiste, dans la mesure où l’historien ordinaire trouve trop lourd l’investissement linguistique nécessaire à sa mise en œuvre. Pour autant elle donne une image exemplaire de collaboration interdisciplinaire. Ainsi dans le travail conjoint de la linguiste Denise Maldidier et de l’historienne Régine Robin (1974), sur les remontrances parlementaires face aux Edits de Turgot de 1776, le corpus des phrases régularisées par la linguiste autour des mots-pivots liberté et règlement est reproduit intégralement. La sélection des termes repose ici sur un savoir historique préalable: il est supposé d’évidence que c’est autour des notions de liberté et de règlement que se joue alors l’affrontement entre noblesse et bourgeoisie dans la conjoncture de la tentative réformatrice de Turgot qui échouera.
Au contact de la linguistique structurale, l’historien du discours a donc pu se constituer un outillage méthodologique toujours d’actualité, mais qui a largement débordé sur l’analyse de contenu (Bardin, 1989). Ainsi s’est instauré, dans la relation entre histoire et linguistique, un rapport stable à des outils lexicaux et grammaticaux d’analyse répondant aux besoins de description systématique de l’usage des mots et des énoncés.
Dans cette perspective, la lexicométrie s’est imposée comme le principal moyen de quantifier les faits langagiers et sert ainsi désormais de support à toutes sortes d’analyses linguistiques (Lebart, Salem, 1994), au sein de ce que nous appelons aujourd’hui la linguistique de corpus (Habert, Nazarenko, Salem, 1997). L’historien du discours peut faire appel à la lexicométrie lorsqu’il veut démêler, en première approche, l’intrication des phénomènes énonciatifs et rhétoriques qui constituent la surface discursive d’un texte, par contraste avec les énoncés qui le structurent sémantiquement autour de mots-pivots étudiés en analyse harissienne. Nous pouvons ainsi aborder, comme le montre les travaux pionniers de Maurice Tournier (1975), le vif des usages d’un ou plusieurs mots dans le contexte même d’un corpus. Mais là encore, la procédure d’analyse porte sur un corpus réduit, non plus un corpus d’énoncés, mais le tableau lexical à double entrée des formes recensées automatiquement du corpus qui sont ventilées sur la base de leur fréquence absolue et relative dans les diverses parties du discours. L’analyse factorielle des correspondances est la méthode quantitative la plus spectaculaire en la matière au terme d’une démarche lexicométrique unitaire, comme le montre le travail récent de Damon Mayaffre (2000) sur le discours politique d’entre-deux-guerres, qui s’inscrit cependant dans une autre configuration méthodologique comme nous le verrons dans la troisième partie. Cette méthode à la fois quantitative et synthétique permet en effet d’appréhender d’un seul coup d’œil, sur l’écran de son ordinateur ou sur la feuille de papier, les clivages les plus importants du corpus, soit entre les auteurs, soit entre des ensembles de vocabulaire, soit les deux ensemble.
La procédure initiale de l’analyse de discours du côté de l’histoire a donc permis, sur la base des méthodes linguistiques et lexicométriques, d’introduire des critères d’exhaustivité et de systématicité à l’intérieur de corpus comparatifs, sélectionnés sur leurs conditions de production. Ainsi l’historien du discours se démarque dès le départ de l’historien classique en contestant l’idée que la lecture d’un texte n’est qu’un moyen d’atteindre un sens caché, de cerner un référent pris dans l’évidence du sens.
Cependant l’analyse du discours comme objet de l’histoire présentait un triple écueil. En premier lieu, elle introduisait une coupure nette entre le corpus choisi, à vrai dire fort restreint au terme de la procédure d’analyse, et le hors-corpus défini de façon référentielle et générale par la notion de conditions de production. En second lieu, le choix des mots-pivots reposait sur le jugement de savoir de l’historien, pris lui-même dans le champ des débats historiographiques du moment. Enfin, elle constituait, sur des bases idéologiques et historiographiques, des entités discursives séparées telles que le discours noble, le discours bourgeois, le discours jacobin, le discours sans-culotte, etc.
Il ne faut pas cependant sous-estimer les résultats de ses premiers travaux en matière de connaissance des stratégies discursives. Ainsi en est-il de notre étude comparative de la presse pamphlétaire en 1793 (1975) qui met en évidence le contraste entre un «authentique» discours sans-culotte, celui de Jacques Roux, et le discours jacobin d’Hébert, auteur du Père Duchesne, basé sur des effets populaires estompant ses contenus jacobins. C’est dire aussi que l’analyse de discours relevait, à un niveau plus fondamental, d’une théorie du discours doublement issu du marxisme et de l’apport alors récent de Michel Foucault, en particulier dans L’archéologie du savoir (1969).
Si Michel Pêcheux suivait volontiers Michel Foucault dans sa critique de l’humanisme, et son corollaire la mise en avant de la subjectivité de l’individu, il s’en séparait nettement par le refus d’un geste interprétatif qui récusait, avec Michel Foucault, l’existence d’une formation sociale préconstruite, à l’identique des concepts du matérialisme historique. Il s’agissait alors, toujours pour Michel Foucault, de substituer au mouvement dialectique un « mouvement de l’interprétation » (1994, I, 564 et suivantes). Ce refus initial, chez les « linguistes marxistes », de la démarche interprétative devait fortement contribué à limiter la portée de l’analyse de discours au cours des années 1970, et par là même de l’appréhension de l’historicité des textes. Les années 1980 ouvriront, certes tardivement, l’analyse de discours au questionnement herméneutique.
Cependant, deux concepts, tels qu’ils sont formulés par Michel Pêcheux (1975), étaient centraux, ceux de formation discursive et d’interdiscours. L’étude des formations discursives permettait de déterminer ce qui peut et doit être dit dans une conjoncture donnée. Le risque était là, nous l’avons déjà souligné, de classer les diverses formations discursives d’une formation sociale, à l’exemple de l’opposition noblesse/bourgeoisie sous l’Ancien Régime. Le concept d’interdiscours introduisait alors une approche plus dialectique, dans la mesure où il était permis de dire que toute formation discursive dissimule, dans la transparence du sens propre à la linéarité du texte, une dépendance à l’égard d’un «tout complexe à dominante» selon la formule du philosophe marxiste Louis Althusser (1965), ensemble qui n’est autre que l’interdiscours, cet espace discursif et idéologique où se déploient les formations discursives en fonction de rapports de domination, de subordination et de contradiction. Cette conceptualisation «forte» rencontrait alors le souci de l’historien du discours d’inscrire durablement son interrogation du côté de la tradition marxiste[4]. Là où dominait au départ une approche taxinomique, isolant des éléments simples (discours bourgeois/discours féodal; discours jacobin/discours sans-culotte) dans le corps complexe des discours, il était question en fin de compte, dans le jeu de l’interdiscours et de l’intradiscours, d’intrication de stratégies discursives, d’affrontements et d’alliances langagiers. C’est d’ailleurs sur cette voie que s’est opérée la rencontre de Michel Pêcheux avec des chercheurs allemands soucieux des phénomènes langagiers, en particulier Jürgen Link et Peter Schöttler (Pêcheux, 1984, Schöttler, 1988). Le bilan de l’analyse de discours comme objet de l’histoire, telle qu’elle a été pratiquée par un petit groupe d’historiens au cours des années 1970, n’a donc rien de négatif, en dépit de ses évidentes impasses. C’est par la multiplication des contacts avec diverses interrogations langagières de chercheurs français et étrangers et une attention nouvelle à l’archive que s’opère, dans les années 1980, la sortie vers ce que nous pouvons appeler désormais l’analyse de discours du côté de l’histoire.