Étiquettes
Anarchisme, «De la révolution», Communisme, Lutte des classes, Wei Jingsheng
On trouvera ci-dessous le prologue de mon livre De la révolution. 1989, l’inventaire des rêves et des armes, publié en 1988 aux ÉditionsAlain Moreau, et épuisé depuis fort longtemps.
_______________
Nota Je mettrai progressivement en ligne sur ce blog les différents chapitres du livre (la majorité l’étaient sur mon site, mais les changements de logiciels imposent de fastidieuses remises en forme).
Aux circonstances, pour qu’elles s’aggravent
À Wei Jingsheng et aux rebelles du monde entier
PROLOGUE
1.
Célébrant à sa manière le dixième anniversaire du 14 juillet 1789, Sieyès évoquait avec horreur le temps « où toutes les notions furent confondues au point que ceux qui n’étaient chargés officiellement de rien, voulaient obstinément se charger de tout ». Les maîtres connaissent de ces déconvenues lorsque les hommes auxquels ils ont fait le sacrifice de leur tranquillité prétendent en sus décider de tout ce qui les concerne. De cette prétention, Lénine dira que « les gens de bon sens savent qu’il s’agit d’un conte de fées ».
Pour moi, je l’avoue, le nombre considérable de balles de mitrailleuse dont les commissaires bolcheviks durent faire usage pour imposer au peuple russe leur vision de la réalité s’accorde mal avec l’idée aimable que je me fais du bon sens. À supposer même que Lénine ait vu juste, je soutiendrais plutôt le parti des fous contre ceux qui les assassinent. Au demeurant, les termes de l’alternative ont changé : ceux qui se sont officiellement décrétés en charge de tout dans ce monde offrent chaque jour, à l’Est comme à l’Ouest, de multiples preuves de ce qu’ils ne maîtrisent rien et même sont dépourvus du minimum de ce bon sens dont ils se sont proclamés dépositaires et garants et qui, sous l’appellation plus martiale de réalisme, aide à remplir les hôpitaux psychiatriques et les casernes.
2.
Du socialisme pratiqué en France de 1981 à 1986, on peut dire comme Marguerite Duras au soir d’une intervention télévisée de François Mitterrand : « Il a été lui-même à un point pas possible. » Ceux auxquels vingt-cinq ans de pouvoir de droite avaient fait oublier que le défaut principal des réformistes est qu’ils ne réforment jamais rien, n’ont plus d’excuses aujourd’hui. Le choix est bien entre résignation au monde et révolution.
On m’explique sans rire, et paternellement, que la révolution a fait son temps (les deux derniers siècles) et qu’elle est maintenant passée de mode. On révoque le « mythe révolutionnaire » en prétendant que l’aspiration des hommes à la liberté se fonde sur une illusion indéfiniment reproduite et qui mène à la Terreur. C’est quand les hommes, oubliant leur condition, croient faire leur propre histoire, qu’ils sont le mieux abusés par une fatalité maligne qui les précipite dans une nouvelle servitude. La « grande Révolution française » a servi de modèle à toutes les autres, voyez le résultat ! Comprenez que la révolution, toute révolution, fait surgir une terreur nouvelle des ruines de l’ordre ancien.
On voit bien en quoi cet oracle sert les princes et leurs astrologues. Ainsi donc, l’idée du bonheur ne supporterait pas d’être deux fois centenaire et nous devrions croire, au nom des camps staliniens, que, partie de rien — à peine une paramécie — l’humanité arrive, au faîte de son évolution, à la misère marchande et parlementaire.
Par malheur, ceux qui prétendent conjurer la révolution par la modernité ne peuvent faire état d’une seule idée neuve en deux cents ans ! Ce sont les vieux mensonges religieux, hâtivement remis au goût du jour par la « nouvelle » philosophie, la « nouvelle » droite et les sociobiologistes, que l’on entend partout. Finalement, vieillerie pour vieillerie, c’est l’idéologie nazie qui retrouve sa vigueur et son audience des années 1930 ! Les de-gauche feignent la surprise et tâchent d’oublier que c’est Mitterrand qui, en instituant la proportionnelle, a délibérément favorisé l’essor d’un groupuscule nazi pour déstabiliser la droite et le PCF et apparaître comme l’incarnation du modérantisme. M. le Président est si fin stratège, tellement « branché » !
La belle France est ainsi le seul pays d’Europe où l’extrême droite nazie a multiplié par 15 son score électoral (lors de l’élection présidentielle de 1988), remplissant parfaitement le rôle de repoussoir de la social-démocratie qui lui était assigné. À quel moment les rôles s’inverseront-ils ? Nous l’ignorons. En tout cas, le troisième millénaire s’annonce résolument moderne, moral, et divertissant !
3.
Je suis de ceux qui entendent garder le pessimisme pour des jours meilleurs et cultivent, en attendant, la critique, la rage et la passion. Nous sommes peu nombreux, paraît-il ! Nous verrons bien.
La révolte échappe aux comptables. Je me souviens d’un jour de printemps. Un million de personnes, mains levées, doigts écartés, renvoyaient à un général en préretraite la formule par laquelle il avait cru résumer une révolution[1].
Sans qualités en tout cas, et en charge officiellement de rien. Nos ennemis peuvent en rire, ils auraient tort de s’en réjouir. Aucune illusion messianique ou pseudo-scientifique ne nous fera plus supporter la misère présente. Rien ne nous attache à l’infecte organisation du monde, pas même des compétences qu’on pourrait nous proposer d’utiliser plus sagement quelque jour. Et tant mieux si, dans la médiocrité générale, l’humilité apparaît comme une insolence !
Spécialistes de rien, nous avons le projet de nous charger de tout et de détruire le reste.
4.
Après qu’elle eut fort inquiété le petit commerce, la révolution est devenue en France, depuis vingt ans, l’unité de mesure des publicitaires. L’électroménager, le tampon périodique et l’ouvre-boîtes connaissent chaque mois leur « révolution », de sorte que le public s’est habitué à ne prendre en considération que ce qu’on lui présente comme absolument neuf.
Par ailleurs, n’étaient les risques attachés à la précarité de la condition domestique, la fausse critique parcellaire s’exprime assez librement sur tout.
Or, je préfère en avertir mon lecteur, le présent livre est, au regard des normes qui régissent la rotation des marchandises au rayon « nouveautés » des librairies, scandaleusement dénué d’originalité. L’hypothèse selon laquelle l’auteur en serait à peu près dépourvu lui-même est hélas pertinente. Mais je demande qu’on m’accorde, au bénéfice du doute, qu’elle n’explique pas tout. Peut-être l’acheteur d’un ouvrage qui recommande de tout révolutionner sans rien offrir de neuf soupçonnera-t-il alors qu’on cherche à rire à ses dépens ? Il n’en est rien : le genre atrabilaire auquel j’appartiens est peu porté à la farce.
Mon ambition est à la fois plus grave et plus vive. Je ne me présente pas au monde en doctrinaire avec un nouveau principe, c’est en mémorialiste que je propose une re-lecture du principe du monde, des textes, des événements, et du projet communiste libertaire. Quant à ma manière, je m’attends qu’elle agace les amateurs de dissertation classique. Je suis, en effet, par mon caractère et mes talents, plus enclin à l’association d’idées qu’à la rigueur scientifique. Je n’en prends que plus de plaisir, comme on le verra, à renverser telle démonstration prétendument scientifique qu’un nazibiologiste ou une journaliste médicale tentent d’ajouter à l’argumentaire de la résignation. Pour l’heure, je tiens que la théorie révolutionnaire ne souffre pas d’un manque de rigueur, mais, et c’est en quoi elle capitule devant l’époque, d’une nouvelle subjectivité passionnelle.
5.
La pensée dominante se présente comme la gomme à mâcher : on s’en débarrasse une fois consommée, on la renouvelle aussitôt, elle ne change jamais. À qui souhaite en conserver les traces, il faut l’âme d’un chiffonnier, le goût de l’éphémère et du déchet. En Chine, le camion du vidangeur est appelé parfois « pompe à miel », moitié par pudique ironie, moitié parce que l’engrais humain est une richesse. Les monceaux d’ordures déversées sur l’humanité à longueur de journaux, de livres, d’émissions radio ou télédiffusées, je peux bien les nommer « déclarations », « éditoriaux », bref documents. De ces matériaux déjà décomposés, la critique sociale tire une partie de sa force.
Je sais mal résister à une citation, on s’en apercevra. Ce livre en est émaillé ; au point que fréquemment mes ennemis parlent davantage que moi. Il n’y a là ni fascination ni mansuétude ; au contraire, la conviction féroce que le pire sort que l’on puisse faire subir à ces gens est de les faire lire et comprendre. Au surplus, j’observe que l’obligation dans laquelle se trouve le citoyen moderne de soumettre les informations dont on le gave à une digestion immédiate, altère également son goût et son esprit, tandis que la pléthore de signaux ne réduit pas la nocivité de chacun d’eux en particulier. Ce dont nous croyons nous être débarrassés continue d’agir en nous et le lecteur pourrait le vérifier ici ou là en se reconnaissant dans les propos de tel personnage peu recommandable auquel il se jugeait jusqu’ici radicalement étranger.
Les conceptions de l’homme les plus odieuses, celles qui l’avilissent le mieux, peuvent nous amuser quand nous ne voyons pas qu’elles sont largement acceptées dans la vie courante. Pourtant, la révolte n’est pas disparue, pas même assoupie ; elle s’incarne — ardente et destructrice — dans la honte, son contraire. Que ce monde fasse de la solitude, de la pauvreté, de la maladie et de l’ennui — soit des horreurs qu’il sécrète et entretient — une source de honte et de malheur plus grand, est un motif suffisant de le détruire.
6.
Le pire terrorisme que nous connaissons est celui des crétins[2] . Agents des services secrets ou fanatiques bénévoles, ceux qui déposent une bombe dans un train de voyageurs suppriment des vies humaines. Plus radical, le crétin vise à annuler l’idée de l’homme.
Ces soixante dernières années, tout ce qui a fait reculer l’idée de révolution a entamé également l’idée de l’humanité en l’homme. Ainsi, les ennemis de l’humanité eux-mêmes concourent à lier son destin à celui de la révolution.
Deux cents ans après la chute de Capet, soixante-dix ans après Octobre, il est temps de faire l’inventaire des rêves qui demeurent, des armes qui nous restent et de celles que nous devrons forger.
7.
Longtemps, la culture ouvrière a bercé l’idée d’une finalité historique qui s’opposait à celle de la bourgeoisie. En ce temps-là l’histoire avait du sens, et ce baume a servi à panser bien des plaies. Contre les aspirations communistes, le finalisme triomphe aujourd’hui dans sa version démocratique.
Partout en Occident, on a entrepris — sur une échelle inconnue jusqu’alors — la pacification idéologique, c’est-à-dire la guerre contre la pensée critique. Avouant faussement s’être trompés sur tout (en fait, ils ont menti sur tout), les intellectuels excipent de leur autocritique pour rester la voix de notre temps, qu’ils déclarent par ailleurs impénétrable et décevant. La chair est triste, ils ont cru tous les livres ! Les repentis de l’espoir s’enrôlent par bataillons entiers au service du monde. Ces supplétifs finissent toujours par se poser en victimes. Leurs erreurs, ce sont celles d’une époque. Leur illusion, leur très grande faute ? Avoir voulu un monde humain. Voilà ce qui mène au goulag messieurs dames, et non les moyens employés. Ne pensez pas, disent-ils, la critique totale fait le lit du totalitarisme !
Qui donc a fait l’histoire jusqu’à présent ? Quelques satrapes et des armées de dupes, voilà ce qu’il faudrait que nous nous tenions pour dit. Chaque jour, nos amours, nos révoltes nous échappent et nous laissent dégoûtés de nous-mêmes, d’autant mieux disposés à admettre la fable de nos origines qu’elle est plus humiliante. « C’est pourquoi l’action, cette action ridicule, absurde et paradoxale, a tant de sens et entraîne une telle responsabilité, même pour ceux d’entre nous qui aspirent à la communauté tout en errant isolés comme des corps célestes dans un espace de plus en plus désertique » (Dagerman)[3].
Nous n’aurons raison, peut-être, que les armes à la main. Tout reste à faire. Il nous faut retrouver d’abord la fierté, chasser les mouches dont les essaims obscurcissent notre vue. C’est à cela que ce livre veut contribuer.
Un mot encore…
Voulant dénoncer la sollicitude affectée avec laquelle la démocratie se penche sur les peuples opprimés comme sur un miroir, dont elle exige seulement la confirmation qu’elle est la plus belle du monde, j’aurais pu situer l’action en Pologne. J’ai préféré la Chine, dont tant d’intellectuels français ont encouragé l’asservissement.
« Si vous voulez savoir ce qu’est la liberté, allez le demander à Wei Jingsheng », recommandait un dazibao de Shanghai en décembre 1986. Je doute que nos belles consciences démocrates prennent l’invite au pied de la lettre et je ne sais quand nous pourrons dire à Wei combien son énergie à combattre, hier avec ses amis,, seul aujourd’hui contre la folie et la mort, nous touche et nous réconforte. Il eût été inconcevable, en attendant, de parler de liberté sans prononcer son nom.
[1] « Une dizaine d’enragés ».
[2] On retrouvera fréquemment dans la suite l’épithète crétin, le plus souvent associée à des patronymes connus. Elle n’indique pas le degré précis d’inintelligence des personnages considérés (que je ne me soucie pas d’établir), mais leur appartenance à un genre social dominant – le crétin dont la besogne consiste à faire passer les mensonges les plus médiocres du monde pour de la philosophie, de la science, de la littérature, etc.
[3] Stig Dagerman, L’Île des Condamnés, Éd. Denoël, 1972, p. 225.