
Une «histoire intellectuelle de la Révolution», et pourquoi pas?
Encore que l’affirmation suivante a de quoi éveiller la méfiance:
Conduire un nouvel examen des leaders révolutionnaires semble nécessaire afin de poursuivre l’effort initié par l’approche socioculturelle et, plus spécifiquement, pour mieux intégrer l’histoire sociale avec l’histoire intellectuelle. [p. 21]
Ici (et ailleurs aussi probablement) se pose le problème de la traduction (je n’ai pas pris la peine d’aller vérifier l’édition originale). En effet, «Intégrer l’histoire sociale avec l’histoire intellectuelle» n’a guère de sens en français. Les combiner, oui; intégrer l’une à l’autre aussi. Faisons avec…
Plusieurs affirmations accrochent le regard. Un exemple:
En plusieurs endroits, on vit des comités de “Patriotes” rivalisant d’éloquence tant les hommes de lettres, éditeurs et membres des sociétés y étaient nombreux; ils purent ainsi peser lourdement sur les élections des députés du Tiers état. [p. 53, avec référence au livre de Galante Garrone].
C’est bien possible; cependant, il aurait été honnête de signaler que lors de l’étape précédente, à savoir la rédaction des Cahiers de doléances, l’hypothèse d’une influence décisive des notables a été sévèrement critiquée[1].
Parlant du Cercle social et des tendances philosophiques qu’il oppose au « populisme autoritaire » de Marat et Robespierre, l’auteur évoque l’action du marquis de Villette en faveur des enfants naturels (p. 149), comme exemple de l’action humaniste et réformiste de certains révolutionnaires. Il est bien regrettable qu’il ignore le long et beau texte de Robespierre sur le même sujet[2].
Voici maintenant une formulation sur laquelle le lecteur butte, lequel une fois relevé de sa chute, se demande s’il va poursuivre la lecture entreprise…
Marat et Hébert s’adressaient aux moins éduqués et cultivaient un chauvinisme populiste, une espèce de protofascisme. » [p. 189; je souligne]
Il est tout d’abord extrêmement discutable de mettre ainsi «dans le même sac» Marat, dont les journaux sont rédigés dans une langue simple et compréhensible, mais correcte quant à la grammaire et sans vulgarité, avec Hébert qui pastiche la verdeur populaire à grands renforts de jurons obscènes. De là à les qualifier uniment de protofascistes, c’est-à-dire de premiers fascistes ou de fascistes rudimentaires, pour la seule raison véritable qu’ils sont lus l’un et l’autre par la sans-culotterie, c’est préférer l’idéologie grossière à l’analyse historienne.
Massant ses genoux endoloris, le lecteur se dit qu’il a tout de même payé le livre la bagatelle de 36 € (en francs, c’eut été le prix d’un très beau livre d’art) et, pour calmer sa colère, il s’en va lire la postface à l’édition française.
Or, voici des propos mesurés, mêmes si discutables – dont lectrices et lecteurs anglophones ont donc été privé·e·s:
Ainsi mon approche diverge à certains égards de l’école jacobino-marxiste d’Albert Mathiez, Georges Lefebvre et Albert Soboul ; mais reconnaît également que leurs travaux ont encore beaucoup à offrir et doivent toujours faire l’objet du plus grand respect. Que la Révolution française ait été en partie mue par une guerre de classes est pour moi indéniable puisqu’elle a d’abord pris pour cible, sans jamais cesser l’assaut, le système social aristocratico-ecclésiastique qu’elle cherchait explicitement à détruire. [p. 742]
Ainsi donc, les «moins éduqués» ont tout de même – nonobstant l’influence délétère des protofascistes – joué un certain rôle dans la Révolution… On aurait tort, toutefois, de se rassurer trop vite; en effet:
Ce livre place les mouvements populaires au second plan, en partie parce que je ne pense pas que la recherche ait démontré que leur rôle a été déterminant dans l’élaboration de l’idéologie dominante de la Révolution. Une autre raison explique ce choix: je ne crois pas non plus que les mouvements sociaux et les manifestations de mécontentement populaire, peu importe leur force et leur ampleur, puissent disposer d’une cohésion suffisante et d’une énergie suffisamment durable pour devenir un fondement d’autorité ou inspirer des réformes institutionnelles, susceptibles de provoquer des transformations révolutionnaires significatives de quelque forme que ce soit. [p. 742]
Ici se trouve sans doute le fondement même de la démarche de Jonathan Israel, et le point central de désaccord avec lui. S’il s’agit de constater la «défaite des sans culottes», pour reprendre le titre du livre de Kåre Dorenfeldt Tønnesson, nous pouvons tomber d’accord, mais cet accord est une illusion car J. Israel pense que les sans-culottes ne pouvaient qu’être défaits, parce qu’ils n’étaient pas suffisamment éduqués pour élaborer une idéologie assez forte pour dominer celle de la bourgeoisie. Mais Israel ne s’en tient pas là. Sa position concernant les sans-culottes est après tout proche du simple constat, mais il ajoute qu’aucun mouvement social n’a et ne peut avoir les capacités de fonder un nouvel ordre social.
Voici ce que j’appelle un préjugé de classe, lequel se manifeste d’ailleurs en d’autres occasions dans le livre. L’auteur est prompt à reprendre sans distances des informations chargées de jugements moraux. Ainsi les manifestants qui attaquent l’imprimerie de Gorsas en mars 93 ne sont-ils rien qu’«un groupe de 2 000 à 3 000 voyous » (p. 343). Lors d’une manifestation de femmes à Bordeaux à la même époque: « Ces troubles avaient été préparés avec soin ; des témoins attestèrent avoir vu des jacobins déguisés en femmes dirigeant le cortège » (p. 344). La présence d’hommes déguisés en femmes est un topos d’époque, utilisés par toutes les tendances politiques pour discréditer les manifestations de femmes.
On pourrait discuter encore beaucoup le choix des sources, comme leur utilisation. J. Israel adore Louvet, parce que celui-ci est entré en conflit avec Robespierre. Je comprends que l’on lise et même que l’on utilise les Mémoires du député Jean-Baptiste Louvet de Couvray, mais de là à les prendre pour un évangile où tout n’est que vérité du détail, il y a le même chemin que de la lecture critique à la naïveté.
Parfois, on se perd en conjectures sur ce que l’auteur peut bien trouver d’utile à telles «révélations». Ainsi:
Robespierre devint de plus en plus froid. Jusqu’en février 1794, il avait gardé ses distances, sans paraître replié sur lui-même. Il se montrait régulièrement dans Paris, élégamment vêtu de soie et de lin, bien coiffé. En public, il jouait les observateurs tout en prenant soin d’entretenir des relations, de converser avec d’autres personnalités influentes. Il profitait aussi de ces échanges pour noircir son cahier de notes. [p. 581]
La note indique : Laure d’Abrantès, Salons révolutionnaires, p. 105. Je trouve à la page 6 du texte d’origine (Histoire des salons de Paris, vol. III) de la duchesse d’Abrantès, le passage-source:
Dans le même moment, Robespierre marchait dans Paris élégamment habillé, coiffé avec la plus grande recherche, employant pour sa toilette les essences les plus suaves, les pommades les plus odorantes… son linge était d’une extrême beauté; son jabot, fait d’une dentelle précieuse, était toujours à côté d’un gilet rose, bleu ou blanc, en soie glacée, et légèrement brodé en argent ou en or, et à sa main il portait un bouquet de roses, même en hiver…
Robespierre soignait sa mise. C’est entendu, tout le monde le dit. Mais tant qu’à nous abreuver des niaiseries d’Abrantesques, pourquoi nous priver du parfum, des pommades et des roses. …Même en hiver!
Reprenons pied sur le terrain des idées, puisque c’est celui que revendique notre auteur. En voici une bien bonne (oui, je suis un peu las, je le reconnais, et mon style s’en ressent), censée établir le fait que les brissotins sont la gauche (ce qui n’est pas entièrement dépourvu de logique si Marat est un fasciste):
Pratiquement tous les intellectuels sérieux de l’Assemblée, Levasseur et les montagnards un peu honnêtes admettaient que les brissotins et les philosophistes représentaient bien la gauche. [p. 305]
Certes, je pourrais faire valoir ici qu’au contraire tous les gens «un peu honnêtes» sont de mon avis… mais j’aurais le sentiment d’entrer dans un jeu tout juste bon pour la cour de récréation.
Les Enragé·e·s
D’ailleurs, il est un point qui m’intéresse doublement – parce qu’il concerne l’un de mes sujets de recherches[3] et parce qu’il met en valeur la difficulté de J. Israel à tenir la ligne qu’il a lui-même choisie: la question de l’action des Enragé·e·s.
En effet, Israel manifeste une évidente sympathie pour ces militant·e·s, ce qui ne laisse pas d’étonner.
Voyons ce qu’il écrit de Jacques Roux, avec certes une restriction morale (elle-même plutôt surprenante):
Violemment opposé aux brissotins autant qu’aux montagnards, Roux n’était certes pas un combattant de la liberté [sic]. À certains égards, toutefois, ce zélé prêtre jacobin (et ancien professeur de sciences au séminaire) occupait une vraie position à gauche du robespierrisme : il voulait ardemment défendre les pauvres de la cupidité des capitalistes, des banquiers, des grands marchands. Il dénonçait avec flamme l’exploitation et l’absence de toute aide pour les moins nantis[4]. [p. 505]
Si Brissot incarne la gauche, et Robespierre un «populisme autoritaire», comment situer quelqu’un qui se trouve «à gauche» de Robespierre, mais pas vraiment «à gauche» puisque cette position est monopolisée par les Brissotins? Israel a – parmi les Enragé·e·s – une préférence marquée pour « l’honnête et bienveillant Varlet » (p. 755), «qui pratiquait lui un tout autre type de populisme, plus intègre, et plus proche des Lumières radicales.» (p. 759)
Je ne discuterai pas des fleurs envoyées à Varlet; après tout, il est bien probable qu’il les a méritées. Pour autant, je ne crois pas que Robespierre a été ni moins honnête ni moins intègre que Roux, Varlet, Leclerc, et les Républicaines révolutionnaires.
De toute façon, cela ne nous aide pas à nous retrouver dans notre nuancier politique. À la fin des fins, où situer les Enragé·e·s? Plus près de Brissot que de Robespierre? Une hypothèse qu’ils eussent jugée insultante.
Il est assez évident que, outre leur enthousiasme et la sincérité de leur engagement, ce qui séduit Israel chez les Enragé·e·s… c’est qu’ils deviennent les cibles de Robespierre.
Après les 31 mai – 2 juin 93, « Robespierre écarta tout de suite Varlet, Roux et Jean Leclerc, meneurs sans-culottes véritablement engagés en faveur des prolétaires. Ils pouvaient se réclamer de la rue bien mieux que lui. Les Enragés avaient d’ailleurs immédiatement compris quelle dictature s’annonçait. Ils n’ignoraient rien de la mégalomanie de Robespierre, de sa paranoïa et de son caractère vindicatif. » (p. 484)
Ce dernier hommage rendu à la clairvoyance des Enragé·e·s à propos des risque d’un régime terroriste autoritaire me semble pour le moins exagéré ; ils n’ont mesuré les risques de la concentration des pouvoirs qu’au fur et à mesure qu’elle les atteignait directement (et je ne songe pas à les en blâmer). Quant aux indicateurs qui eussent dû les alerter, le caractère de l’individu Robespierre ne mérite sans doute pas la première place…
En guise de conclusion
Jonathan Israel a-t-il atteint l’objectif qu’il s’était fixé ? La réponse est étroitement liée à la position de chacun·e par rapport aux parti-pris de l’auteur. Qui est convaincu que le peuple ne saurait écrire sa propre histoire – faute d’une orthographe suffisante – se verra confirmé dans ses préjugés par une érudition pléthorique. L’adhésion aux thèses du livre ne peut être qu’idéologique.
Ironie de l’histoire, c’est – nous l’avons vu – l’aimable sympathie de l’auteur pour un courant radical de la Révolution qui vient ôter toute cohérence à sa tentative de redistribuer les rôles politiques, en attribuant aux Brissotins et non plus aux Montagnards celui de la « gauche ».
Israel identifie correctement la question des droits des femmes comme le talon d’Achille de Robespierre (et d’un certain nombre de ses amis), mais – une fois encore – le reproche ne peut être adressé ni à Roux ni à Leclerc (ni à Varlet, dont le «proféminisme» est pourtant plus mesuré), et encore moins aux Républicaines révolutionnaires. L’action militante de ces dernières fait voler en éclats les tentatives d’identifier la Gironde comme le « parti féministe » de la période, comme l’ont tenté ces dernières années Michel Onfray et Olivier Blanc (d’où les attaques venimeuses de ce dernier contre les Républicaines).
Neuf cent trente pages, c’est beaucoup d’arbres coupés pour un si piètre résultat.
Israel Jonathan, Idées révolutionnaires. Une histoire intellectuelle de la Révolution française, Alma/Buchet-Chastel, 2019 (EO : Princeton University Press, 2014), 930 p., 36 €.
Statut de l’ouvrage : acheté en librairie.
_________________
[1] Shapiro (G.), Markoff (J.), « L’authenticité des cahiers de doléances », Bulletin du Comité d’histoire économique de la Révolution française, 1990-1991, p. 19-70.
[2] Robespierre Maximilien, Observations sur cette partie de la législation qui règle les droits et l’état des bâtards, dans Œuvres de Maximilien Robespierre, t. XI, Compléments (1784-1794), Société des études robespierristes, 2007, p. 137-183.
[3] Mon livre Notre patience est à bout est cité comme source à plusieurs reprises.
[4] Je place ici le signalement et la correction d’une erreur, probablement due à une faute de traduction (peut-être de l’auteur lui-même). Il est indiqué p. 505 : « Roux [visé par une campagne de dénigrement] fut exclu des Jacobins et perdit la direction des colleurs d’affiches – fonction importante. » (je souligne). Il s’agit d’une référence au groupe de colleurs d’affiches que la municipalité parisienne payait pour placarder les annonces publiques (ils auraient été 300 ; voir p. 280). J’ignore si Roux eut jamais la responsabilité de ces employés (Markov n’y fait aucune allusion), mais ce que l’on sait c’est qu’il était corédacteur des Affiches de la Commune, et c’est ce poste – en effet important – qui lui fut retiré.
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