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Colonies, Jean-Clément Martin, Jean-Jacques Rousseau, Lutte des classes, Vendée, Voltaire
05 mercredi Oct 2022
Posted «Annonces», «Bibliothèque»
in≈ Commentaires fermés sur “Penser les échecs de la Révolution” de Jean-Clément Martin (pour paraître le 27 octobre)
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Colonies, Jean-Clément Martin, Jean-Jacques Rousseau, Lutte des classes, Vendée, Voltaire
01 mardi Mar 2022
Posted «Annonces», «Bibliothèque»
in≈ Commentaires fermés sur “L’ivresse des Communards” ~ par Mathieu Léonard
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Alcoolisme, Commune de 1871, Georges Darien, Lutte des classes, Marina Bellot, Mathieu Léonard
Le site Retronews engage en fanfare par un entretien de l’auteur Mathieu Léonard avec Marina Bellot, le lancement du livre que publie le premier chez LUX : L’ivresse des Communards. Prophylaxie antialcoolique et discours de classe (1871-1914).
La démarche de Mathieu l’historien est à la fois logique et courageuse, puisqu’il s’est lancé récemment dans la viticulture. L’excellent «Potlatch», vanté par moi sur Lignes de force, est son œuvre.
Il faudrait consulter l’expert-ami Éric ou peut-être Mathieu: cette carte postale dans ma collection (en plusieurs exemplaires, avis aux deux!) me paraît dater du début du XXe siècle. Éditée par des libertaires, mais j’ignore de quelle tendance (naturiens?) elle atteste, comme d’autres documents bien mis en valeur dans le livre, les tentatives du mouvement ouvrier, anarchiste notamment, pour lutter sans moralisme contre les effets de l’alcoolisme. Dans cet exemple, on pourrait aisément remplacer «l’alcoolisme» par «la misère».
284 pages, 18 €.
Statut de l’ouvrage: gracieusement offert par l’éditrice.
Pour la carte postale ci-dessus reproduite, comme je l’imaginais il n’y avait qu’à s’adresser aux spécialistes. Mathieu Léonard me signale qu’elle est recensée sur le site Cartoliste d’Éric…
29 lundi Nov 2021
Posted «Usages militants de la Révolution»
in≈ Commentaires fermés sur La Révolution et l’emploi à Vizille (14 juillet 2021)
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Le 14 juillet dernier, une centaine de salarié·e·s de deux usines de fabrication de silicium aux mains du groupe américano-espagnol Ferropem, qui prévoyait de les fermer ont symboliquement envahi le parvis du château de Vizille. Ils ont appelé à «prendre la Bastille des actionnaires».
Le groupe a annoncé, le 15 novembre dernier, que seule l’usine de Château-Feuillet (Savoie) sera fermée.
06 mercredi Oct 2021
Posted «Articles»
in≈ Commentaires fermés sur “Robespierre, les femmes et la Révolution” ~ Introduction
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Albert Mathiez, Anne Simonin, Annie Geffroy, Antoine Barnave, Éric Hazan, « Théorie du genre », Bernard Nabonne, Caroline Fayolle, Cesare Vetter, Christine Fauré, Claire Lacombe, Claude Mazauric, Dominique Godineau, Edward P. Thompson, Enragé·e·s, Florence Gauthier, Gérard Noiriel, Georges Lefebvre, Guillaume Mazeau, Hector Fleischmann, Hervé Leuwers, Howard Zinn, Jacques Roux, James Friguglietti, Jean Artarit, Jean-Charles Buttier, Jean-Clément Martin, Jean-Luc Chappey, Jean-Numa Ducange, Jean-Pierre Melville, Jeanine Stievenard, Karen Offen, Laurence De Cock, Laurent Dingli, Lucien Febvre, Lutte des classes, Marcel Gauchet, Marcus Rediker, Mathilde Larrère, Michelle Zancarini-Fournel, Misogynie, Noah C. Shusterman, Norbert Bartkowiak, Pauline Léon, Pierre Serna, Psychanalyse, René Laforgue, Robespierre, Serge Reggiani, Société des études robespierristes, Stéphanie Roza, Suzanne Desan, Terreur, Timothy Tackett, Walter Benjamin, Walter Markov, Yannick Bosc
Je donne ci-dessous – à destination des personnes qui n’ont pas encore eu la curiosité ou l’occasion d’ouvrir le livre – l’introduction de Robespierre, les femmes et la Révolution (IMHO, 2021).
Le présent ouvrage s’inscrit dans la suite de mon travail sur le courant des Enragé·e·s pendant la Révolution française, amorcé au début des années 1990 par la publication de Deux Enragés de la Révolution, Théophile Leclerc & Pauline Léon (La Digitale, 1993). L’invitation par les historiennes Christine Fauré et Annie Geffroy à participer à la journée d’études sur la «Prise de parole des femmes pendant la Révolution» qui s’est tenue en Sorbonne le 11 décembre 2004 à l’initiative de la Société des études robespierristes (SER) et de l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF) – et dont les actes ont été publiés dans les Annales historiques de la Révolution française (AHRF) en 2006 – a été l’occasion de compléter mes recherches sur Pauline Léon. J’ai par la suite publié un recueil des écrits des Enragé·e·s intitulé Notre patience est à bout (IMHO, 2009 ; deux nouvelles éditions largement augmentées, notamment sur l’activité de Leclerc après 1794, sont parues chez le même éditeur en 2016 et 2021). Je me suis ensuite consacré, aux côtés de Stéphanie Roza et de Jean-Numa Ducange, à l’entreprise d’établissement et de traduction de la biographie de Jacques Roux Curé rouge par Walter Markov, coédité par la SER et les éditions Libertalia[1] (2017).
Mon intérêt pour la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, cofondée par la chocolatière Pauline Léon et qu’elle rallia – avec l’aide de l’actrice Claire Lacombe – au courant des Enragé·e·s m’a amené à vouloir comprendre la formation et la radicalisation des groupes de femmes révolutionnaires. J’ai donc entrepris des recherches sur ce sujet, peu traité dans l’historiographie, si l’on excepte quelques travaux pionniers déjà anciens et souvent mal connus, et de rares publications récentes (Dominique Godineau pour Paris ; Christine Fauré ; et Suzanne Desan en anglais).
Un «blogue historien» créé en 2013, La Révolution et nous, me sert de carnet de recherches et me permet de mettre à disposition le travail de veille effectué sur ces questions.
Ce volume constitue également la première partie d’un diptyque consacré aux femmes pendant la Révolution. Le second volume – Le club et la pique. Femmes révolutionnaires 1789-1793 – traitera de la politisation collective des femmes dans les groupes et sociétés qu’elles ont formées dès l’automne 1789.
Plusieurs raisons m’amènent à étudier le rapport entre Robespierre et les femmes. Une raison historique d’abord : tout indique que le leader Jacobin a joué un rôle déterminant dans l’interdiction des clubs de femmes, en octobre 1793, qui vint sceller pour longtemps – avant le Code Napoléon – la sujétion des femmes dans la société française[2]. Qu’il ne se soit pas agi d’un objectif – conscient, au moins – de Robespierre est un point que nous examinerons en temps utile.
Une double raison historiographique ensuite : ce sujet apparaît comme l’angle mort de toutes les biographies, anciennes et récentes, y compris lorsqu’elles sont l’œuvre d’historiens sérieux et critiques [3] comme Hervé Leuwers et Jean-Clément Martin. Notons en outre que le principal ouvrage qui s’en est proposé l’étude date de 1909. Encore Hector Fleischmann, son auteur, entendait-il livrer «pour la première fois [4] dans tous ses détails, la vie sentimentale et amoureuse» de Robespierre, ce qui n’est pas mon principal centre d’intérêt. Il y eut, en 1938, une autre tentative – plus romancée encore – d’un écrivain dont on a tout oublié, y compris qu’il fut lauréat du prix Renaudot [5]. Et, plus récemment, un opuscule de Mme Jeanine Stievenard, dont la présentation par l’éditeur m’a dispensé de la lecture[6].
Une raison de commodité méthodologique enfin : ayant donné dans ce premier ouvrage toute sa place à Robespierre – et aux femmes (plus ou moins) révolutionnaires qu’il appréciait et·ou utilisait – il me sera loisible de donner la parole aux citoyennes révolutionnaires, et non à leurs ennemis, dans le second.
J’ajoute que, si Robespierre est le personnage central de cet ouvrage, les termes du titre – Robespierre, les femmes, la Révolution – doivent aussi être considérés à égalité dans les rapports complexes qu’ils entretiennent. Ainsi par exemple, l’attitude de Robespierre lors de la marche des femmes à Versailles des 5 et 6 octobre m’intéresse, comme son instrumentalisation des «Dames de la Halle» qui y ont participé – ou de certaines d’entre elles. Mais pour cerner l’attitude d’un homme et ses conséquences, j’ai besoin de décrire le contexte révolutionnaire autrement qu’en quelques lignes convenues. Autrement dit, il arrivera non seulement que nous empruntions les bésicles de Robespierre, mais qu’il nous serve de regard sur les événements et sur les mentalités – au sens d’une ouverture pratiquée dans une canalisation, une chaudière, ou une cuve pour en faciliter la visite[7]. De sorte que si lectrices et lecteurs en sauront, je l’espère, davantage sur Maximilien Robespierre après avoir refermé ce livre, cette lecture leur aura appris au moins autant sur la manière dont les femmes ont été considérées durant la Révolution.
Je retiens de prime abord un principe que je considère caractéristique d’une méthode scientifique – ce terme s’oppose ici à idéologique et à moraliste ainsi qu’à la succession dans la recherche de modes conceptuelles: sauf s’il a été démontré qu’un concept est erroné et qu’il a conduit à des interprétations fausses, et à moins qu’un concept plus récent (ou redécouvert) ait montré une efficience plus grande (tout en étant exclusif du premier), il est absurde d’y renoncer.
C’est pourquoi j’utilise, entre autres, le concept de «lutte des classes». La plupart des historiennes et des historiens s’en gardent aujourd’hui, affectant de considérer comme scientifiquement acquis son caractère obsolète, au point qu’ils se dispensent même d’en faire mention. Oh ! bien sûr, l’histoire actuelle n’ignore pas toutes les classes sociales, surtout si l’on entend par là des catégories sociologiques dont les rapports conflictuels s’expliquent davantage par une allant-de-soi «nature humaine» – et la bonne vieille psychologie (à feuillage persistant) qui en rend compte – que par des intérêts matériels et historiques antinomiques.
Au XXIe siècle, la vision de classe souffre, comme elle en a souffert au XVIIIe siècle, d’un problème d’accommodement : on n’y distingue plus le prolétariat (— En Chine ! dites-vous) tandis qu’on affirme qu’il était impossible à discerner en 1793. Naguère pas encore tiré du néant, déjà disparu… Ça n’est pas la bourgeoisie qui se laisserait réduire ainsi au rôle d’ectoplasme ! elle, dont la présence toute naturelle se laisse constater, réconfortante, telle la rosée du matin…
Pour réfuter une «explication» par la lutte des classes, rompant ainsi avec la discrétion de ses collègues, Timothy Tackett écrit dans son essai sur «la Terreur» – en réalité une énième histoire de la Révolution, à laquelle l’étude de la «terreur» sert de fil rouge [9] :
Il semble maintenant clair que le déclencheur [litt. : l’impulsion directe] des événements de 1789 ne vint pas d’une lutte idéologique ou d’une lutte de classes, mais d’une crise financière et fiscale de la monarchie française, et que cette crise était avant tout le produit d’une lutte géopolitique dans laquelle la monarchie s’était engagée elle-même.
J’ignore si quelque auteur a cru voir dans la lutte des classes le déclencheur, l’impulsion, l’étincelle (comme on voudra) de la Révolution française. Je me contente de l’analyser comme un de ses moteurs, ce qui ne me gêne aucunement pour prendre en compte les éléments de contexte que Tackett énumère.
L’étonnant succès de librairie d’Une histoire de la Révolution française (2012), dont l’auteur Éric Hazan a joui d’une réputation flatteuse (et surfaite) de spécialiste des insurrections passés et à venir [10], a montré qu’une interprétation de la Révolution allégée du concept de lutte des classes (comme on retire le sucre ou le gluten d’un aliment industriel) – et même des classes en général, puisqu’il n’aurait existé en 1789 ni bourgeoisie ni prolétariat! – peut séduire un public « de gauche » en mal de références historiques et émotionnelles. L’auteur a surtout affiché le grand dénuement théorique dans lequel l’a plongé cette opération, dont ses conseillers historiens « robespierristes » ne l’avaient sans doute avisé ni des motivations ni des conséquences [11]. Empêché d’analyser le robespierrisme comme maximum de la politique sociale bourgeoise, Hazan se trouve incapable d’expliquer l’élimination de l’extrême gauche cordelière et enragée, dont il ne peut que déconseiller la réitération (ou son équivalent) aux révolutionnaires du futur, leur laissant un pense-bête à la Saint-Just sur la porte du congélateur : «Ne laissez pas glacer la Révolution!».
C’est encore pourquoi j’utilise le concept d’«inconscient» et certains outils forgés dans la pratique analytique. Reconnaissons aux spécialistes de l’histoire davantage d’ostentation à ce propos : ils et elles ne manquent jamais de préciser qu’ils y sont hostiles, qu’ils en sont revenu·e·s, pour autant qu’ils s’y soient jamais égaré·e·s [12]! Le même conférencier qui s’excuse d’avoir oublié le texte de son intervention dans sa voiture (dont il a égaré les clefs) qualifie de ridicule l’idée que les clubistes Jacobins ont pu accumuler des actes manqués, voire développer des névroses. Telle historienne – d’ailleurs talentueuse – récuse le freudisme dans un sourire, avant d’insister longuement sur l’importance en histoire de «l’estime de soi», concept qu’elle juge apparemment mieux établi et plus précis que celui d’inconscient.
Il faut reconnaitre que certains ouvrages biographiques sur Robespierre inspirés par la psychanalyse ont donné une image mécaniciste et assez infantile (un comble!) de la psychanalyse appliquée à l’histoire[13]. Cela ne signifie pas que toutes les hypothèses de leurs auteurs soient sans fondement, mais que la recherche univoque « dans les blessures de l’enfance et de prétendues humiliations parisiennes ou arrageoises [des] raisons d’une colère et de certains choix politiques[14]» donne d’aussi piètres résultats que l’application du marxisme par une police politique.
Je vais être aussi précis que possible : lorsque Robespierre entreprend, à l’automne 1793, de déconsidérer les Enragé·e·s et de saper leur influence sur la sans-culotterie parisienne – ce qui passe par la fermeture de la Société des Citoyennes républicaines révolutionnaires, laquelle mènera, je l’ai dit, à l’interdiction de tous les clubs de femmes – il choisit une conduite politique, certes critiquable, mais apparemment rationnelle. Lorsqu’il écrit dans ses carnets, et dans le calme de son cabinet, à propos des mêmes militantes Républicaines révolutionnaires «Elles sont stériles comme le vice», il exprime non plus un point de vue politique mais une angoisse haineuse et archaïque devant des femmes qui, à ses yeux, refusent d’être mères et se signalent par là – et par leur insubordination à sa politique – comme «vicieuses». Ce cri du cœur ne peut être compris autrement que comme manifestation d’un caractère et d’un inconscient blessés, et symptôme d’un rapport pathologique au sexe et au féminin. De ce fait, il relève évidemment de la psychanalyse et éclaire la politique de genre de celui qui le jette sur le papier.
Nous voici au clair sur des matériels intellectuels que je n’entends pas abandonner aux poubelles de l’historiographie. Faut-il alors, ces outils en mains[15], retenir le fameux concept d’« histoire par en bas », traduction (insatisfaisante) de l’anglais from below ? Georges Lefebvre, à qui on en attribue parfois – à tort – la paternité, a décrit ce «point de vue» comme une condition de «l’histoire sociale», dans un hommage à Albert Mathiez, rédigé à l’occasion de son décès (25 février 1932).
Si comme il me paraît probable, les historiens de l’avenir donnent une place de plus en plus grande à l’étude économique et sociale de la Révolution, s’ils se décident à regarder les événements d’en bas et non plus seulement d’en haut, ce qui est la condition même de l’histoire sociale[16], Mathiez leur apparaîtra [etc.].
La même année, et à la même occasion, après avoir lu – comme il le précise – l’article de Georges Lefebvre, son quasi-homonyme Lucien Febvre en appelle à ceux qui poursuivront l’œuvre de Mathiez et «donneront cette histoire révolutionnaire qui nous manque toujours : histoire de masses et non de vedettes ; histoire vue d’en bas et non d’en haut ; histoire logée, surtout, dans le cadre indispensable, dans le cadre primordial des réalités économiques [17].»
C’est beaucoup plus récemment qu’Edward P. Thompson a théorisé le concept dans un article éponyme – « History from below » – publié en avril 1966 dans le supplément littéraire du Times (son maître-livre, The Making of the English Working Class date de fin 1963).
L’inconvénient de ce point de vue est que si l’on regarde «d’en bas», il semble bien que l’on regarde vers le haut, ce qui est encore une vision biaisée. Ce paradoxe n’a pas échappé à l’historienne du genre Karen Offen qui propose une autre formule :
Étudier l’histoire des féminismes signifie mettre le passé à l’épreuve, non pas du haut en bas, non pas de bas en haut, mais sens dessus dessous ; s’attaquer sans détour […] au noyau sociopolitique des sociétés humaines – les relations entre les sexes ; examiner ces moments où des fissures s’ouvrent dans l’écorce des arrangements patriarcaux [18] […].
Sens dessus dessous. Ne risque-t-on pas à adopter cette consigne, qui a quelque chose de stimulant, pour ne pas dire de subtilement érotique, de susciter un léger vertige dans le public éclairé ? La référence sexuelle n’est pas – hélas ! – hors de propos : les historiens mâles – longtemps un pléonasme – pour peu qu’ils se soient préoccupés des femmes dans l’histoire se sont souvent bornés (hormis pour telle impératrice philosophe) à regarder sous leurs robes [19].
Il existe cependant d’autres équivalents de l’«histoire par en bas», qui ne présentent pas le même défaut de perspective et n’encourent pas de reproche sexiste. J’en trouve deux, mentionnées par Marcus Rediker, historien de la piraterie, dans un entretien précisément consacré à cette question [20]: «histoire populaire» et «histoire radicale». L’expression «histoire populaire» a sans doute été pour beaucoup dans l’énorme succès d’Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn (Agone, 2003) puis dans celui d’Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel (Agone, 2018). On la retrouve en sous-titre du passionnant livre de Michelle Zancarini-Fournel : Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours (Zones, 2016). Histoire populaire donc, pourquoi pas ? C’est assez dire que l’on ne s’intéresse pas qu’aux batailles, aux alliances de cours et aux vicissitudes de l’exercice du pouvoir, mais aussi, voire d’abord, à la vie du plus grand nombre et à ses aspirations. Cependant, si l’expression peut être adéquate à tel ouvrage, et contribuer légitimement à assurer sa diffusion, elle me semble paradoxalement un peu étroite d’un point de vue méthodologique. L’«histoire sociale» qu’évoquait Georges Lefèvre me conviendrait mieux. Quant à l’«histoire radicale», je craindrais qu’elle n’évoque davantage dans l’esprit des lectrices et des lecteurs un point de vue idéologique qu’une étude des phénomènes «à la racine». Je m’en rapprocherai toutefois, au risque de paraître abandonner toute prétention au sérieux et à la hauteur de vue, en précisant que la recherche historique que je pratique est une recherche «au ras des pâquerettes», expression d’ailleurs poétique, dont j’ôte tout ce qu’elle peut avoir en français de péjoratif.
La belle formule de Walter Benjamin sur «le saut du tigre dans le passé», félin qui sait – comme la mode ! – «flairer l’actuel niché dans les fourrés du passé» ne doit pas faire illusion. Tigre de papier, l’historien révolutionnaire est omnivore (il ne se borne pas à retenir ce qui peut «servir» sa thèse) et sujet aux métamorphoses modestes : plus souvent rat de bibliothèque que fauve en liberté «sous le ciel libre de l’histoire[21]».
En effet, qui écrit l’histoire des femmes se doit de prendre en compte les archives les plus minuscules, les plus anodines, éparpillées, ignorées jusqu’ici ou au contraire invisibles à force d’avoir été mille fois dépouillées. Ce qui devrait être, semble-t-il, une précaution scientifique ordinaire pour les chercheuses et les chercheurs s’impose comme une contrainte concernant l’histoire des femmes [22].
Il n’est pas inopportun de signaler un contre-exemple époustouflant : je veux parler de l’avant-propos de l’essai précisément consacré à Robespierre par M. Marcel Gauchet [23]. L’auteur y annonce que «le matériau principal de l’enquête est fourni par le discours robespierriste lui-même. Toutes les références vont aux Œuvres complètes […]. Les dates permettent de se reporter aisément à la source. […] Les débats des assemblées sont cités, selon l’usage, d’après les comptes rendus du Moniteur ou des Archives parlementaires.»
Se référer aux volumes des Œuvres complètes de Maximilien Robespierre publiés par la SER est impeccable[24]. C’est même, on le verra, un argument paradoxal contre certains robespierristes. En revanche, faire comme si ces volumes étaient publiés par ordre chronologique – et non par catégories : «discours[25]», «journaux», «œuvres judiciaires», «correspondance», etc. – ce qui rendrait «aisé» de se reporter aux sources, voilà qui est d’un professeur peu soucieux de soumettre son travail à la vérification critique et non d’un scientifique. Quant à l’«usage» qui voudrait que l’on reproduise les débats d’après le Moniteur et les Archives parlementaires sans jamais citer dates, pages et numéros (et sans comparer les deux sources), qu’aucun·e étudiant·e ne s’en autorise pour l’imiter : c’est une invention opportuniste. Nous avons affaire ici non à une «monté en généralité», privilège accordée par entente tacite aux historiens vieillissants, éloignés de leur soutenance de thèse (ce sont leurs étudiant·e·s qu’ils envoient aux archives), mais à une montée en désinvolture, par rapport au public et par rapport aux sources.
Dans les sciences humaines, une analyse doit toujours s’entendre «jusqu’à preuve du contraire» et «en attendant mieux». C’est donc en attendant mieux que dans le débat sur le type d’histoire – ci-dessus rapidement esquissé – je m’en tiendrai à une expression qui peut paraître désuète: une «histoire engagée[26]». Je veux dire une histoire qui assume sa destination politique et sociale, sans se laisser instrumentaliser par quelque idéologie que ce soit – par un·e historien·ne qui assume ses propres engagements.
Quant aux miens et pour m’en tenir d’abord à la Révolution française, il me paraît irrecevable de la décréter «terminée». En effet, inviter à penser cela c’est reprendre à son compte le programme de la contre-révolution, maintes fois exprimé dans le cours même de la Révolution, et ce dès l’automne 1789, et plus nettement encore par Antoine Barnave, à la mi-juillet 1791. Ensuite parce que la Révolution, à l’échelle de la vie d’une société, pour ne rien dire de celle d’une espèce est extrêmement proche de nous dans le temps, à rebours du sentiment subjectif fondé sur la durée de vie individuelle. Enfin, et sa proximité n’y est pas pour rien, parce qu’elle n’a pas produit tous ses effets: la qualité et l’inventivité des écrits théoriques et des pratiques d’exercice de la souveraineté populaire, est en soi un exemple roboratif pour notre présent (et celui des générations à venir). Il n’est que de voir les nombreuses références «d’inspiration», voire d’autorité [27] qui lui sont faites dans les mouvements sociaux des dernières décennies, notamment le mouvement dit des « Gilets jaunes » (2018-2019).
Sans m’attarder ici sur ce que pourra être la prochaine révolution [28], je veux dire qu’elle sera à mon sens – en France au moins – une «révolution sans bagages», ayant pris ses distances avec l’héritage idéologique des XIXe et XXe siècles et retrouvant plus ou moins «spontanément [29]» l’expérience originaire de 1789-1793.
Étudier la Révolution française, après plus de deux cent trente ans, sans se borner à la satisfaction de compléter une histoire érudite, c’est aussi refaire une lecture critique – avec les outils et les perspectives du présent – des fondamentaux de l’aspiration à l’égalité (y compris entre les genres et les âges) et à la liberté dans l’organisation des sociétés humaines.
Avant d’entrer dans le vif du sujet je voudrais faire mienne la sage résolution de Claude Mazauric présentant la réédition des Œuvres :
Il nous faut demeurer modeste et savoir que nous ne savons que peu de choses. Du moins tiendra-t-on pour nécessaire de ne négliger aucun témoignage, aucune donnée, aucun énoncé de la part de Robespierre qui puisse nous permettre de construire un récit approché et crédible[30].
J’ajouterai à ce qui retiendra mon attention ce que Robespierre n’a pas dit et ce qu’il s’est dispensé de faire, puisqu’aussi bien la vérité d’une politique et d’un homme se lit au moins autant dans ses lacunes et ses abstentions que dans ses actes et ses écrits.
Il y a dans cet énoncé comme une promesse égrillarde que seuls, à ma connaissance, Fleishmann et Nabonne – évoqués ci-dessus – ont plus ou moins assumée comme telle. Si je n’entends pas les suivre sur ce terrain, il me faut affirmer d’emblée que, contrairement à ce que pensent aujourd’hui la plupart des historiens des deux sexes, dans leur rejet de la psychanalyse, ce que j’appelle la « politique de genre » de Robespierre, par analogie avec sa politique de classe est évidemment aussi le reflet de sa relation aux femmes.
Certes, un homme peut considérer les femmes comme des égales en droit sans les désirer, c’est même une qualité communément attribuée à de nombreux homosexuels. Par contre, un homme qui envisage le sexe féminin, en tant qu’organe génital et·ou zone érogène, comme une source de danger et de malpropreté, physique et·ou morale, a peu de chances de considérer autrement qu’avec méfiance le sexe féminin comme groupe social (ceci est un euphémisme).
Politique de genre, ou autrement dit : Quelle place Robespierre reconnaît-il aux femmes dans la société ? Quelle attitude manifeste-t-il à leur égard dans des situations précises ? Comment ses positions – scripta et acta – peuvent-elle être évaluées par comparaison avec celles d’autres écrivains, d’autres publicistes (les journalistes d’alors), d’autres révolutionnaires de son époque – femmes comprises ?
Ernest Hamel, hagiographe de Maximilien s’offre le luxe de juger, à demi-mots, quasi exagérée l’estime de son héros pour les femmes. À propos du discours de réception de Mlle de Kéralio à l’Académie d’Arras, qu’il a rédigé et lu, et dans lequel – nous allons en reparler dans le premier chapitre – il prône une complémentarité intellectuelle des deux sexes, Hamel écrit :
Nous n’avons pas à examiner ici jusqu’à quel point il pouvait avoir raison, mais, par l’analyse de son curieux discours [sic], on comprend mieux le prestige qu’il exerça toujours sur les femmes, et l’on se rend suffisamment compte de son chaste penchant pour elles. (Hamel, 1865, t. I, p. 61)
Il existe deux arguments de plus ou moins bonne foi – et articulés entre eux – pour justifier de ne traiter ni des rapports érotiques éventuels de Robespierre avec les femmes ni de sa politique de genre. Le premier, essentiel, consiste à déplorer une documentation lacunaire. Or autant celle-ci peut excuser de passer rapidement sur la vie ou l’absence de vie «amoureuse» du personnage, autant elle ne saurait dispenser d’étudier son attitude politique vis-à-vis des femmes, puisque pas moins de douze volumes de textes de sa main (ou à lui attribués) sont à notre disposition. User de cet argument suppose de considérer que le sujet « Robespierre et les femmes » renvoie uniquement à «l’homme privé», selon la malheureuse formule endossée par Hervé Leuwers (2014, p. 59 [31]), dans une biographie qui apporte par ailleurs des documents précieux sur son activité d’avocat à Arras. Une page suffira donc à évoquer cet aspect de la vie de Robespierre, dans un livre qui en compte plus de quatre cent cinquante. Le second argument, subsidiaire, le plus souvent informulé, c’est que l’on reconnaît la bonne éducation et le sérieux des historiens à l’extrême pudeur et à la modestie que leur inspire la «vie privée» de leurs personnages. «Ne cherchons donc pas à sonder les reins et les cœurs», écrit encore Leuwers en affectant de se morigéner lui-même (2014, p. 56). La connotation d’euphémisation sodomitique prise – de nos jours au moins – par la demi-formule «sonder les reins» dit assez le côté peu ragoutant de l’exercice. Voilà pour la pudeur. Quant à l’expression entière, elle sert – excusez du peu! – à caractériser Yahvé «le Seigneur», dans la Bible [32] et dans son omnipotence divine. Voilà pour la modestie.
D’ailleurs, quelle peut être la validité en histoire d’un concept comme celui de «vie privée»? Écrire la biographie d’un personnage, n’est-ce pas tenter de comprendre l’entièreté de sa vie : politique, professionnelle, amoureuse, intellectuelle, sociale…
Je pense d’ailleurs que Robespierre, même s’il lui est arrivé d’employer l’expression «vie privée» ne tenait pas en grande estime la séparation entre le «public» et le «privé». Il considérait, semble-t-il, la vertu comme une et indivisible, celle de l’individu comme celle de la nation. Chez lui, comme l’écrit Cesare Vetter, «vertus publiques et vertus privées sont étroitement reliées et sont axées sur la vertu publique : [et de citer Robespierre qui parle de Necker] “Un homme qui manque de vertus publiques ne peut avoir des vertus privées[33]”». On devine que l’inverse est également vrai. En outre, la morale révolutionnaire d’époque abhorre le secret, ce qui est caché, à huis clos, et peut donc abriter le complot et la malveillance. La vie familiale, le foyer (sinon l’alcôve) sont autant de «maisons de verre», et lorsque les femmes y sont renvoyées – avec plus moins d’égards – comme éducatrices des futurs citoyens, c’est aussi parce que leur rôle est écrit d’avance et soumis au contrôle de toutes et de tous.
Non-sexiste, c’est la manière – préférée à «inclusiv» – de présenter un texte que je m’efforce de mettre en œuvre ici.
Je me rallie à la règle de l’«accord de proximité», longtemps en usage en français, en accordant l’adjectif avec le sujet le plus proche. Exemple : « Les hommes et les femmes doivent être égales ».
— Et tant pis si j’me trompe ! aurait ajouté Serge Reggiani[34].
En matière d’antisexisme typographique, le point médian est devenu l’indispensable sextant pour naviguer dans la «carte du tendre» de l’égalité. Du verbe tendre [à ou vers].
On n’hésitera pas à se dispenser de son usage s’il risque d’égarer lectrices et lecteurs, plutôt que de les aider à se repérer. On préfèrera, comme dans la phrase qui précède, une formule plus gourmande en signes – « lectrices et lecteurs (22 s.)» – aux constructions et compressions du type «lecteurs·trices (15 s.)». Idem pour «celles et ceux», préférée à «celleux», pourtant deux fois moins long, etc.
Par surcroît, le point médian me paraît pouvoir heureusement remplacer la barre oblique dans des expressions dont il est parfois difficile de se passer comme le duo «et» et «ou». Je préfère donc «et·ou» à «et/ou».
Par ailleurs, dans les citations – nécessairement nombreuses dans un tel livre – les points de suite indiqués entre crochets – […] – signalent, comme c’est l’usage, une coupe dans le texte, pratiquée entre deux phrases, deux paragraphes ou deux alinéas. Lorsque la coupe est pratiquée à l’intérieur même d’une phrase, je préfère l’indiquer de la manière suivante: [etc.].
[1] On a compris que je ne mentionne ici que mes publications en rapport avec la Révolution française.
[2] Je n’entends pas suggérer que la sujétion des femmes a été créée par la Révolution, mais sa prorogation ressort d’autant plus dans un contexte d’émancipation (suffrage masculin adulte universel, abolition de l’esclavage, etc.).
[3] Des articles ont été publiés sur le rapport de Robespierre au genre féminin : Florence Gauthier (2014) ; Noah C. Shusterman (2014, en anglais).
[4] Mentionnons par acquis de conscience le pamphlet publié à Berlin en 1794 : Maximilian Robespierre in seinem Privatleben (La Vie privée de Maximilien Robespierre), «par un détenu au Palais du Luxembourg».
[5] Nabonne Bernard, La Vie privée de Robespierre, Hachette, 1938. En 1927, l’auteur avait reçu le prix Renaudot, pour Maïténa.
[6] Stievenard Jeanine, Robespierre et les femmes, 2009, 68 p., édité à compte d’auteur chez Édilivre : «Robespierre, ce n’est pas seulement la transformation du Comité de Salut Public en organisation terroriste, c’est également les balades dans les jardins parisiens, c’est aussi l’élevage d’oiseaux destinés à être offerts à son entourage, et même peut-être un fils issu d’une liaison avec Mlle Duplay.»
[7] On utilise aussi l’expression trou d’homme.
[8] J’utilise ici les éléments d’un exposé fait à la Sorbonne le 15 mars 2017, dans le cadre du Séminaire doctoral de l’IHRF «Publier les sources de la Révolution», à l’invitation de Pierre Serna, son codirecteur avec Jean-Luc Chappey et Anne Simonin: «Pourquoi et comment publier les Enragé·e·s ?».
[9] «It now seems clear that the direct impulse to the events of 1789 came not from an ideological struggle or a class struggle, but from a financial and fiscal crisis of the French monarchy, and that this crisis was above all the product of a geopolitical struggle in wich that monarchy found itself engaged.» Je considère la phrase dans l’édition originale afin de la traduire moi-même : The Coming of the Terror in the French Revolution, Harvard University Press, 2015, pp. 39-40. Traduction française de Serge Chassagne : Anatomie de la Terreur, Le Seuil, 2018. La citation se trouve pp. 51-52.
[10] Hazan Éric, Une histoire de la Révolution française, La Fabrique éditions, 2012.
[11] Remerciements (p. 10) : «Ma gratitude va d’abord à Florence Gauthier et Yannick Bosc, mes savants amis, qui ont eu la patience de lire et d’annoter le manuscrit. Leurs critiques de fond et leurs suggestions ont beaucoup contribué à lui donner sa forme définitive.»
Nota : Je qualifie de «robespierristes» les historiennes et les historiens qui, par admiration pour le personnage ou par intérêt de faction idéologique se font ses thuriféraires. Leur robespierrisme peut être discret, modéré ou fanatique ; il peut être franc ou procéder par omissions, voire manipulations. Par ailleurs, contrairement à ce que sa dénomination sociale – conservée pour des raisons complexes – peut laisser entendre, la Société des études robespierristes n’abrite pas que des robespierristes, loin s’en faut ! (Elle n’agrège même pas tous les robespierristes.) J’ai moi-même été membre de son conseil d’administration ; j’ai créé – grâce au talent du graphiste Norbert Bartkowiak – et lancé la première version de son site Internet.
[12] Celles et ceux qui, au contraire, se taisent ont été ou sont en analyse : ils craignent de se trahir!
[13] Le prototype étant le chapitre consacré à Robespierre par le Dr René Laforgue dans sa Psychopathologie de l’échec (1944).
[14] Évocation critique par Hervé Leuwers des livres de Jean Artarit (2003) et Laurent Dingli (2004) dans «Robespierre, une figure revisitée», in «1789-2019. L’Égalité, une passion française», hors-série de L’Humanité, juin 2019, pp. 76-77.
[15] Ces outils, plus légers et moins nombreux ils sont, plus le travail de recherche est accessible et vérifiable. Les «concepts», surtout prétendument nouveaux servent trop souvent de signes de reconnaissance sociale et universitaire, donc d’exclusion. Exception récente, le concept de «genre» a fonctionné comme une autorisation à revisiter tous les sujets de toutes les époques «au prisme» d’icelui. Son objet d’étude, les «rapports sociaux de sexe» n’étaient pas inconnus des sciences sociales, mais genre a – si j’ose dire – plus de style. Il est paradoxal que la majorité de ses introductrices en France aient gaspillé leur énergie – croyant devoir répondre par là aux extrémistes catholiques – en répétant qu’il n’existe pas de «théorie du genre». Si réellement les «études de genre» se révélaient n’avoir produit aucune théorie, c’est que l’autorisation évoquée ci-dessus aurait été délivrée en pure perte.
[16] AHRF, 1932, pp. 193 et suiv., repris dans Études sur la Révolution française, 1954. Je souligne.
[17] Febvre Lucien, «Albert Mathiez: un tempérament, une éducation», Annales d’histoire économique et sociale, 1932, 4e année, n° 18, pp. 573-576. Je souligne. Febvre rapporte que Mathiez lui avait promis, pour les AHES, «un article d’ensemble sur le prolétariat en France au temps de la Révolution», dont sa mort brutale à la suite d’une hémorragie cérébrale nous a privé (comme aussi d’une biographie de Robespierre, pour laquelle il avait signé un contrat avec un éditeur américain). Voir Friguglietti James, Albert Mathiez historien révolutionnaire (1874-1932), SER, Paris, 1974.
[18] «“Flux et éruptions” : réflexions sur l’écriture d’une histoire comparée des féminismes européens, 1700-1950», in Cova Anne (dir.), Histoire comparée des femmes, 2009, pp. 45-65. Je souligne. Notons qu’une revue féministe italienne publiée en 1973-1974 s’est intitulée Sottosopra (Sens dessus dessous).
[19] Illustration caricaturale dans une émission de télévision baptisée «Sous les jupons de l’histoire» (chaîne Chérie 25).
[20] Dans le journal CQFD, n° 117, décembre 2013. Plusieurs livres de Rediker ont été traduits en français ; par ex. Les Forçats de la mer (Libertalia, 2010), Pirates de tous les pays (Libertalia poche, 2017), L’Hydre aux milles têtes (avec Peter Linebaugh, Amsterdam, 2008).
[21] «Sur le concept d’histoire» (1940) ; quatorzième thèse, in Œuvres, III, Folio, p. 439.
[22] J’y reviendrai plus longuement en présentant le second volume de mon diptyque.
[23] Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Gallimard, 2018.
[24] Le douzième (et dernier?) devait être publié la même année que le présent ouvrage. [Note actualisée: Il sera finalement publié en 2022.]
[25] À supposer même que l’on ne considère que les cinq volumes de discours, en quoi le retour à la source à partir d’une date est-il «aisé»?
[26] Je partage avec Guillaume Mazeau, Laurence De Cock et Mathilde Larrère, auteur et autrices de L’histoire comme émancipation (Agone, 2019, p. 108) la certitude que : «L’expression “histoire engagée” devrait être un pléonasme.» Il·et elles ne se donnent pas la peine de situer leur position parmi celles que j’énumère ici. Voir mes remarques critiques, sur l’ouvrage (et sur les vulgarismes de M. Larrère) sur mon blogue La Révolution et nous. Sur le même thème, voir le n° 144 des Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique (2020) et sa présentation par Jean-Charles Buttier et Caroline Fayolle : «Écrire l’histoire des révolutions : un engagement».
[27] J’en ai recensé un grand nombre (slogans, tracts, pancartes, graffitis) sur La Révolution et nous.
[28] J’ai abordé la question de la filiation, plausible et souhaitable, entre la Révolution française et la prochaine révolution dans le premier chapitre de Notre patience est à bout : «Écrire l’histoire, continuer la révolution».
[29] Spontanéité relative puisqu’elle tient en partie aux références scolaires connues de toutes et tous (ou presque). Cet aspect était très perceptible dans le mouvement des «Gilets jaunes».
[30] OMR, t. I, p. XXV.
[31] Les références ainsi indiquées – date, n° de page – renvoient à la Bibliographie en fin de volume.
[32] Psaume 7, 10 : «Mets fin à la malice des impies, affermis le juste, toi qui sondes les cœurs et les reins, ô Dieu le juste!» Livre de Jérémie 11, 20: «Yahvé Sabaot, qui juges avec justice, qui scrutes les reins et les cœurs, je verrai ta vengeance contre eux [les gens d’Anatot, qui persécutent le prophète], car c’est à toi que j’ai exposé ma cause.» La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, pp. 927 et 1405.
[33] Discours aux Jacobins le 9 juillet 1794 ; OMR, t. X, p. 520. Vetter Cesare, «Bonheur public, bonheur privé et bonheur individuel dans le lexique de Robespierre», in Vetter C., Marin M., Gon E., Dictionnaire Robespierre, t. I, 2015, p. 44. Saint-Just, au contraire, tient à la notion de «vie privée» : «Si vous ordonnez aux tribunaux de faire régner la justice, ne souffrez point que l’on tourmente la vie privée du peuple.» (Rapport au nom des Comités de Salut public et de Sûreté générale, 26 germinal an II-15 avril 1794). Et dans le préambule au chap. premier des Fragments d’institutions républicaines: pour lier les hommes par des rapports harmonieux, soumettre «le moins possible aux lois de l’autorité les rapports domestiques et la vie privée du peuple.» Citations in Œuvres complètes, établies par Michèle Duval, 2003, pp. 819, 967-968.
[34] «Salut les hommes ! Et tant pis si j’me trompe», lui fait dire Jean-Pierre Melville dans Le Doulos (1962).
13 dimanche Juin 2021
Posted «Faites comme chez vous !»
in≈ Commentaires fermés sur “Daniel Guérin, le trouble-fête” ~ par Louis Janover (1989)
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Anton Ciliga, Élisabeth Guibert-Sledziewski, «Hébertistes», Babeuf, Bodson, Buonarroti, Daniel Guérin, Démocratie directe, Denis Berger, Enragé·e·s, François Boissel, Jacobins, Karl Marx, Kropotkine, Lénine, Léon Trotski, Louis Janover, Lutte des classes, Maurice Dommanget, Maximilien Rubel, Olivier Bétourné, Révolution russe, Robespierre, Terreur
1984: année de la haine au sens orwellien du terme! «Haïr la révolution» fait alors partie des «devoirs moraux et médiatiques de toute “âme” noble intéressée à sauver le monde de l’Empire du mal[1]». Et l’avertissement vient de très loin dans notre histoire: comme «Thermidor a sauvé la France» – la France thermidorienne, cela s’entend! – de cette «instance totalitaire, ou para ou pré-totalitaire, le Club des jacobins[2]», il convient de rester attentif à cette leçon du passé. Certains partis héritiers des jacobins ne font-ils pas toujours peser sur les institutions des menaces para ou post-totalitaires?
1989: il ne s’agit plus de haïr, mais de se servir des Tables de la loi bourgeoise comme d’une pierre tombale: sous le marbre de la Déclaration, le cadavre embaumé de la Révolution! Même l’évocation, sur le mode éploré, des dangers que les journées révolutionnaires auraient fait courir à l’avenir de la Démocratie risquerait de troubler les fastes programmés du bicentenaire. Ce n’est plus seulement la Terreur qui passe pour une déplorable parenthèse, heureusement refermée, un accident qui ne saurait se reproduire dans nos sociétés policées; l’histoire elle-même, l’histoire grandeur nature, finit par devenir suspecte aux yeux des historiens. Faute de pouvoir la coucher dans le lit de Procuste pour la raccourcir d’une tête, la tête révolutionnaire, bien entendu, ils se contentent de présenter les valeurs d’une réaction bien tempérée comme les valeurs de la Révolution même – de la belle et noble Révolution, celle qui n’avait rien de… révolutionnaire; inversion sémantique que Babeuf avait déjà dénoncée en son temps: «Parce que nous voulons refaire [la Révolution], écrivait-il dans Le Tribun du peuple, ils nous traitent d’anarchistes, de factieux, de désorganisateurs. Mais c’est par une de ces contradictions toutes semblables à celle qui leur fait appeler révolution la contre-révolution.» Et d’ajouter dans ce même article: «Mais tel est le dictionnaire des palais, des châteaux et des hôtels, que les mêmes expressions offrent toujours l’inverse de signification qu’on leur reconnaît dans les cabanes[3]»
Les procédés se sont raffinés; châteaux, hôtels et palais ont changé de propriétaires et d’allure, mais deux cents ans après que ces paroles ont été prononcées, on retrouve la même escroquerie langagière, le même acharnement à lire dans le dictionnaire de la contre-révolution le sens des mots révolutionnaires. L’anachronisme fait ici merveille. L’ombre du Goulag et de la terreur stalinienne se projette sur «la révolution» et «le communisme» érigés en principes métaphysiques intrinsèquement pervers. Ainsi, tel historien, ex-membre du PCF, ne craint pas de régler son compte avec son passé par Révolution interposée: «Par beaucoup d’aspects, déclare-t-il, la Terreur [!] annonce ce que seront les sociétés communistes[4].» Le problème avec un tel raccourci, c’est qu’il peut mener dans une direction tout opposée. La Révolution française s’inscrit indubitablement dans le cycle des révolutions à visage bourgeois: on guillotine volontiers des propriétaires, mais sans épargner les anarchistes du moment. Par conséquent, si la terreur organisée par les robespierristes «annonce» le totalitarisme des sociétés dites communistes; si les méthodes de gouvernement et de répression auxquelles les uns et les autres ont eu recours se ressemblent toutes, qu’en conclure? En toute logique, que nous sommes devant des pouvoirs «bourgeois» chargés, entre autres urgences, d’étouffer les aspirations égalitaires, communistes, de ceux d’«en bas». Serait alors en cause dans la terreur qu’exercent ces institutions non le «communisme», réduit ici à sa valeur purement nominale et mystificatrice, mais l’État politique moderne, «qui laisse subsister les piliers de la maison» (Marx) – ces rapports de domination et de servitude dont il est le plus sûr garant.
Aucun doute! A l’heure où la mort des idéologies est au programme de toutes les écoles historiques, la Grande Révolution fait l’objet d’un retraitement idéologique pour l’épurer de ses scories rebelles. Finie la franche «lutte au couteau» dont parlait Daniel Guérin dans un de ses derniers textes sur ce sujet qui lui tenait tant à cœur[5]. On assiste à des variations aussi infimes qu’infinies sur un même thème: la révolution des droits de l’homme – «une modification des moyens par lesquels les plus forts et les plus rusés se sont originairement arrogés des prétentions au préjudice des plus faibles et des plus crédules[6]». Cette critique de François Boissel, émise à chaud, au cœur de la tourmente, risque de passer aujourd’hui pour la preuve d’une incurable cécité. Par chance, l’étude de Guérin sur La lutte des classes sous la Première République est là pour convaincre le lecteur qu’il s’agit au contraire d’un signe de rare clairvoyance. Le communiste révolutionnaire Boissel voyait loin, et il a su d’emblée discerner sous la paille des mots le grain des choses.
Avant même de devenir «théoricien de la classe prolétaire» et critique de la civilisation du capital, Marx s’était lancé, dans l’intervalle de mars à octobre 1843, dans de sérieuses études sur la Révolution française[7]. Toute son œuvre ultérieure se nourrit de ces premières lectures historiques, sa conception de la démocratie comme sa «critique de la politique» et de l’État notamment. La Convention devait être le thème central et le chaînon essentiel d’une exploration en profondeur de ce que l’on pourrait appeler la loi de causalité du processus révolutionnaire. Le politique n’est pas le geste instituant qui noue le lien social en référence à une idéologie suspendue aux lèvres du législateur; il est l’expression même du rapport d’intérêt particulier existant entre les membres d’une classe qui marque ainsi son hégémonie sur la société du sceau de l’intérêt général. Ce rapport définit la place et la fonction de l’État. C’est pour ne pas s’être écarté de cette vérité «matérialiste» toute simple que Daniel Guérin, en dépit d’un schématisme qui le pousse parfois à forcer le trait, a, l’un des premiers, mis à nu le ressort caché des conflits politiques qui ont déchiré la Convention. Son apport à l’historiographie de la Révolution française ne réside pas dans une recherche érudite, puisqu’il s’en tient aux sources imprimées, mais dans le travail de synthèse entrepris pour montrer que la conception matérialiste et critique du monde s’appliquait pleinement à cette période d’antagonismes sociaux exacerbés. Guérin a su tirer profit de l’expérience historique pour enrichir ce qui était resté chez Marx à l’état de remarques ou de réflexions éparses. Pour mieux resserrer son propos, il a porté l’essentiel de son effort d’éclaircissement sur les quatorze mois (du 31 mai 1793 au 21 juillet 1794), «étape suprême de la révolution», pendant lesquels les représentants politiques de la bourgeoisie révolutionnaire ont eu à faire face non seulement à la menace d’une restauration de l’Ancien Régime, mais surtout à l’intervention d’une avant-garde populaire, les enragés, puis l’aile gauche de l’hébertisme s’efforçant successivement de dépasser le cadre de la dictature jacobine et de défendre les revendications spécifiques d’un pré-prolétariat.
Aussi considère-t-il la Révolution française, du moins dans cette phase finale, sous un double aspect: à la fois révolution bourgeoise dans son aspect objectif et révolution permanente (encore embryonnaire) dans son mécanisme interne[8]. On assiste en effet pendant la courte période de domination jacobine à un processus de dissociation accéléré entre les aspirations des «bras nus» et la volonté des jacobins maintenant installés aux leviers de commande; les premiers cherchent à imposer, par le biais des organes de représentation directe, une série de mesures anticapitalistes; les seconds, farouches partisans du système de démocratie représentative, tentent, avec une ténacité sans faille, d’émasculer le mouvement populaire pour placer hors de sa portée les institutions nouvelles. On tiendrait là un exemple de cette «transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne[9]» ou, selon les termes de Trotski, du processus unissant «la liquidation du Moyen Age à la révolution prolétarienne à travers une série de conflits sociaux croissants[10]». La clef de ce phénomène, c’est «la loi dite du développement combiné», autrement dit, cette constatation, susceptible d’interprétations multiples et contradictoires, qu’il existe dans toute société un «développement inégal des formes de propriété, des moyens de production». Marx et Engels avaient déjà observé semblable distorsion dans la Révolution française, certes, mais aussi dans la guerre des paysans allemands de 1525 (Mùnzer), dans la révolution anglaise de 1642 (les niveleurs). Mais c’est à Trotski que revint la tâche de donner aux aperçus des deux fondateurs une cohérence théorique et d’ériger ses conclusions en système d’explication valable pour tous les pays présentant cette particularité historique: l’imbrication dans un même cadre national d’éléments archaïques, précapitalistes et de secteurs capitalistes développés, capables d’impulser une dynamique de modernisation, avec toutes les implications sociales que cette «contradiction» comporte. Ainsi, au terme d’un processus de luttes de classes et de transformations sociales extrêmement rapide, la révolution russe, révolution bourgeoise en février 1917, a fini par céder le pas en octobre à une révolution prolétarienne. Tout au long de l’analyse, ce modèle a fourni à Guérin son cadre de référence et le sens de ses périodisations. Mais quelle valeur heuristique accorder à l’analogie qu’il établit entre les différentes phases de la Révolution française et de la Révolution russe et entre leurs acteurs politiques? L’équivalent en Russie du mouvement des enragés, ce n’est pas le parti bolchevique, minorité hyper-centralisée qui visait en premier lieu la prise du pouvoir d’État; on penserait plutôt aux Soviets et aux conseils d’usine, Trotski et le Parti représentant, comme on l’a maintes fois dit, le stade jacobin du processus de maturation révolutionnaire. N’ont-ils pas satisfait avant tout les aspirations fondamentales de l’énorme masse paysanne par un décret sur le partage des terres qui légalisait le fait accompli? Sur ce point, qui montre les bolcheviks réussissant là où les enragés et Babeuf auraient échoué, la démonstration de Guérin boite; et cette faiblesse apparaît d’autant plus préjudiciable à l’analyse que le mythe de Lénine fondateur de la dictature du prolétariat a servi à obscurcir la signification sociale d’Octobre exactement de la même manière que la légende de Robespierre et de la Terreur révolutionnaire a obscurci celle de la Révolution française. Qu’en 1793 comme en 1918, bras nus ou prolétaires aient fourni la puissance massive pour balayer les vestiges de l’ancienne société et aplanir le terrain sous les pas des nouveaux dirigeants ne fait que mettre en lumière une tendance commune aux deux mouvements: ils ont fourbi les armes que les dominants s’apprêtaient à retourner contre eux pour éliminer les éléments les plus avancés après avoir tiré profit de leur dynamisme. Victime de ce tête-à-queue historique, Anton Ciliga a vu plus clair ici que Guérin sur la nature du lien dialectique – au sens de rapport de négation et d’affirmation réciproque – qui unissait Lénine aux masses.
Ses remarques à ce sujet s’appliquent trait pour trait au portrait de Robespierre tel que Guérin l’a dessiné d’une pointe acérée: Janus bifrons, une face tournée, avec une légère grimace, vers la sans-culotterie pauvre courtisée aux moments de crise, l’autre vers la bourgeoisie révolutionnaire à l’heure où les encombrants alliés «anarchistes» ayant fini de jouer leur rôle étaient sommés de regagner leur place naturelle: les coulisses de l’histoire. Écoutons Ciliga apostropher son ancienne idole sur un air connu: et toi aussi Lénine! et parler à son propos de la «mystification du mythe postrévolutionnaire»: «N’aurais-tu été aussi grand qu’aussi longtemps que les masses et la révolution le furent? Et lorsque les forces des masses déclinèrent, ton esprit révolutionnaire n’en fît-il pas autant, déclinant même davantage encore? Serait-il possible que, pour conserver le pouvoir, tu aies trahi, toi aussi, les intérêts sociaux des masses? Et que ce soit ta décision de conserver le pouvoir qui nous ait séduits, nous, les naïfs? […] Mais dès l’instant où l’édifice ancien se fut écroulé et où Lénine prit le pouvoir, le divorce tragique commença entre lui et les masses. Imperceptible au début, il grandit, se développa et finalement devint fondamental[11]» – quand aux naïfs succédèrent les bureaucrates du Thermidor stalinien, exploitant cyniquement la réaction au profit des nouvelles couches privilégiées. Guérin se garde bien de faire intervenir la soif de pouvoir, explication trop courte dans le cas de Lénine, et qui ne rend pas davantage compte des volte-face de Robespierre. Il suit jusqu’au bout la logique de l’analyse «matérialiste» pour caractériser la politique de l’Incorruptible, petit-bourgeois spiritualiste, penchant toujours au bon moment du côté des possédants, mais attentif néanmoins à ne pas s’aliéner l’appui des sans-culottes. Comme la majorité des jacobins, c’est à son corps défendant qu’il fut entraîné sur la voie de la taxation, du maximum, de la lutte contre les accapareurs, avec, pour corollaire obligé, les mesures d’accompagnement terroristes sans lesquelles cette audacieuse tentative d’instaurer un contrôle de l’État sur certains secteurs de l’économie serait restée lettre morte. Les véritables initiateurs de cet anticapitalisme plébéien, ce sont les enragés, Jacques Roux, Leclerc et Varlet en tête, représentants d’une avant-garde populaire dont les jacobins captèrent le programme pour canaliser l’énergie des bras nus, asseoir sur des bases solides le gouvernement révolutionnaire et donner une impulsion décisive à la grande affaire de la bourgeoisie: la lutte à mort contre le concurrent anglais. Le mythe de Robespierre déchiré, les implications profondes de sa politique se dessinent nettement, et des événements comme la déchristianisation et ses retombées politiques, en apparence indépendants de cette lutte sociale acharnée, apparaissent bel et bien comme un épisode dérivé mais signifiant du conflit opposant bourgeois et bras nus.
Sur le fond d’une synthèse socio-politique qui excelle à mettre en perspective les facteurs décisifs de cette évolution, Guérin, prolongeant en cela le livre de Pierre Kropotkine sur La Grande Révolution, a mené à bien la première étude exhaustive des luttes sociales saisies sous l’angle de la spontanéité créatrice des masses populaires. Contrairement au reproche fondamental qui lui a été fait, il est loin de méconnaître le caractère hétérogène de ceux qu’il englobe dans la catégorie des bras nus, petits-bourgeois et artisans attachés à la propriété privée. Il distingue une pluralité de conflits, chaque fraction de la sans-culotterie défendant ses intérêts propres, alors que le prolétariat au sens moderne du terme ne constitue qu’une infime fraction des masses populaires et apparaît sous une forme embryonnaire, sans pouvoir peser de manière décisive dans les luttes en cours. Ainsi s’explique la relative facilité avec laquelle hébertistes et robespierristes, pour une fois réconciliés dans l’ombre de Marat, «eurent» les enragés après les avoir isolés de cette masse idéologiquement indécise et flottante. Il n’empêche! Une véritable conscience de classe s’est progressivement constituée, une fois accomplie la tâche commune à toutes les parties: la destruction de l’Ancien Régime. La vie chère n’est pas seule en cause. Très vite les plus défavorisés soupçonnèrent que les objectifs poursuivis par les jacobins ne menaient nullement à ce changement social radical qu’ils attendaient de leurs sacrifices. Cette sensibilité a trouvé ses porte-parole dans des agitateurs populaires qui défendent un ensemble de revendications à caractère politique. Ainsi s’approfondit le clivage de classes qui tend à donner une structure cohérente à la sans-culotterie[12].
Sur tous ces points, l’analyse de Daniel Guérin n’a guère reçu de démentis, sauf à considérer comme tels les jugements condescendants qui ont accueilli l’ouvrage à sa sortie[13]. La méthode, en revanche, mérite quelques remarques, indépendamment des écueils de l’analogie, déjà signalés. Une fois reconnue «la primauté de l’économie sur le politique», les déterminismes socio-historiques circonscrivent de manière rigoureuse et quasi mécanique la tâche des classes en présence et de leurs représentants politiques. Guérin ne se lasse pas de répéter que, dans la France de 1789, la conscience des bras nus ne pouvait aller bien au-delà d’un anticapitalisme élémentaire; les plus lucides étaient incapables de mettre à nu les mécanismes de la domination bourgeoise qu’ils combattaient par intuition. D’où le caractère terroriste des mesures préconisées. Il s’agit non de s’attaquer au droit de propriété, mais, tout au plus, de limiter les effets délétères de la richesse et d’égaliser les fortunes et les conditions autant que faire se peut. Mais, de ce point de vue, la politique de Robespierre n’était-elle pas le maximum de ce qui pouvait s’inscrire dans la réalité économique, sociale et culturelle de l’époque? Si toute solution radicale au conflit social était interdite, alors la position de l’Incorruptible apparaît singulièrement réaliste, fondée sur une appréciation lucide, «dialectique», des rapports de forces entre les principaux protagonistes, compte tenu des bornes à ne pas dépasser pour préserver l’essentiel des conquêtes de la révolution. L’analogie avec Lénine et les bolcheviks retrouverait alors sa fonction explicative. Ainsi, poussé jusqu’à ses limites, le schéma de la révolution permanente finit par se retourner contre la thèse défendue par l’auteur. Les facteurs d’arriération qui, dans la conception matérialiste de l’histoire, permettent d’expliquer l’échec des mouvements révolutionnaires en avance sur les conditions objectives servent ici à expliquer le contraire: le succès de ces minorités actives; puis derechef, ils rendent compte de l’avortement final, et nous voilà ramenés «en deçà» des objectifs possibles. Or, l’expérience la plus radicale de la Révolution française, celle qui nous conduit à l’orée du communisme, offre sur ce problème matière à réflexion. En pleine réaction thermidorienne, à l’heure où l’élan populaire est irrémédiablement brisé, où les petits-bourgeois révolutionnaires ont les jarrets coupés par la répression, la Conspiration pour l’égalité de Babeuf fait surgir pour la première fois le spectre qui va bientôt hanter l’Europe. Ici, les conditions objectives sont loin de répondre à la prise de conscience subjective et l’histoire s’offre un dernier détour imprévu avant d’emprunter une ligne descendante toujours plus brutale. Le Tribun du peuple fera preuve d’une lucidité désarmante en procédant à une réévaluation, en forme d’autocritique, de la place de Robespierre dans l’histoire de la Révolution. Il avait tôt compris que l’Incorruptible, perfectionnant «l’art de Machiavel», s’était multiplié «pour amener le peuple à ne plus tenir compte de ses droits de souveraineté, à croire qu’il était nécessaire au salut de la patrie qu’il s’en dépouillât pour un temps afin d’en jouir plus sûrement dans un autre[14]». S’il change maintenant de perspective, la raison en est simple: «L’hébertisme n’est qu’à Paris et dans une petite portion d’hommes… Le robespierrisme est dans toute la République.» D’où la condamnation sans appel: «Je n’entre pas dans l’examen si Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand cela serait, je justifie encore Robespierre[15]». Terrible couperet que celui de la nécessité historique, et sa lame est toujours à double tranchant! Daniel Guérin n’a pas tort de noter que Babeuf plaidait ainsi contre sa propre cause, puisque son action s’inscrivait dans le droit fil de ces minorités que Robespierre avait éliminées dans l’intérêt général, réel ou supposé, de la Révolution. Mais il oublie de dire que Babeuf, désormais poussé par la logique de la situation, plaidait aussi pour lui-même, car il aspirait à prendre la place laissée vacante par la disparition de Robespierre, et à exercer à son tour une dictature révolutionnaire «transitoire», légitimée par ses seules intentions. Guérin n’apporte aucune réponse à une question qu’il est impossible aujourd’hui de trancher à la manière de Babeuf. En effet, la méthode matérialiste met entre parenthèses le problème de la finalité éthique de l’action révolutionnaire ainsi conçue. Elle nous éclaire quant au caractère des conditions objectives, mais reste muette, ou peu s’en faut, sur le rapport réel qu’elles entretiennent avec la subjectivité critique. Et voilà pourquoi Guérin, comme Babeuf en d’autres temps et sur d’autres bases, peut critiquer la démarche jacobine tout en se référant à des principes théoriques qui aident à la justifier.
Dans son effort pour opérer une «synthèse entre marxisme et anarchisme», et fonder un «marxisme libertaire», Guérin fait appel à la méthode d’investigation scientifique fécondée par l’intuition; on serait ainsi armé à la fois d’un instrument d’analyse sociologique et d’un guide pour l’action politique. Étude de la structure socio-économique et foi dans «l’instinct profond des larges masses», tels sont les deux axes de cette démarche, avec, pour aiguillon, une stratégie faite de «surprise», de «provocation», d’«audace» et l’intervention de «minorités agissantes plus instruites et plus conscientes […] dont la contribution est inévitable pour amener les arrière-gardes à la pleine maturité socialiste[16]». Réunir deux théories incomplètes ne donne pas nécessairement un ensemble cohérent et opératoire. L’aporie reste toujours la même: quels sont les critères qui mesurent la valeur d’une action révolutionnaire? Qui les définit et au nom de quoi? Si l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué, que devient dans ce cas la fonction pédagogique des minorités agissantes? La question attend toujours la réponse.
La révolution, nous dit-on, est terminée! Et, en effet, la révolution bourgeoise a libéré le potentiel créateur que contenait la charte des droits de l’homme et du citoyen. L’émancipation politique a parcouru le cycle dans sa totalité; elle est passée par toutes les formes de domination compatibles, à un moment donné, avec le mode de rapport immédiat entre les «maîtres des conditions de production et les producteurs directs», compte tenu du «niveau déterminé du développement du genre et du mode de travail et par suite de sa productivité sociale[17]». Il n’est pas jusqu’à l’esquisse d’économie dirigée et de socialisation «par le haut» qui n’ait trouvé son aboutissement sur le terrain des révolutions politiques du xxe siècle. L’État jacobin, l’État bourgeois total, se dresse, à l’aube de l’ère capitaliste, comme l’ancêtre, déjà bien armé, des régimes bonapartistes, puis «totalitaires». Tous les phénomènes de manipulation et d’instrumentalisation des masses, que l’on observe par la suite dans les régimes de partis, ont été décrits et démontés par Guérin, scrutateur attentif de cette grandiose scène parlementaire dominée par les héros de la Révolution. On peut ainsi tirer d’une lecture avertie de La lutte des classes sous la Première République maints éléments d’une sociologie critique des formes de l’État bourgeois – dont les moyens d’action s’opposent vite à ceux utilisés par les bras nus. Voilà pour la part proprement scientifique de cette œuvre. Et nous prendrons le contre-pied de l’opinion communément admise en ce domaine en affirmant que c’est ici qu’il faut chercher la raison pour laquelle ce livre n’est pas près de figurer au nombre des best-sellers sur la Révolution. Rien dans cette histoire des origines ne peut accréditer le «mensonge déconcertant» du siècle: révolution = terreur = goulag = communisme = marxisme. Tout en revanche nous montre que la bourgeoisie, en inventant l’État politique moderne garant du droit de propriété, «collective» ou privée, a d’emblée ajouté quelques solides maillons aux antiques chaînes de l’esclavage[18].
Il n’est évidemment pas difficile de dégager l’intention normative qui sous-tend une telle analyse. Les mécanismes de démocratie directe à l’œuvre dans la Révolution française représentent, aux yeux de l’auteur, la pierre de touche de tout mouvement de libération radical. Et cette forme de lutte porteuse d’une promesse d’émancipation humaine universelle, il la rapporte à l’existence et à la conscience d’une classe qui était encore à l’état d’«embryon»; c’est elle qui devait, en prenant sa stature adulte, faire sauter tout l’édifice hiérarchique mis en place par la bourgeoisie à la faveur de ces événements fondateurs. Après Octobre, plus de doute! Les bolcheviks sont bien les héritiers naturels des enragés et des babouvistes. Animés par une certaine idée du communisme, n’ont-ils pas, grâce à leur volontarisme audacieux, amené à maturation en Russie la conscience révolutionnaire d’un prolétariat enfin mûri par l’expérience historique et trouvant dans les «contradictions» d’un capitalisme en plein essor les conditions de sa libération? Guérin a su lui-même admettre que la question ne se posait pas forcément en ces termes et que la révolution d’Octobre, même si l’on s’en tient au «matérialisme historique», a soulevé plus de problèmes qu’elle n’a permis d’en résoudre. Revenons donc pour finir aux remarques de Marx sur la Révolution française, remarques que Daniel Guérin avait sans cesse à l’esprit quand, en faisant revivre avec passion les luttes du passé, il pensait obstinément aux combats à venir. «Des idées ne peuvent jamais mener au-delà d’un ancien ordre du monde, dit Marx; elles peuvent seulement mener au-delà des idées de l’ancien ordre du monde. Des idées ne peuvent absolument rien réaliser. Pour réaliser les idées, il faut les hommes qui mettent en jeu une force pratique […] Le mouvement révolutionnaire, qui prit naissance en 1789 au Cercle social, qui, en cours de route, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber temporairement avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste que Buonarroti, l’ami de Babeuf, réintroduisit en France après la Révolution de 1830. Cette idée, élaborée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel ordre du monde [19].»
Marx a cru qu’il pouvait désigner avec certitude les «hommes» qui mettraient en branle cette force pratique capable de les porter au-delà de l’ancien ordre du monde. Dans les révolutions bourgeoises, une minorité prétendait bouleverser la société dans l’intérêt de l’immense majorité et ne réussissait, finalement, qu’à se fondre dans l’ancienne classe dirigeante ou à se hisser à son tour vers les sommets. Le Manifeste communiste voit s’ouvrir des perspectives moins sombres: le «mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité». À la limite, tout organe de médiation devient superflu, ce qui ne va pas sans poser problème. Que les solutions proposées par Guérin pour sortir du dilemme: spontanéité-volontarisme, objectivité-subjectivité, soient, elles aussi, source de questions, voilà qui ne saurait surprendre. L’essentiel est qu’elles aient néanmoins enrichi l’idée du nouvel ordre du monde en nous montrant sur quelles bases s’était élevé l’ordre actuel du monde qu’il voulait jeter bas.
Janover Louis, « Daniel Guérin, le trouble-fête », L’Homme et la société, n° 94, 1989. «Dissonances dans la Révolution», pp. 83-93.
[1] Élisabeth Guibert-Sledziewski. «Haïr la Révolution», Enjeu, n° 11, 1984.
[2] Pierre Manent, «Le totalitarisme et le problème de la représentation politique», Commentaire, n° 26, été 1984, p. 213.
[3] Gracchus Babeuf, «Quoi faire», Le Tribun du peuple, n° 36, 20 Frimaire an IV (10 décembre 1795), in Le Tribun du peuple par Gracchus Babeuf, textes choisis et présentés par Armand Saïtta, Paris, UGE, «10/18», 1969, p. 220.
[4] François Furet, «La Gauche doit rompre avec la terreur», interview dans Libération, 17 janvier 1983. Comme le souligne Élisabeth Guibert-Sledziewski, cet historien s’est érigé en juge suprême des écrits sur la Révolution française bien qu’il n’ait «signé aucun des travaux approfondis ayant fait progresser de façon notable la connaissance contemporaine en matière d’histoire révolutionnaire» (op. cit.).
[5] Daniel Guérin, Introduction à la brochure de Maurice Dommanget, Les Enragés dans la Révolution française (1948), Paris, Spartacus, 1987.
[6] Lettre de François Boissel du 3 septembre 1789, citée in A. Ioannissian, Les Idées communistes pendant la Révolution française. Éditions du Progrès, Moscou, 1984, p. 331.
[7] Maximilien Rubel, «Marx penseur de la Révolution française», Études de marxologie, n° 27, 1989. Voir également de François Furet, Marx et la Révolution française (suivi de textes de Karl Marx réunis, présentés et traduits par Lucien Calvié), Paris, Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque scientifique», 1986; confondant la thèse normative et l’argument scientifique, l’auteur prétend prendre Marx en flagrant délit d’anachronisme et de téléologie; voir notre critique, «Liberté, Égalité, Propriété et Bentham», in Études de marxologie, n° 27, 1989.
[8] Sur la place de la théorie de la révolution permanente et de la loi du développement combiné dans l’œuvre de Guérin, voir l’Introduction de La lutte des classes sous la Première République (Bourgeois et «Bras nus», 1793-1797), 2 t., Paris, Gallimard, 1946 (nouvelle édition revue et augmentée, 1968). Voir également La Révolution française et nous, Bruxelles, La Taupe, 1969.
[9] Lénine, cité par Guérin in La Révolution française et nous, op. cit., p. 21.
[10] Trotski, cité par Guérin in La Révolution française et nous, op. cit., p. 21.
[11] Anton Ciliga, Lénine et la révolution (1946), Paris, Spartacus, 1978, pp. 12, 13.
[12] Sans oublier l’influence sur le mouvement social de la paysannerie pauvre qui «avait sur la position de la propriété une position plus hardie que la sans-culotterie urbaine» et formait «un prolétariat rural aux aspirations propres» (Guérin, La lutte des classes…, t. I, op. cit., p. 82). Le livre pionnier de Pierre Kropotkine, La Grande Révolution (1909), Paris, Stock, 1976, est riche en aperçus dans ce domaine.
[13] Voir l’ouvrage de synthèse d’Olivier Bétourné et d’Aglaia I. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989, pp. 112-114. Sur l’histoire conçue désormais comme «structure immobile», on lira l’essai stimulant de François Dosse, L’Histoire en miettes (Des «Annales» à la «nouvelle histoire»), Paris, Découverte, 1987, et notamment le chapitre «La Révolution française est terminée», pp. 235-259.
[14] Journal de la liberté de la presse, n° 2, 5 septembre 1794, cité in Guérin, La lutte des classes…, t. II, op. cit., p. 353.
[15] Lettre de Babeuf à Bodson, citée in Guérin, lui lutte des classes…, op. cit., pp. 353, 352.
[16] Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Paris, Laffont, «Libertés», 1969, p. 288.
[17] Karl Marx, Le Capital III, Œuvres II, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1968, p. 1400; trad. modifiée.
[18] Il s’agit moins dans cette conspiration du silence de Guérin penseur de la révolution que de Guérin penseur de la contre-révolution et de la réaction. Voir les remarques critiques de Denis Berger, «La révolution plurielle (Pour Daniel Guérin)», in Permanence de la Révolution. Pour un autre Bicentenaire, Paris, La Brèche, 1989.
[19] Karl Marx, La Sainte Famille, Œuvres III, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1982, p. 558.
17 lundi Mai 2021
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in≈ Commentaires fermés sur “La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (XIXe – XXe siècles)” sous la direction de Jean-Pierre Le Crom & Marc Boninchi
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Bruno Dubois, Colonies, Delphine Connes, Dominique Blonz-Colombo, Dominique Taurisson-Mouret, Farid Lekéal, Florence Renucci, Indochine, Jean-Pierre Le Crom, Katia Barragan, Lutte des classes, Marc Boninchi, Maroc, Philippe Auvergnon, Salariat, Stéphanie Couderc-Morandeau, Tunisie
Entre l’abolition de l’esclavage et les indépendances, une réglementation du travail s’est progressivement et très diversement implantée dans les colonies. Ce sujet méconnu a fait l’objet d’une recherche collective de plusieurs années ayant mobilisé de nombreux chercheurs et dont ce livre est issu. Il repose sur l’exploitation de milliers de documents d’archives, en très grande partie inédits. Du Maroc à l’Indochine, du Cameroun aux Antilles, ce livre apporte une pierre inédite à l’histoire du colonialisme et à celle du droit social et il lève un coin de voile sur le «mauvais sort» fait aux travailleurs de l’outre-mer qui n’est pas sans lien avec l’aspiration des peuples à l’indépendance.
Presses universitaires de Rennes.
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11 dimanche Avr 2021
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in≈ Commentaires fermés sur “Robespierre, les femmes et la Révolution” signalé sur Twitter par Paul Chopelin
20 dimanche Déc 2020
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in≈ Commentaires fermés sur “Avis aux ouvriers” ~ la Révolution bourgeoise contre les grèves et les coalitions (1791)
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Bailly, Coalitions, Grèves, Le Chapelier, Lutte des classes, Prudhomme, Révolutions de Paris (journal), Travail, Travail féminin
«Les ouvriers de diverses professions se sont réunis hier [26 avril] et ont formé, dans plusieurs quartiers de Paris, des attroupements. […] Ils exigent, dit-on, une augmentation de prix de leur journées ; ils prennent des arrêtés et forcent ceux qui n’ont pas pris part à leurs délibérations de cesser leurs travaux.» (Gazette nationale ou Moniteur universel, 28 avril 1791). On note des coalitions d’ouvriers chapeliers, typographes et charpentiers.
Ces événements, en principe bien connus des historien·ne·s spécialistes de la période le sont infiniment moins du public cultivé et des militant·e·s. Or ils sont importants pour battre en brèche les billevesées de certain·e·s « robespierristes », qui vont répétant qu’il n’existait durant la Révolution ni bourgeoisie ni prolétariat, ni – par conséquent – lutte de classes.
Or la Révolution bourgeoise prétend bien avoir modernisé la production, par la suppression des corporations et jurandes, mais elle n’applique pas au travail la belle déclaration de principe « Les hommes naissent libres et égaux en droit ». C’est qu’ils naissent aussi, paraît-il, très inégaux en talents. À l’heure d’être payé en échange de son travail, le « droit naturel » penche vers l’inégalité, les patrons charpentiers, l’administration municipale de Paris et la presse révolutionnaire ne cessent de le marteler. Toute moderne en effet, cette conception qui se traduit encore, deux cent trente ans plus tard, par une échelle des salaires qui grimpe jusque aux nuées, et par une disparité persistante de la rémunération du même travail selon le genre de qui l’accomplit.
Je suis parti d’un joli document, la reproduction photographique d’un Avis aux ouvriers [BN : GR FOL-LB40-1 (1) & (2)], imprimé et placardé par la Commune de Paris en avril 1791(merci à Éric Coulaud), et des Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, édités au début du XXe siècle par Sigismond Lacroix (deuxième série, t. IV ; disponible sur Gallica). Le texte de l’Avis est retranscrit par moi à partir du document photographique (la version de Lacroix est un peu différente, et modernisée).
MUNICIPALITÉ DE PARIS
PAR LE MAIRE
ET LES OFFICIERS MUNICIPAUX
Extrait du Registre des Délibérations du Corps Municipal
Du Mardi 26 Avril 1791
AVIS
AUX OUVRIERS
Le corps municipal est instruit que des Ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très-grand nombre, se coalisent au lieu d’employer leur tems au travail, délibèrent & font des Arrêtés par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées; que plusieurs d’entr’eux se répandent dans les divers Ateliers, y communiquent leurs prétendus Arrêtés à ceux qui n’y ont pas concouru, & employent les menaces & la violence pour les entraîner dans leur parti, & leur faire quitter leur travail.
Le Corps Municipal, qui sait que la classe estimable & laborieuse des Ouvriers a toujours donné les preuves les moins équivoques de son attachement à la Constitution & de son obéissance à la Loi, croit devoir éclairer ceux que l’erreur ou des insinuations perfides ont pu porter à ces démarches vicieuses & condamnables, persuadé qu’il suffira qu’ils connoissent les principes de l’éternelle Raison, qui sont ceux de la Loi, pour qu’ils s’y rallient.
La suppression des Droits d’entrées [les octrois des barrières, incendiés avant même la prise de la Bastille] est un bienfait dont tous les Citoyens doivent jouir. Diminuer le salaire des Ouvriers, en raison de cette suppression, sur le fondement que les denrées seront moins chères pour eux, & que leurs Maîtres seront obligés de supporter les Impositions, qui seront le remplacement nécessaire des entrées; ce seroit renouveler l’ancien état des choses, & tromper le vœu de la Nation, en faisant tourner l’avantage de la Loi au bénéfice seul des riches. Les Entrepreneurs & les Maîtres ne proposeront certainement pas cette injustice.
Mais, s’il est juste, s’il est raisonnable que les Ouvriers profitent de la suppression des entrées, le seroit-il qu’ils en prissent occasion pour gréver les Propriétaires ou les Entrepreneurs en les forçant à augmenter encore le prix de leurs journées [?]
Nous ne sommes plus dans ces tems où l’autorité, toujours appesantie sur la classe des infortunés, fixoit arbitrairement le prix du travail de chaque Citoyen. La liberté que nous devons aux lumières & au courage des Régénérateurs de l’Empire, ouvre aux talents & à l’industrie la plus vaste carrière, chaque Ouvrier, lorsqu’il se présente à un Propriétaire, ou à un Entrepreneur, pour lui offrir son travail, doit être parfaitement libre de lui demander le salaire qu’il croit pouvoir gagner. Mais, ce salaire, il ne peut le stipuler que pour lui individuellement, il ne peut l’exiger que lorsqu’il a été convenu de gré à gré; s’il en étoit autrement, il n’y auroit plus de justice, n’y par conséquent de vraie liberté.
Tous les Citoyens sont égaux en droits; mais ils ne le sont point & ne le seront jamais en facultés, en talens & en moyens: la Nature ne l’a pas voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent de faire tous les mêmes gains. Une Loi qui taxeroit le prix de leur travail, & qui leur ôteroit l’espoir de gagner plus les uns que les autres, seroit donc une Loi injuste. Une coalition d’Ouvriers pour porter les salaires de leurs journées à des prix uniformes, & forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation, seroit donc évidemment contraire à leurs véritables intérêts.
Une pareille coalition seroit de plus une violation de la Loi, l’anéantissement de l’ordre public, une atteinte portée à l’intérêt général, & le moyen de réduire ceux qui l’auroient faite à l’indigence, par la cessation ou la suspension des travaux qu’elle produiroit infailliblement; elle seroit, sous tous les points de vue, un véritable délit.
La Loi a anéanti les Corporations, qui entretenoient le monopole, dont tout le bénéfice tournoit à l’avantage de ceux qui en étoient membres; pourroit-elle autoriser des coalitions, qui, en les remplaçant, établiroient un autre genre de monopole, & mettroit [sic] la société entière à la discrétion d’un petit nombre d’individus? Ceux qui entreroient dans ces coalitions, qui les exciteroient ou les fomenteroient seroient donc évidemment des réfractaires à la Loi, des ennemis de la Liberté; punissables comme perturbateurs du repos & de l’ordre publics.
Le Corps Municipal espère que ces courtes réflexions suffiront pour ramener ceux que la séduction ou l’erreur ont pu égarer un moment. Il invite tous les Ouvriers à ne point démentir les preuves qu’ils ont données jusqu’à présent de leur patriotisme, & à ne pas le réduire à la nécessité d’employer contre eux les moyens qui lui ont été donnés pour assurer l’ordre public, & maintenir l’exécution des Loix.
Signé BAILLY, Maire.
DEJOLY, Secrétaire Greffier.
Le même jour, Bailly écrit au major-général de la garde nationale :
Il y a dans les salles de l’Archevêché, Monsieur, une assemblée de charpentiers qui nous inquiète et surtout demain, à la reprise des travaux. Je vous prie de donner des ordres pour que, si l’assemblée a lieu demain, on surveille alentour et mettez à l’ordre que l’on surveille particulièrement les ateliers des maîtres charpentiers, parce qu’on va quelquefois leur enlever leurs garçons de force et les empêcher de travailler, afin qu’ils fassent comme les autres. Tous ces actes de violence sont des désordres dangereux et qui seraient bientôt imités par les ouvriers des autres ateliers, s’ils n’étaient pas réprimés.
Les « ci-devant maîtres-charpentiers », comme ils se nomment eux-mêmes, donnent quelques détails sur l’assemblée de l’Archevêché, dans une pétition portée à la municipalité, le 30 avril :
Par l’une de ces délibérations, tous les membres de cette assemblées aussi extraordinaire qu’illégale ont arrêté de fixer le prix des journées à 50 sols pour les plus faibles ouvriers, et ils ont prêté, au commencement de leurs séances, le serment de ne point travailler au-dessous de ce prix et de ne point laisser travailler d’autres ouvriers chez un entrepreneur qui n’aurait pas fait sa soumission, par écrit, dans leur procès-verbal, de payer le prix par eux fixé […]. [Les ci-devant maîtres ont pris connaissance de l’Avis aux ouvriers. Làs !] Les ouvriers journaliers persistent avec obstination dans leur système ; ils abusent de ce que la situation de plusieurs entrepreneurs de charpente les force de faire le sacrifice imposé pour continuer les constructions dont ils sont chargés et de se mettre à la discrétion de l’assemblée des ouvriers.
Les ci-devant maîtres, au nombre de soixante-deux, expriment leur crainte d’un contrôle ouvrier de l’embauche, qui pourrait mener à un véritable pouvoir ouvrier, alors que la concurrence – on ne dit pas encore la main invisible du marché, mais l’idée est bien déjà là – « fixera naturellement les intérêt mutuels » : « Ils ne doivent point consentir à recevoir des ouvriers du sein d’une assemblée qui leur donnerait et le nombre et l’espèce d’ouvriers qu’elle voudrait, à un prix qu’elle fixerait arbitrairement. »
Les ouvriers ne doivent pas êtres esclaves, concèdent les maîtres. Mais, lorsqu’ils annoncent une volonté nuisible à la société et une prétention injuste, la loi et la force publique doivent être employées pour les faire rentrer dans le devoir. Une coalition qui force la volonté générale aujourd’hui peut demain présenter des prétentions plus exagérées : l’administration doit lui opposer une barrière le plus tôt possible. Plus de coalitions, plus de prix banal : et la concurrence fixera naturellement les intérêts mutuels.
Le 4 mai suivant, l’agitation ouvrière ne s’étant pas calmée, la Commune réitère ses condamnations et menaces. Elle « déclare nuls, inconstitutionnels et non obligatoires les arrêtés pris par les ouvriers de différentes professions pour s’interdire respectivement et pour interdire à tous autres ouvriers le droit de travailler à d’autres prix que ceux fixés par lesdits arrêtés ; fait défense à tous ouvriers d’en prendre à l’avenir de semblables ; déclare, de plus, que le prix du travail des ouvriers doit être fixé de gré à gré entre eux et ceux qui les emploient ; et que, les forces et les talens des individus étant nécessairement dissemblables, les ouvriers et ceux qui les emploient ne peuvent être assujettis à aucune taxe ni contrainte ; déclare, enfin, que tous les ouvriers qui s’attrouperaient pour maltraiter des individus travaillant dans les boutiques ou les ateliers pour les en expulser avec violence et s’opposer à ce qu’ils continuent leurs travaux sont et doivent être regardés comme perturbateurs du repos public : en conséquence, enjoint aux commissaires de police de se transporter à la première réquisition, avec force suffisante, dans tous les lieux où quelques désordres seraient commis par des ouvriers attroupés, de faire arrêter et constituer prisonniers les coupables et d’envoyer sans délai les procès-verbaux d’arrestation à l’accusateur public de l’arrondissement. »
Le 5 mai, des délégués de l’Assemblée ouvrière de l’Archevêché sont entendus par le Corps municipal, qui les éconduit paternellement. Nous ne possédons pas, malheureusement, le texte de l’adresse dont ils sont porteurs, mais seulement le résumé qu’en font les Révolutions de Paris :
Ils [les charpentiers] y montrent leur Société [Union fraternelle des ouvriers en l’art de la charpente] comme une institution bienfaisante, dont le but est de de soulager mutuellement dans leurs infirmités et leur vieillesse. Répondant pied à pied aux objections faites par les ci-devant maîtres, ils s’inscrivent en faux contre le serment qu’on prétend qu’ils ont fait et les violences auxquelles on assure qu’ils se sont portés ; ils persistent enfin à demander que la Municipalité veuille être médiatrice et que, après s’être fat rapporter les mémoires des ci-devant maîtres charpentiers, elle juge de la légitimité de la réclamation des ouvriers.
Le journal, tout en manifestant sa sympathie pour les ouvriers et les conditions particulières d’exercice de leur profession, condamne fermement leur démarche :
Nous devons le dire avec vérité : une assemblée où ne peuvent être admis que des hommes qui exercent la même profession blesse le nouvel ordre de choses ; elle porte ombrage à la liberté ; en isolant les citoyens, elle les rend étrangers à la patrie ; en leur apprenant à s’occuper d’eux-mêmes, elle leur fait oublier la chose commune ; en un mot, elle tend à perpétuer cet égoïsme, cet esprit de corporation, dont on a voulu anéantir jusqu’au nom, parce qu’il est l’ennemi mortel de tout esprit public. […] Les ouvriers charpentiers demandent que le prix de leurs journées ne puisse jamais être moindre que 2 livres, 10 sous. Nous sommes loin de penser que ce prix soit trop cher. Mais pourquoi vouloir le fixer pour tous ? Il est tel parmi eux qui ne serait pas assez payé à 3 livres, et tel autre qui le serait peut-être trop à 45 sous.
Mais l’harmonie entre les classes exige, de part et d’autre, de la bonne volonté. Aussi le rédacteur sermonne-t-il également les ci-devant maîtres-charpentiers :
Nous ne saurions trop leur recommander de se défaire promptement des vieilles habitudes qu’ils ont contractées sous l’ancien régime ; à l’ombre de leurs privilèges, ils ont long-temps vexé les ouvriers ; long temps ils se sont engraissés de leur sueurs ; mais cet heureux temps n’est plus, les grandes et rapides fortunes ne sont pas dans l’esprit de la constitution […]. Il faut que chaque maître se rapproche de ses ouvriers ; qu’il s’arrange à l’amiable avec eux […].
Cette agitation ouvrière précède et fournit le prétexe du décret du 14 juin 1791, dit loi Le Chapelier, du nom de son rapporteur : « Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble se nommer ni président ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. » L’application de la loi est par la suite étendue aux travailleurs de l’agriculture (11 juillet 1791).
Pour autant, l’agitation ouvrière ne cesse pas et se développe même, notamment en septembre 1793, lorsque le gouvernement – oubliant opportunément la loi « naturelle » du marché – instaure le « maximum général » des prix et des salaires. Foin de liberté individuelle, plus d’accord de gré à gré… on tente de calmer les revendications populaires concernant les denrées de première nécessité tout en donnant un coup d’arrêt aux rémunérations.
12 jeudi Nov 2020
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in≈ Commentaires fermés sur Le prolétariat où on ne l’attendait peut-être pas: Écoutez Alphonse Aulard…
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Albert Mathiez, Alphonse Aulard, Hébert, Lutte des classes, Prolétariat, Robespierre
On peut écouter sur le site Gallica un court, mais passionnant enregistrement de la voix de l’historien Alphonse Aulard.
Aulard commence par déclarer obsolète l’histoire que je qualifierai «d’admiration» pour tel ou tel personnage (Robespierre, Hébert…), et conclut sur la constatation majeure à laquelle mène un travail sérieux sur les archives…
Il est assez piquant de le voir marcher ainsi sur les brisées de son rival (quoique ancien disciple) Mathiez, même si certaines formulations mériteraient d’être revues.
Ainsi, je ne pense pas que le prolétariat – ici confondu avec «le peuple», sans exigence marxienne de composition socio-professionnelle – se soit borné à «réaliser les idées démocratiques» conçues par d’autres, ce qui n’est déjà pas mal. Le prolétariat a participé, à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire à l’élaboration pratique d’une théorie de la démocratie directe, expression de la souveraineté populaire, que personne n’avait imaginée comme programme révolutionnaire.
Ce n’est pas une fantaisie. […]
Nous nous sommes aperçus que le véritable héros, le véritable acteur, le véritable conducteur de la Révolution française c’était en définitive le peuple français.
Et dans le peuple français, nous nous sommes aperçus également que c’était la classe pauvre, la classe laborieuse, les petits bourgeois, les ouvriers d’usine, le prolétariat en un mot, qui avait réalisé les idées démocratiques élaborées dans un autre milieu, dans un milieu aristocratique et bourgeois. […]
27 dimanche Sep 2020
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in≈ Commentaires fermés sur “Troubles populaires et conscience de classe au XVIIIe siècle: une préface à la Révolution française” ~ par Guy Lemarchand
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Annales historiques de la Révolution française, Claude Mazauric, Guy Lemarchand, Lutte des classes, Michel Vovelle, Pascal Dupuy, Yannick Marec
Agrégé d’histoire, Guy Lemarchand rejoindra en 1967 l’Université de Rouen, en compagnie de Claude Mazauric. Sous la direction de Michel Vovelle, il soutient en 1986 une thèse sur la crise du féodalisme dans le Pays de Caux.
Pour davantage de détails, on se reportera à l’article de Pascal Dupuy et Yannick Marec dans le volume d’hommage que l’on peut consulter en ligne ICI.
On peut lire une recension de ce volume dans les AHRF.
L’article dont je donne ci-après la version scannée (publié dans le Bulletin d’histoire de la Révolution française, 1990) ne figure pas dans la bibliographie que l’on trouve dans ce volume d’hommage, mais il est revenu à plusieurs reprises sur des sujets très proches et il est possible que ce texte ait été retravaillé et fondu dans un autre.
Guy Lemarchand revient sur son parcours de vie et de recherche dans une émission de radio que l’on peut écouter ICI.