Le «petit détour» qu’annonce modestement Jean-Clément Martin est en réalité un récapitulatif historiographique fort utile où se manifeste le don de synthèse de l’auteur d’une Nouvelle histoire de la Révolution française (Perrin, 2012).
Je suis seul responsable des illustrations (dont deux caricatures de Willette, et un tee-shirt imaginé par Gil).
À la recherche de «la Terreur».
Pour le philosophe Jean-Pierre Faye la formule : «Robespierre régna par la terreur» représente la «version standard de la terreur» opposée aux Droits de l’Homme et du Citoyen de façon mécanique[1]. Pour savoir comment et quand cette «version standard» a pu naître, nous proposons ici une brève excursion dans les traditions historiographiques en privilégiant celle qui se développa à la Sorbonne. L’approche est limitée à la définition et à la chronologie retenues pour parler de «la Terreur».
Commençons cependant par relever que l’imprécision des dates retenues pour parler de «la Terreur» s’est alliée sans peine avec la répétition du jugement. Quelques exemples tirés du passé suffisent pour illustrer le propos. Si l’historien Mortimer-Ternaux (1808-1872) hésite sur la date inaugurale de la terreur avant de la fixer au 20 juin 1792, jour où «l’anarchie» entra dans «l’asile inviolable de Louis XVI», il fait ensuite un récit détaillé des massacres successifs du «règne de la Terreur[2]». Quand l’historien et homme politique de droite Henri Wallon (1812-1904) publie en 1873 son «étude critique» sur la Terreur, il la fait commencer également le 20 juin, et établit d’emblée le lien entre 1793 et la Commune de 1871 [3]. Même le républicain Émile Littré (1801-1881) résume la période ainsi : «La terreur se dit absolument de l’époque de la Révolution française pendant laquelle le tribunal révolutionnaire et l’échafaud furent en permanence[4]», à quoi fait écho, au siècle suivant, le Dictionnaire de Michel Mourre (1928-1977) : «La terreur… était destinée à intimider les “ennemis de la nation”. Elle devait s’identifier au règne de la guillotine, mais elle se manifesta aussi par des mesures économiques draconiennes, telle que la loi du maximum… L’un des aspects les plus horribles de la Terreur fut le vaste système de délation organisé dans toute la France par la Convention elle-même[5]».
Considérons alors la tradition «universitaire» fondée, avec adresse, par le premier titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, Alphonse Aulard (1849-1928). Distinguant entre institutions officielles et réalités empiriques, il estime que si le «gouvernement révolutionnaire» est officiellement installé par le décret du 10 octobre 1793, il a débuté le 10 août 1792 quand l’Assemblée législative a pris en main le gouvernement et nommé les ministres, proposant des distinctions qu’il faut citer. «Le gouvernement révolutionnaire, dans son ensemble, est souvent appelé gouvernement de la Terreur. On appelle aussi Terreur la période où ce gouvernement exista dans toute sa force, ou même on remonte plus haut et on fait commencer la Terreur à la journée du 10 août 1792. On entend aussi par Terreur un système politique qu’on croit découvrir dans la république démocratique. Nous avons vu cependant qu’il n’y a rien de systématique dans la création du gouvernement révolutionnaire […] qu’il se forma empiriquement, au jour le jour [imposé…] par les nécessités successives de la défense nationale […] Mais, s’il n’y eut pas un système de terreur, il y eut bien réellement un régime de terreur» dont la caractéristique serait la suspension des principes de 1789 et qui aurait débuté en août-septembre 1793. Il conclut ainsi que l’usage du mot terreur a été «usuel», notamment le 5 septembre, quand Barère parla de placer «la terreur à l’ordre du jour».
La conclusion qu’il en tire est double. D’une part, «le gouvernement prit une étiquette terroriste, non certes par préférence ou par système, mais pour rassurer les Parisiens […] Dans la pratique, il essaya de faire prévaloir une politique humaine et modérée, mais avec des paroles parfois violentes». Si bien que ces mesures ne sont qu’occasionnelles et opportunistes : dès le 2 Germinal, pour «montrer qu’elle répudiait la Terreur, même comme un système provisoire», la Convention mit «la justice et la probité à l’ordre du jour» et supprima l’armée révolutionnaire[6]». Mais d’autre part, Aulard convient qu’«il n’existait plus aucune liberté quand le gouvernement révolutionnaire fut à son apogée. La moindre opposition exposait un citoyen à l’échafaud, y exposait même une femme.» Ainsi «dans la politique gouvernementale, surtout dans les discours, la terreur fut bien à l’ordre du jour pendant quelque temps[7]».
En rassemblant dans une dizaine de pages les principales mesures répressives prises à partir du printemps 1793 Aulard brouille finalement les jugements. La Terreur fut «effet et moyen du gouvernement révolutionnaire», «gouvernement de circonstance, créé pour le présent, empiriquement et sans système et sans plan», en même temps qu’une institution essentielle pour défendre le pays et porteuse de «préoccupations d’avenir», dont les limites avaient été vues et dénoncées par Danton, Robespierre et Billaud. En postulant l’unité de la Révolution et en n’interrogeant pas l’application des décisions prises, Aulard réussit à faire oublier la question de la réalité de «la Terreur».
Dans cette présentation, les luttes entre factions sont évoquées discrètement pour expliquer comment le courant robespierriste réussit à éliminer les autres, girondins, hébertistes, dantonistes, avant que toutes les mesures prises ne débouchent sur la «dictature de Robespierre[8]». Il n’hésite pas à qualifier de «terroristes» des décrets du comité de Salut public, comme celui qui décide de l’arrestation de Danton et de ses amis et juge que les comités de surveillance furent les agents «les plus violents de la “Terreur”[9]». Quelques années plus tard, Aulard prend des positions plus simples qui lui permettent d’éloigner la révolution en France de celle qui a lieu alors en Russie. Il souligne que la Convention, «tout en prenant des positions terroristes» (adjectif étonnant, le mot n’apparaissant pas avant fin 1794) ne mit pas «formellement la Terreur “à l’ordre du jour”». Si bien que Robespierre «guillotiné comme violent, n’avait jamais voulu faire de la violence un système, ni même un régime[10]».
Jean Jaurès partage cette position. Mais s’il ne dissocie pas «la terreur» de la politique de la Convention, il récuse l’expression «système de terreur» qui, pour lui, relève des arguments des contre-révolutionnaires[11]. Sous cette réserve, il accepte la formule «la terreur à l’ordre du jour» qui rendrait compte de l’existence de l’unité entre le mouvement révolutionnaire et la Convention. Il en conclut que «l’excès de la Terreur devait conduire à l’abolition de la Terreur» quand «la terreur» fut au seul service du gouvernement. Comme Aulard, Jaurès n’identifie pas les principes de 1789 avec le sang répandu.
C’est avec plus de détermination politique, qu’Albert Mathiez (1874-1932), élève, rival et successeur de fait d’Aulard, analyse «la Terreur» comme une «dictature de détresse[12]». Dans une conférence donnée en 1920 intitulée : «Robespierre terroriste[13]» comme dans les fascicules publiés entre 1921 et 1927 qui composeront plus tard La Révolution française, il compare «la Terreur» avec la situation de la France entre 1914 et 1918, lorsqu’elle installe l’état de siège, censure la représentation nationale, la presse et les communications privées, enfin fait comparaître les suspects de trahison devant les cours martiales. En 1920, il relevait que la Cour de cassation aurait réhabilité plus de 2 700 personnes qui avaient été condamnées par erreur pendant la première guerre mondiale, en soulignant que ce chiffre est supérieur à celui des guillotinés à Paris pendant «la Terreur».
Pour lui, celle-ci a été imposée par les Hébertistes le 5 septembre au travers de mesures précises : mise sur pied de l’armée révolutionnaire, organisation de réquisitions dans les campagnes ; elle est devenue permanente après le 17 septembre et le vote de la loi des suspects qui a donné «une impulsion vigoureuse» au gouvernement révolutionnaire[14]. Elle aura duré jusqu’au 9 Thermidor, culminant dans la dictature du comité de Salut public après l’élimination successive des opposants hébertistes et indulgents. Mathiez insiste sur le programme politique du comité élaboré dans le printemps 1794, réunissant la nation sous sa férule et organisant l’éducation, ce qui donne, pour lui, le sens de «la Terreur».
Mais comme il le dit : «La France révolutionnaire n’aurait pas accepté la Terreur si elle n’avait pas été convaincue que la victoire était impossible sans la suppression des libertés[15]», si bien que la victoire de Fleurus, le 26 juin 1794, rend «la Terreur» inutile et insupportable. Elle était justifiée par l’union de tous ceux qui la dirigeaient. Elle est «déshonorée» quand cette union est rompue et qu’elle n’est plus «qu’un vulgaire poignard» saisi par des révolutionnaires «indignes» pour frapper «les meilleurs citoyens», en premier lieu, Robespierre, condamné par ses anciens alliés[16]. À l’évidence, l’expérience de la révolution bolchevique, avec laquelle Mathiez rompt pourtant rapidement, est passée par là[17].
Lorsque Georges Lefebvre (1874-1959) accède à la chaire de la Sorbonne, en 1936, il reprend l’histoire de la Révolution là où Mathiez l’avait laissée, tout en lui donnant une inflexion importante. Ainsi son livre Les Thermidoriens, publié en 1937, s’ouvre-t-il par le rappel de la situation au 9 thermidor. Pour lui, la France est alors sous «la dictature du Comité de salut public» qui, devant «le péril extrême», avait donné au «gouvernement révolutionnaire» «la force qui lui manquait depuis 1789». «La Terreur» était l’expression de la «force coactive» qui avait permis la stabilité, la centralisation et la mobilisation générale du pays. Le succès militaire à l’extérieur comme à l’intérieur du pays allait «détendre les ressorts de la défense révolutionnaire[18]».
La fin de «la Terreur» est inévitable puisque la Convention «répugnait secrètement» à cette dictature et qu’elle pouvait saisir la division survenue entre les membres du comité de Salut public pour s’en débarrasser. L’Assemblée avait supporté que «la Terreur» soit mise à l’ordre du jour en septembre 1793 et que « a grande Terreur» soit imposée en Prairial an II ; mais elle ne «pouvait [pas] pardonner» à Robespierre de «l’avoir décimée» et d’avoir frappé ou inquiété «presque tout le monde[19]».
Ainsi «la Terreur» est-elle comprise comme la réponse légitime et obligée du gouvernement à la demande de «volonté punitive» réclamée par le peuple à l’encontre des comploteurs et des opposants. Alors que de 1789 à 1793, les gouvernants n’avaient ni évité les «effervescences» ni supprimé les menaces qui pèsent sur la Révolution, c’est avec «la crise de 1793 […] qu’ils entreprirent d’organiser la Terreur» pour empêcher le retour des massacres de septembre[20]. Ces phrases, tirées du livre La Révolution française de G. Lefebvre dans l’édition révisée en 1962 par Albert Soboul [1914-1982] alors qu’il occupait la chaire de la Sorbonne, résument bien la ligne que ces deux historiens – le maître et l’élève – défendent dans les années 1950-1960. Pour eux l’urgence poussa à la simplification des procédures judiciaires, à la centralisation de la répression envers les adversaires comme à l’intimidation des récalcitrants, sans que les mesures puissent être toutefois contrôlées par le gouvernement, qui dut laisser beaucoup d’autonomie aux sans-culottes et à ses émissaires. «La Terreur» fut ainsi le moment où «la force coactive» permit la restauration de l’autorité de l’État et l’acceptation des sacrifices indispensables. Quand «la Terreur» devint un pur instrument de gouvernement et se retourna contre les sans-culottes eux-mêmes, que «la grande Terreur» fut instaurée en Prairial, alors que «la victoire révolutionnaire» devenait assurée, le 9 Thermidor mit fin à ce gouvernement d’exception[21].
Il faut peser le sens de l’expression «force coactive» qui, dans une tradition juridique et religieuse, signifie «qui a le droit ou le pouvoir de contraindre». Ainsi l’Église, force coactive, ne pouvant pas infliger de peines, édicte des lois que le Prince applique. En considérant que la Convention fait appliquer ses lois par les districts et les comités révolutionnaires, le «gouvernement révolutionnaire» termine donc «les crises de la Révolution[22]». Cette interprétation supprime les hésitations d’Aulard sur la réalité et l’effectivité de «la Terreur», elle simplifie, en la reprenant, la démonstration de Mathiez et justifie donc la répression tout en reconnaissant que «la passion répressive[23]» allait trop loin et qu’elle s’était appuyée sur des «éléments qui l’étendirent inconsidérément et qui la polluèrent[24]». Elle participe de l’effort que G. Lefebvre avait entamé dès les années 1930 pour donner une vision cohérente, époque par époque, du cours de la Révolution. Cherchant à expliquer la succession des conflits par le choc entre classes sociales ou au moins entre groupes sociaux identifiés, la Révolution était la suite des révolutions aristocratique, paysanne, bourgeoise et enfin sans-culotte.
La synthèse des travaux d’A. Soboul telle qu’elle fut établie en 1982, reprit pour l’essentiel la démonstration mais en durcissant le trait : «La Terreur retrancha de la nation les éléments socialement inassimilables ou ayant lié leur sort à celui de l’aristocratie», elle «contribua à développer le sentiment de la solidarité nationale» et «fut en ce sens un facteur de victoire» après avoir brossé à grands traits l’examen du bilan humain de la période[25].
Les choses seraient simples si dans sa thèse publiée en 1958, A. Soboul n’avait pas, avec un grand souci de précision, établi les faits d’une façon qui conduisaient à d’autres conclusions. En dépouillant de très près les archives et la presse, il montrait que le 5 septembre 1793, lorsque la délégation des sans-culottes et des jacobins était entrée dans la Convention en demandant, avec d’autres réclamations, que la terreur soit mise à l’ordre du jour, «la Convention et le peuple manifestèrent leur désapprobation : la loi devait présider la terreur». La terreur n’était pas évoquée davantage dans le compte rendu de la journée, permettant de conclure que «la terreur légale l’emporte sur l’action directe prônée par les feuilles extrémistes» et annonçant «l’opposition inéluctable entre le Gouvernement révolutionnaire et le mouvement populaire[26]».
Si la demande de terreur fut bien réelle parmi les sans-culottes, la politique menée par la Convention fut donc d’en limiter les effets, d’éliminer les meneurs et d’en récupérer l’élan. Soboul montre ainsi l’Assemblée «résignée[27]» à accélérer la terreur avant de la confisquer, ce qui renvoie bien à la signification ambiguë de la journée du 5 septembre 1793. Ce n’est alors que par volonté de magnifier le mouvement populaire, malgré les faibles effectifs qu’il mobilise, que l’historien parle de «La Terreur» ou du «système de la Terreur[28]» alors même que dès décembre 1793, l’Assemblée récuse les attentes des sans-culottes, avant de contrôler étroitement leurs activités[29]. La «grande Terreur» de Prairial n’est plus que la mise en forme d’une rhétorique qui n’a plus de réalité politique[30].
Un courant critique, illustré notamment par l’historien Jacques Guilhaumou, a réagi en voulant distinguer la formule et la signification de «la Terreur[31]». «La terreur à l’ordre du jour» devrait être comprise comme le principe du mouvement révolutionnaire, faisant de «la Terreur» le moment d’une suspension des droits. Ainsi «le caractère de la terreur, c’est alors un enchevêtrement – où se lient Terreur et droits de l’homme sans se confondre – de projets énonçables dans la perspective d’une république démocratique, de procès sourds entre factions, d’institutions civiles émancipatrices, d’affrontements de langage au sein de la Convention détentrice d’un pouvoir législatif tout puissant, de pratiques terroristes et sanglantes dans des luttes politiques localisées, etc.». Il conviendrait alors «de renoncer à désenchevêtrer sans cesse ces éléments caractéristiques de la terreur» pour en conserver la dynamique, au risque de s’affranchir des vérifications érudites.
Relevons que cette ligne explicative de «la Terreur» qui identifie violences populaires et violences d’État, amalgame massacres et idéologie et confond vengeances et système de «Terreur», et garde l’usage de catégories données comme sûres («Jacobin» étant l’exemple le plus remarquable) ne se différencie pas en définitive des autres lignes, contre-révolutionnaire illustrée par P. Chaunu et J. Tulard ou «critique» conduite par F. Furet et M. Ozouf[32]. Remarquons qu’aucune de ces interprétations ne retient comme pertinente l’exacte similitude entre les tueries commises au nom de la Révolution et au nom de la Contre-Révolution. Ces dernières sont certes bien moins nombreuses que les autres, mais elles sont aussi moins étudiées ; or de Machecoul en mars-avril 1793 à la «terreur blanche» dans la vallée du Rhône, les modalités des mises à mort ne furent guère différentes de celles qui avaient été à l’œuvre en juillet 1789 contre Bertier et Foulon, ou pendant les massacres de septembre 1792. Qu’elles aient été commises contre la Révolution n’empêche pas qu’elles ont été le fait du «peuple» mécontent des autorités qu’il n’avait pas choisies et qui réclamait le respect de ses convictions. Toutes ces émotions s’inscrivaient, aussi, logiquement – personne n’en doute, mais qui en tire toutes les conséquences ? – dans les habitudes de rébellion que les ruraux et les citadins pauvres possédaient et pratiquaient depuis des siècles dans le royaume. De ce point de vue, l’épisode révolutionnaire ne se différencie pas des guerres de religion, dont la mémoire hantait tous les acteurs des années 1790, qui invoquaient régulièrement la Saint Barthélemy[33].
Aucune de ces trois lignes d’interprétations n’adopte cette lecture des faits ; toutes les trois, au contraire, postulent l’unicité entre les deux types de violences, populaire et étatique, et refusent d’intégrer dans leurs raisonnements le jeu politicien et l’instrumentalisation des mouvements sans-culottes. Pour les historiens opposants à la Révolution, tout fait sens, de septembre 1792, voire du 14 juillet 1789, aux charrettes de l’été 1794, en passant par la guerre de Vendée, il n’y eut qu’un mouvement unique qui dévasta le pays, sous la direction des révolutionnaires et principalement de Robespierre. Pour les partisans, l’encadrement politique de «la Terreur» répondit aux vengeances réclamées légitimement par le «peuple» instituant une «justice populaire» nécessaire en temps de crise. Dans tous les cas, le lien entre violence et politique est posé comme irréfutable et fondamental.
Papier à en-tête de la Commission révolutionnaire de Metz
Ce que je propose, au contraire, est d’insister sur l’importance des luttes politiciennes et des calculs tactiques, dès juillet 1789, surtout en 1793, avant qu’en juillet-août 1794 Tallien ne se révèle comme le plus talentueux des manipulateurs. En introduisant cette dimension considérée comme médiocre, puisqu’elle montre que les discours d’assemblée et leurs grandes envolées doivent être lus au prisme des rivalités de groupes et des enjeux personnels, nous n’avons pas la volonté d’«abaisser» la Révolution ou de justifier des actes injustifiables, mais simplement de rappeler que l’épisode révolutionnaire doit être lu comme tous les épisodes historiques, sans a priori idéologiques, sans tabous, et qu’il convient de juger les projets politiques en fonction de leurs conditions réelles de mises en œuvre, sans postuler à l’avance qu’il y eut une quelconque immédiateté entre les mots et les actes, sans vouloir lire les événements dans une perspective téléologique[34].
Un point doit être ajouté à propos du «gouvernement révolutionnaire» installé de facto après le 4 décembre 1793 qui, pour le dire d’un mot, suspend les élections, met toutes les institutions sous le contrôle direct de la Convention et de ses comités, et supprime ainsi toute distinction entre pouvoirs législatif, exécutif et pour partie judiciaire. La nature du régime mis ainsi en place est délicate à interpréter. Il n’y a pas suppression du droit, il y a même affirmation de la force de la loi, contre les mésusages commis pendant les mois précédents et qui sont condamnés : l’analogie peut se faire avec l’installation d’un état de siège, correspondant aux besoins d’un État en guerre[35]. La comparaison historique pourrait s’établir avec l’absolutisme de Louis XIV à la fin de son règne, mobilisant son royaume pour résister à l’Europe et réprimant les sujets indociles, les protestants pourchassés et réprimés dans la guerre des Camisards, qui n’a pas grand chose à envier à la guerre de Vendée. Billaud-Varenne est un des principaux protagonistes de ce gouvernement révolutionnaire, qui ne sera pas véritablement pris en considération six mois plus tard dans la dénonciation lancée contre Robespierre et «la Terreur» qu’il aurait dirigée. La «réalité» de la Révolution ne peut pas être appréhendée hors de ces luttes factionnelles, voire personnelles.
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[1] Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Gallimard, 1982. Jacques Guilhaumou, Discours et événement, l’histoire langagière des concepts, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 20.
[2] Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, Paris, Michel Lévy, 1863, t. I, p. 8-9.
[3] Henri Wallon, La Terreur. Étude critique de l’histoire de la Révolution française, Paris, Hachette, t. I, 1873.
[4] Émile Littré, Dictionnaire, Monaco, Éditions du Cap, 1966, p. 6276.
[5] Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’histoire, Paris, Bordas, 1993, T. VIII, p. 4580. Relevons qu’après Thermidor, la guillotine ne fut jamais installée place de la Révolution (devenue de la Concorde).
[6] A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1909, pp. 357-359.
[7] Ibidem, p. 366.
[8] Études précises à propos de Robespierre dans Jean Ehrard, dir., Images de Robespierre, Naples, Vivarium, 1996.
[9] A. Aulard, Ibidem, p. 354.
[10] A. Aulard, «La théorie de la violence et la Révolution française», La Révolution française, 1924, pp. 97-117, ici pp. 112-113. Dans le même numéro, Boris Mirkine-Guetzévitch, «La littérature russe contemporaine», notamment pp. 333-355, parle de l’écho de l’article d’Aulard en Russie.
[11] Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, t. VI, p. 1157.
[12] Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, Club du meilleur Livre, 1959, p. 398.
[13] A. Mathiez, Études sur Robespierre, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1988, pp. 58-85.
[14] A. Mathiez, La Révolution… op. cit., pp. 424-425. Du même, «L’inauguration de la Terreur», Annales révolutionnaires, 1922, p. 477-496. Mathiez considère donc que la «Terreur légale» (p. 495) opposée «aux violences anarchiques rêvées par un Théophile Leclerc» (un Enragé) a été installée sans justifier davantage son point de vue. Il note aussi que l’élection à la présidence de la Convention de Billaud-Varenne atteste de l’entrée de l’hébertisme au gouvernement qui a imposé cette orientation, malgré Robespierre. L’article se poursuit en 1923, p. 89-111.
[15] Ibidem, p. 540.
[16] Ibidem, p. 551 et Études… op. cit., pp. 84-85.
[17] M. Vovelle, «La galerie des ancêtres», Combats pour la Révolution française, La Découverte, SER, Paris, 2001, pp.14-23.
[18] Georges Lefebvre, Les thermidoriens-Le Directoire, Paris, A. Colin, [1937] 2016, p. 17.
[19] Ibidem, pp. 18-19.
[20] G. Lefebvre [éd. révisée par A. Soboul], La Révolution française, Paris, PUF, 1968, pp. 414-415.
[21] Ibidem, pp. 415-422.
[22] J.-C. Martin, Nouvelle Histoire, op. cit., p. 407.
[23] G. Lefebvre, La Révolution…, op. cit., p. 421.
[24] Ibidem, p. 418.
[25] A. Soboul, La Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1982, pp. 358-362.
[26] Ibidem, pp. 172-175.
[27] Ibidem, pp. 258-259.
[28] Ibidem, pp. 212, 224, 226, 234.
[29] Ibidem, pp. 258-259.
[30] Ibidem, p. 930.
[31] J. Guilhaumou, «Alphonse Aulard, Jean Jaurès et l’historiographie républicaine de la terreur», Revolution.net, mis en ligne le 5 janvier 2007, consulté le 21 mars 2017.
[32] Voir l’usage fait par Lucien Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989.
[33] Exemples : la « Saint-Barthélemy » des patriotes en Italie, AP, t. 73, p. 580, le 9 septembre 1793 ; la religion cause de la Saint-Barthélemy, AP, t. 79, pp. 548, 557, 20 novembre 1793 ; le roi imbécile qui ordonna la Saint- Barthélémy, AP, t. 80, p. 8, 24 novembre 1793.
[34] Voir Maurice Agulhon, «Débats actuels sur la Révolution en France», AHRF, 1990, 279, pp. 1-13.
[35] Ce qui n’a rien à voir avec un «état de siège fictif».
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