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Archives de Tag: «Conditions matérielles de la recherche»

La Société des études robespierristes et les “AHRF” s’engagent contre le démantèlement des retraites et contre la future loi de programmation de la recherche

18 samedi Jan 2020

Posted by Claude Guillon in «La parole à…»

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Annales historiques de la Révolution française, «Conditions matérielles de la recherche», Société des études robespierristes

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“Patrick Boucheron: un historien sans gilet jaune” ~ par Gérard Noiriel

12 mardi Fév 2019

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

≈ Commentaires fermés sur “Patrick Boucheron: un historien sans gilet jaune” ~ par Gérard Noiriel

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«Conditions matérielles de la recherche», «Gilets jaunes», Gérard Noiriel, Patrick Boucheron, Usages de l'histoire

Je reproduis ci-dessous l’intégralité d’un texte que l’historien Gérard Noiriel a publié sur son blogue «Le populaire dans tous ses états».

____________


Patrick Boucheron: un historien sans gilet jaune.

Le gilet jaune est le vêtement que portent les gens en détresse sur le bord de la route et les ouvriers qui travaillent sur la voirie ou sur les chantiers. Ce sont les invisibles, ceux qui craignent que le public ne les voit pas, qui sont contraints d’enfiler le dit-gilet. Patrick Boucheron n’est assurément pas dans ce cas. Professeur au Collège de France, il est l’historien professionnel que l’on entend le plus souvent à la radio, qui bénéficie du plus grand nombre de comptes rendus dans la presse et qui est le plus régulièrement invité dans les grandes manifestations culturelles. Son dernier ouvrage, La Trace et l’Aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVe siècles) qui vient d’être publié aux éditions du Seuil, à peine sorti de l’imprimerie, a déjà bénéficié de nombreux comptes rendus élogieux dans les médias.

La reconnaissance publique dont il bénéficie explique peut-être son absence d’empathie à l’égard de ceux qui doivent endosser ce fameux gilet jaune pour tenter d’attirer l’attention. C’est peut-être aussi la raison de la façon cavalière dont il a parlé, lors d’une récente intervention à France Inter, de ses collègues universitaires qui tentent aujourd’hui de mobiliser leurs compétences professionnelles pour expliquer ce mouvement (cf « le Grand entretien » du 7 février 2019, animé par Léa Salamé et Nicolas Demorand).

Je peux témoigner personnellement de cette désinvolture puisque Boucheron affirme dans cet entretien que j’aurais présenté le mouvement des gilets jaunes comme une « jacquerie », alors que je suis intervenu publiquement pour dire exactement le contraire. (Cf le Monde du 28 novembre 2018). Étant donné que Patrick Boucheron m’avait invité dans son émission Matière à penser, diffusée par France Culture le 4 décembre 2018, j’avais même eu l’occasion de lui expliquer directement mon point de vue ce soir-là. On peut se demander à quoi servent ce genre d’émissions culturelles quand celui qui les anime ne se souvient même pas des propos de ses invités.

À la fin de l’entretien diffusé sur France Inter le 7 février, les deux journalistes et l’historien sont tombés d’accord pour déplorer l’ampleur prise aujourd’hui par les « fausses nouvelles » sur les réseaux sociaux. Évoquant une « communauté de désarroi », Patrick Boucheron a alors affirmé d’une voix grave : « Il faut qu’on se ressaisisse collectivement ». Je suis tout à fait d’accord avec cette proposition. Encore faudrait-il que les journalistes montrent l’exemple en évitant de colporter eux-mêmes des fausses nouvelles dans la sphère qui est la leur.

Je connais Patrick Boucheron depuis très longtemps. Notre première rencontre date de 1996, si ma mémoire est bonne, lors d’un débat à l’ENS de la rue d’Ulm (où j’enseignais alors) autour de mon livre Sur la « crise » de l’histoire (Belin, 1996). Il venait tout juste de finir sa thèse et d’être nommé maître de conférences. Dans cet ouvrage, je défendais l’idée qu’il fallait mobiliser les outils que nous offrent les sciences sociales pour mieux comprendre notre propre univers professionnel et les contradictions dans lesquelles nous sommes tous pris. C’est pourquoi je proposais un retour aux réflexions de Marc Bloch sur le « métier d’historien », pour appréhender l’histoire à partir des activités exercées par les historiens, au lieu de continuer à disserter sur le concept d’histoire, sans avoir les compétences des philosophes pour le faire.

Manifestement, je n’ai pas réussi à convaincre Patrick Boucheron. Dans l’entretien de France Inter, il fait constamment référence au « métier d’historien », mais sans jamais préciser ce qu’il entend par ce terme. On comprend, implicitement, que c’est l’exercice de cette compétence professionnelle qui lui a permis d’écrire l’ouvrage sur Ambroise de Milan qu’il est venu présenter ce jour-là aux auditeurs de France Inter. Ce livre est effectivement le résultat d’un long travail, qui suppose une grande érudition, une connaissance fine des archives, une réflexion sur les concepts à mettre en œuvre pour les analyser, etc. N’étant pas spécialiste du Moyen Age, je ne me permettrais pas de commenter cette étude, car j’en serais incapable.

Le problème, c’est que le « grand entretien » de France Inter est diffusé à 8h20, donc à une heure de grande écoute. C’est pourquoi les journalistes demandent surtout à leur invité de commenter l’actualité. Résultat : sur 24 minutes d’émission, à peine quelques unes ont été consacrées à Ambroise de Milan, le reste du temps a été occupé par les gilets jaunes. Du coup, Patrick Boucheron a été confronté à un dilemme: comment peut-on rester historien, tout en acceptant de se soumettre aux questions d’actualité que posent les journalistes ?

C’est pour répondre à ce genre de questions que j’avais plaidé, il y a plus de vingt ans, mais sans grand résultat, pour qu’on réfléchisse aux différentes activités qui définissent concrètement ce qu’on appelle le « métier d’historien ». J’avais proposé qu’on arrête de faire croire au public que ce métier se résumerait à un travail d’archives. Comme on le sait, les salles d’archives sont aujourd’hui occupées en grande partie par des « amateurs d’histoire » qui font leur arbre généalogique, qui raconte l’histoire de leur village, de leurs ancêtres, de leur communauté, etc. De plus, il suffit d’examiner l’ensemble des écrits des historiens professionnels pour s’apercevoir que les ouvrages directement issus d’un travail d’archives ne représentent qu’une petite partie de leurs publications. Ce sont les dominés de notre discipline, c’est-à-dire les plus jeunes, ceux qui dépendent encore fortement de leurs aînés pour leur carrière, qui sont les plus proches de l’archive. Plus on grimpe dans la hiérarchie, plus on s’émancipe des contraintes disciplinaires et plus on monte en généralités. Voilà la tendance globale, même s’il y a des exceptions.

Outre la diversité des types de publications, il faut bien sûr ajouter que le métier d’historien implique aussi des activités d’enseignement, la participation à des tâches collectives pour faire vivre des revues spécialisées, des centres de recherches, des départements universitaires, etc. Enfin, les historiens qui se soucient de la fonction civique de l’histoire doivent s’efforcer de transmettre leurs connaissances savantes auprès d’un public plus large ; ce qui suppose de nouer des relations avec les journalistes. Or les journalistes exercent un autre métier que les historiens, un métier qui a ses propres règles et ses propres contraintes. Lorsqu’elle se déroule dans la sphère culturelle (revues intellectuelles, émissions consacrées spécialement à l’histoire, etc), la collaboration entre les deux professions est relativement facile car l’historien s’adresse à un public amateur d’histoire et (le plus souvent) très scolarisé. Il se trouve alors dans une situation proche de celle qu’il occupe avec ses étudiants.

Cependant, dès qu’un historien veut toucher un public plus large que sa propre classe sociale, il est obligé de changer de registre. Il peut travailler, comme je le fais souvent moi-même, avec des artistes, avec des cinéastes, avec des musées, etc. Il peut aussi accepter les invitations que lui adressent les journalistes qui commentent l’actualité. Toutes ces interventions publiques nécessitent des formes de « traduction » du langage savant pour s’adapter aux attentes du public visé. J’ai expliqué dans l’un de mes blogs précédents que j’avais été pris, moi aussi, dans ce type de contraintes en acceptant de commenter l’actualité des gilets jaunes. Mais étant donné que les 40 années que j’ai consacrées à la recherche ont été centrées sur l’histoire des classes populaires au XIXe et XXe siècles, je pouvais légitimement mobiliser ma compétence pour fournir quelques éclairages sur ce mouvement ; comme l’ont fait d’ailleurs beaucoup d’autres collègues qu’ils soient historiens, sociologues, économistes ou politistes.

Patrick Boucheron n’ayant cessé de répéter au cours de l’entretien du 7 février à France Inter qu’il s’exprimait en tant qu’« historien professionnel », la question qui vient immédiatement à l’esprit – mais que les journalistes ne lui ont évidemment pas posée – est celle-ci : au nom de quelle compétence a-t-il pu parler aussi longtemps des gilets jaunes ? Autrement dit, en quoi une recherche érudite sur un évêque du IVe siècle permet-elle de comprendre un mouvement populaire du XXIe siècle ? Les auditeurs de France Inter ne le sauront pas. Cette clarification aurait été d’autant plus nécessaire que Boucheron multiplie, dans cet entretien, les critiques virulentes, non seulement à l’égard des gilets jaunes, mais aussi (et surtout) à l’égard de ses collègues universitaires qui ont mobilisé leurs compétences pour éclairer le mouvement.

En réalité, ce n’est pas l’historien mais le citoyen Patrick Boucheron, qui s’est exprimé ce matin-là à propos des gilets jaunes. Son point de vue est celui que partage aujourd’hui une grande partie des élites intellectuelles. Pas un mot de compassion pour la misère sociale que ce mouvement a révélée ; pas un mot pour condamner les violences policières qui ont profondément choqué l’opinion (et qui ont été dénoncées par Amnesty International). En revanche, Patrick Boucheron – qui a voté en 2017, au premier et au deuxième tour pour l’actuel président de la République – déplore l’obsession des gilets jaunes qui haïssent Macron. Il relativise leur révolte en disant que « la France n’est pas le pays le plus malheureux du monde », que les inégalités y sont moins fortes qu’ailleurs, etc. Dans le même élan, il apporte tout son soutien au « grand débat » qu’a lancé Emmanuel Macron.

Son réquisitoire est encore plus sévère quand il évoque les universitaires qui sont intervenus dans les médias pour analyser le mouvement des gilets jaunes. Présentant ses opinions politiques comme des constats scientifiques, il n’hésite pas à affirmer que « l’émeute en elle-même n’est pas émancipatrice ». On aimerait savoir sur quelles recherches, le professeur du Collège de France s’appuie pour aboutir à une conclusion aussi générale et aussi péremptoire. Est-ce que cela signifie, par exemple, que la Révolution française n’a pas été émancipatrice ? A l’encontre des nombreux travaux publiés récemment par la nouvelle génération des historiens de cette période, Patrick Boucheron cherche-t-il à réhabiliter l’interprétation libérale de François Furet qui affirmait que toutes les révolutions débouchent sur le totalitarisme?

Boucheron a beau affirmer, à un autre moment de cet entretien : « je ne suis pas le censeur des usages de l’histoire », il s’exprime en réalité comme le Fouquier-Tinville de la discipline. Voilà ce qu’il dit : « on a aussi beaucoup entendu des intellectuels ou commentateurs venir nous vendre leur petite came (identitaire ou insurrectionnelle), comme si on n’avait à s’étonner de rien. La capacité des gens à adhérer à leurs propres convictions alors que tout semble les ébranler ne cesse de m’étonner. »

A la fin de l’émission, un auditeur répondra au professeur, en lui rétorquant que son étonnement n’était qu’une « surprise de classe ». Dans les milieux populaires, en effet, depuis des années il suffisait de tendre l’oreille pour entendre les gens dire : « Ça va péter ». Cet auditeur mettait aussi en cause, indirectement, l’usage abusif et constant du « nous » dans le discours public de Boucheron, qui gomme complètement les clivages de classes. C’est à ce niveau que se situe la première divergence entre l’histoire culturelle qu’il pratique, fondée sur le refoulement des rapports sociaux, et l’histoire sociale (ou la socio-histoire) que je défends et dont le but est de déconstruire tous les « nous » de majesté pour tenter de retrouver les individus dans leur infinie diversité.

Étant donné qu’il prône, dans la même émission, une « défense et illustration du métier d’historien », un minimum de respect pour notre communauté professionnelle aurait voulu qu’il distingue, parmi tous ceux qui ont commenté le mouvement des gilets jaunes, au moins deux composantes. Il y a effectivement des intellectuels qui ont cherché à utiliser le mouvement pour défendre leur propre boutique, en se comportant comme les porte-parole du mouvement, confondant du même coup recherche savante et engagement politique.

Cependant, la grande majorité des universitaires qui sont intervenus dans les médias ont mobilisé leurs compétences pour aider le public à comprendre ce mouvement et non pas pour le juger. Patrick Boucheron sait pertinemment que l’histoire (comme toutes les sciences sociales) est une discipline herméneutique, c’est-à-dire compréhensive. Essayer de comprendre un mouvement, ce n’est pas « vendre une petite came identitaire ou insurrectionnelle », c’est respecter les règles élémentaires de notre métier. Une autre règle élémentaire étant, évidemment, de ne pas attribuer à un chercheur des propos qui sont exactement à l’opposé de ce qu’il a écrit.

On peut aussi déplorer le flou de la critique énoncée sous la forme d’un principe moral : « Quelqu’un qui dit ‘je vous l’avais bien dit’, je ne l’écoute pas » ; phrase que France Inter a utilisée comme titre sur son site pour résumer la position de Patrick Boucheron sur les gilets jaunes. Là encore, on se demande qui se cache derrière ce « quelqu’un » et que signifie précisément la formule « je vous l’avais bien dit » ? S’il s’agit d’affirmer qu’un historien ne peut pas prédire l’avenir, c’est l’évidence même. Cependant, je pense que la critique de Boucheron est beaucoup plus radicale. Elle découle d’une conception de l’histoire qu’il résume en disant : « l’historien doit lui restituer toute son étrangeté ». Malheureusement, Boucheron n’utilise pas le bon verbe. Il aurait été préférable qu’il dise : « l’historien peut s’efforcer de rendre au passé son étrangeté », car personne n’a jamais démontré scientifiquement que la seule finalité de l’histoire était celle qui a sa préférence. Un historien peut aussi se donner pour but de retrouver le passé dans le présent, comme Marc Bloch l’avait fait en analysant les traces de l’histoire de France dans la topographie des campagnes françaises de son époque. Contre la vision dogmatique de l’histoire que Boucheron cherche à imposer (et qui renoue paradoxalement avec le « positivisme » qu’il aime pourfendre), il faut donc rappeler que tous les historiens examinent le passé à partir d’un point de vue, qui découle de leur histoire personnelle, de leur formation, de leurs centre d’intérêts, etc. C’est pourquoi j’ai toujours défendu l’idée que les progrès de l’objectivité dans notre discipline exigeaient d’œuvrer pour plus de pluralisme, notamment dans les recrutements universitaires.

Le point de vue sur l’histoire que défend Boucheron est tout à fait respectable, mais cela ne lui donne pas le droit de dévaloriser les autres. Ce débat, d’apparence épistémologique, a en réalité des conséquences très concrètes. Le but de Patrick Boucheron est en effet de discréditer ceux qui estiment que la recherche historique peut permettre de mieux comprendre le présent. C’est ce que j’ai fait, pour ma part, en analysant le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. J’ai montré, preuves à l’appui, qu’il avait complètement occulté le rôle que les classes populaires ont joué dans notre histoire ; ce qui m’a conduit à établir un lien entre cette cécité et une politique libérale taxant en priorité les plus pauvres. Bien sûr, cela ne conduisait pas nécessairement au mouvement social des gilets jaunes, mais cela le rendait possible et même probable.

Emporté par son élan, Patrick Boucheron va jusqu’à se demander si le fait de « connaître un précédent nous aide à agir ? ». Marc Bloch a dû se retourner dans sa tombe ! Car c’est finalement toute la finalité civique de l’histoire qui est ici remise en question. On constate d’ailleurs que Boucheron était moins tiraillé par le doute quand il comparait, pendant la campagne présidentielle, Machiavel et Macron.

Boucheron affirme aussi que l’historien professionnel doit contribuer à « assagir notre rapport au passé ». Est-ce que cela signifie que le but de l’histoire est de créer du consensus ? Là encore, il s’agit d’un point de vue personnel auquel on peut opposer le point de vue, tout aussi légitime, de ceux qui estiment que l’histoire doit contribuer à agiter notre rapport au passé. Comme on le voit, en dernière instance, ce sont bien des opinions politiques qui sous-tendent ces différents regards sur l’histoire.

Patrick Boucheron dénonce aussi, dans cet entretien, « l’abus de pouvoir » que commettent les intellectuels qui s’approprient la cause des gilets jaunes en parlant à leur place. Je suis d’accord avec lui sur ce point. Le problème c’est qu’il commet lui aussi un « abus de pouvoir » lorsqu’il met en avant sa compétence d’historien pour légitimer ses convictions de citoyen. C’est le même genre de critique que j’avais adressé dans le passé à des historiens-journalistes, comme François Furet ou Jacques Julliard. Patrick Boucheron affirme qu’être historien c’est apprendre à se déprendre de ses propres convictions, le moins qu’on puisse dire c’est que, là non plus, il ne donne pas l’exemple.

Ce qui frappe dans l’entretien diffusé par France Inter le 7 février, c’est la violence de la polémique contre ceux qui soutiennent les gilets jaunes ou qui cherchent simplement à comprendre leur mouvement, violence qui tranche avec le ton affable et courtois qui est habituellement celui de Patrick Boucheron. C’est à mon sens une illustration du désarroi qu’a provoqué l’irruption de ce mouvement social, y compris dans le milieu intellectuel. Quitte à être de moins en moins écouté par Boucheron, j’ai envie de dire à nouveau : « je vous l’avais bien dit ». En effet, l’une des leçons qu’on peut tirer de l’histoire des grandes luttes populaires, c’est qu’elles provoquent toujours des ondes de choc dans le monde des élites, y compris chez les historiens. L’après Mai 68 a été, de ce point de vue, une période extrêmement importante, puisqu’elle a ébranlé les fondements de l’ordre académique. C’est dans la décennie suivante que sont nés les nouveaux courants de recherches centrés sur des formes de domination qui étaient restées dans l’ombre jusque là (je pense à « l’histoire par en bas », à l’histoire des femmes et du genre, à l’histoire coloniale, à l’histoire de l’immigration, etc.). Dans le même temps, de violentes polémiques ont éclaté pour dénoncer le poids des « mandarins » à l’université (cf par exemple, l’ouvrage de Jean Chesneaux, Du passé faisons table rase. À propos de l’histoire et des historiens, Maspero, 1976).

Il est vraisemblable que le mouvement des gilets jaunes n’aura pas les mêmes conséquences, car il n’a pas vraiment affecté jusqu’ici le monde universitaire. Néanmoins, il a déjà bousculé la hiérarchie des légitimités intellectuelles dans le milieu médiatique. Les chercheurs travaillant sur les classes populaires, qui n’intéressaient guère les journalistes jusque là, ont acquis une soudaine visibilité. C’est ce qui explique qu’un grand nombre d’entre eux aient été invités sur les plateaux de télévision, dans les studios de radios, dans la presse, etc. Du coup, les universitaires les plus en vue ont été moins sollicités car ils n’avaient rien de spécial à dire sur ce mouvement. Spécialiste de l’histoire culturelle des élites médiévales, Patrick Boucheron ne pouvait pas se présenter comme un spécialiste des classes populaires du XXIe siècle. C’est sans doute la raison qui l’a poussé à ignorer, dénigrer ou caricaturer, les analyses de ses collègues mieux placés que lui pour en parler. Puisqu’il n’hésite pas à évoquer la morale dans cet entretien, je lui propose celle-ci : «Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen». «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire» (Ludwig Wittgenstein).

Le côté positif de cette polémique tient au fait qu’elle clarifie les positions des uns et des autres dans le champ intellectuel français d’aujourd’hui. Au lendemain de la parution de l’Histoire mondiale de la France, deux camps se sont formés. Les conservateurs, adeptes du roman national et les progressistes, partisans d’une histoire mondialisée. Patrick Boucheron, le chef de file de ce second courant, a subi alors les critiques réactionnaires et stupides de pamphlétaires comme Eric Zemmour. J’ai moi-même exprimé publiquement ma solidarité à son égard, lorsqu’il a été victime de cette campagne. Néanmoins, ce que le mouvement des gilets jaunes a rendu explicite, c’est que cette polémique historiographique était un affrontement entre les deux principales composantes de l’élite historienne. Le point commun entre les deux courants réside dans l’occultation des rapports sociaux et l’ignorance des classes populaires. Leur polémique s’est déroulée sur le terrain identitaire (faut-il encourager ou déconstruire le « roman national »?) et nullement sur le terrain social. Grâce aux gilets jaunes, nous savons maintenant qu’il existe, au sein de l’historiographie progressiste, deux tendances qui divergent sur la place qu’elles accordent aux classes sociales et aux relations de pouvoir.

Comme Pierre Bourdieu l’a montré dans Homo academicus (Seuil, 1984), il n’y a pas de lien direct entre les positions occupées dans le champ universitaire et dans le champ politique. Ma morale à moi m’empêche donc d’affirmer que, dans cet entretien de France Inter, Patrick Boucheron aurait vendu « sa petite came macronienne », parce qu’en réalité les universitaires ne sont pas des « courroies de transmission » des partis politiques. Il s’agit d’une homologie de positions car les clivages politiques sont retraduits en fonction de la logique propre du champ universitaire. Cela n’empêche pas qu’on puisse distinguer aujourd’hui trois courants au sein du monde des historiens présents dans l’espace public : la droite, le centre-gauche libéral et la gauche sociale.

Cette clarification devrait permettre aux journalistes restés fidèles à la déontologie de leur métier de respecter un équilibre entre ces différents courants de la recherche historique ; ce qui n’est pas le cas actuellement. Lorsque Nicolas Weill, dans le compte rendu du dernier livre de Patrick Boucheron, affirme : « La profession manquait en outre d’un répliquant aux publicistes de plus en plus nombreux qui instrumentalisent le passé » (Le Monde des livres, 9 février 2019), on se demande s’il est de mauvaise foi ou s’il est mal informé. Il existe, notamment dans la nouvelle génération, un nombre important d’historiennes et d’historiens qui répliquent régulièrement aux « publicistes » manipulant le passé pour alimenter leur fonds de commerce électoral ou autre. Patrick Boucheron n’est nullement le seul sur ce terrain-là et il n’est pas non plus le porte-parole de la profession. La même remarque vaut pour Nicolas Demorand. Le 7 février, il a justifié l’invitation de Boucheron à son émission de France Inter en disant qu’il était important d’avoir « le regard de l’historien sur ce qui se passe aujourd’hui en France ». Je pense que le respect du pluralisme aurait exigé l’emploi d’un article indéfini. Il aurait dû évoquer le regard d’un historien sur les gilets jaunes, pour éviter de faire croire aux auditeurs que le point de vue de Patrick Boucheron était partagé par tous.

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Un nouveau site pour “le Maitron” ~ Présentation le 5 décembre à la Bourse du travail de Paris

19 lundi Nov 2018

Posted by Claude Guillon in «Annonces»

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«Conditions matérielles de la recherche», Barbara Bonazzi, Bernard Stéphan, Claude Pennetier, François Prigent, Gérard Noiriel, Gilles Manceron, Ismaël Ferhat, Jean Maitron, Paul Boulland, Renaud Bécot, Sophié Béroud

Pour AGRANDIR les images, cliquez dessus.

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Le genre dans les musées ~ le 10 octobre à Rouen

01 lundi Oct 2018

Posted by Claude Guillon in «Annonces»

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« Théorie du genre », «Conditions matérielles de la recherche», Musées

Vous pouvez cliquez sur le programme ci-dessous pour l’AGRANDIR.

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Où trouver la presse anarchiste numérisée?

14 vendredi Sep 2018

Posted by Claude Guillon in «Bibliothèque», «Conditions matérielles de la recherche»

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Anarchisme, Antoine Gimenez, «Conditions matérielles de la recherche», Presse

C’est à cette question que les «Giménologues», joyeuse équipe de chercheurs & chercheuses formée autour de la publication des Fils de la nuit, d’Antoine Gimenez (Libertalia, 2 vol. sous emboîtage) répondent en listant les sites disponibles.

Retrouvez ICI leur inventaire.

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Édition Numérique Collaborative et CRitique de l’Encyclopédie (ENCCRE) ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772)

16 lundi Juil 2018

Posted by Claude Guillon in «Annonces», «Bibliothèque»

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«Conditions matérielles de la recherche», Encyclopédie, Ressources

Les 28 volumes numérisés de l’Encyclopédie sont désormais accessibles en ligne.

Je reproduis ci-dessous une partie de la présentation, en laissant à chacun·e le soin et le plaisir de vaguer dans cet ensemble documentaire inestimable – depuis un site hélas fort laid et à l’aide d’un moteur de recherche peu «intuitif».

Il semble qu’on ne peut pas tout avoir…

L’énoncé d’une politique éditoriale peut se résumer à deux questions essentielles : qu’édite-t-on et comment l’édite-t-on ? Les réponses que nous y avons apportées dans cette édition reposent sur plusieurs objectifs généraux.

Le premier objectif de l’ENCCRE est de fournir une édition complète de l’Encyclopédie, librement accessible, qui soit en mesure, d’une part, de donner accès à ce qui constitue la matérialité de l’ouvrage (une édition qui permette donc d’en consulter simultanément l’original et la transcription, de le feuilleter page après page, d’accéder aisément à l’ensemble de ses éléments constitutifs, depuis la page de titre jusqu’aux errata) et, d’autre part, de restituer les multiples réseaux de circulations qui la sillonnent (par le biais, notamment, des renvois entre articles, entre les articles et les planches, et entre les planches et leurs explications).

Nous souhaitions également pouvoir offrir une édition critique finement articulée avec le contenu de l’ouvrage d’une part, et avec les études passées et travaux en cours d’autre part, fidèle dans ce qu’elle donne à voir – ce qui implique une séparation claire entre les données encyclopédiques matériellement propres à l’ouvrage (articles, planches) et les données critiques issues des études sur l’Encyclopédie –, justifiée sous la forme de notes et de notices argumentées, datées et signées par leur rédacteur et, pour finir, dotée d’outils de recherche et d’analyse compatibles avec les postulats précédents.

Un principe de base orient la façon dont notre équipe d’éditeurs effectue concrètement le travail de collationnement, de spécification et d’enrichissement critique de l’ouvrage : nous avons opté pour un mode de travail collaboratif, réalisé par le biais d’une interface d’édition partagée par tous les éditeurs, sur laquelle nous vérifions et nous élaborons les contenus qui sont publiés sur la présente interface de consultation, ouverte à tous, au terme d’une chaine de validation. Outre qu’il constitue un gage sérieux de faisabilité d’un point de vue pratique, en même temps qu’un gage de rigueur scientifique des contenus publiés, ce choix répond à un dernier objectif, fondamental à nos yeux : offrir une édition la plus vivante et moderne possible, adossée aux recherches passées et actuelles, et susceptible d’en susciter de nouvelles.

Suivant cette logique, nos données sont donc produites par le biais de l’interface d’édition collaborative, au terme d’une chaîne de validation éditoriale, puis exploitées par l’interface de lecture, de navigation et de recherche pour fournir l’édition que vous êtes en train de consulter.

Ces données sont de plusieurs types :

– les images numérisées de l’exemplaire (de la Bibliothèque Mazarine) sur laquelle s’appuie l’édition (pour toute information sur l’exemplaire et sa numérisation, reportez-vous à la Description matérielle de l’exemplaire) ;

– la transcription du texte de l’Encyclopédie, à l’intérieur de laquelle nous repérons un ensemble d’éléments caractéristiques ;

– les notes, commentaires et diverses notices rédigées par les éditeurs-annotateurs de l’ENCCRE.

Notre politique éditoriale repose en grande partie sur la réponse que nous avons apportée à la question de la structuration de ces données, c’est-à-dire la façon dont la transcription de l’Encyclopédie peut être décrite puis articulée avec l’apparat critique (les différentes notes, les commentaires et les notices prévus dans l’édition).

Cette même politique éditoriale se doit cependant bien sûr aussi de préciser la façon dont ces notes, commentaires et notices sont organisés et, par là même, à quelles problématiques de recherche l’apparat critique de l’édition permet de répondre. Il s’agit de ce que nous pourrions appeler la politique d’annotation de l’édition, nécessairement complétée par une politique de validation scientifique de ces annotations, en vue de leur publication sur l’interface de consultation de l’édition.

Article Amazone (extrait).

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Candidater pour le prix Mnémosyne 2018

02 lundi Juil 2018

Posted by Claude Guillon in «Annonces»

≈ Commentaires fermés sur Candidater pour le prix Mnémosyne 2018

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Association Mnémosyne, «Conditions matérielles de la recherche», Féminisme

L’association Mnémosyne ouvre les candidatures pour son prochain prix.

Tous renseignements sur le site de l’association.

Vous pouvez AGRANDIR l’image en cliquant dessus.

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Archives «essentielles» (Suite)

24 mercredi Jan 2018

Posted by Claude Guillon in «Articles»

≈ Commentaires fermés sur Archives «essentielles» (Suite)

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Archives nationales, «Conditions matérielles de la recherche», CGT Archives, Dépôt légal, Méthodologie

Cliquez sur les images pour les AGRANDIR.

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Toute archive est “essentielle”!

20 lundi Nov 2017

Posted by Claude Guillon in «Bêtisier», «Conditions matérielles de la recherche»

≈ Commentaires fermés sur Toute archive est “essentielle”!

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Archives nationales, «Conditions matérielles de la recherche», Méthodologie

Souvenez-vous des travaux de la nouvelle Bibliothèque nationale, à Tolbiac. Un imbécile avait proposé de séparer les livres “essentiels” des livres de poche, qu’on aurait pu entreposer ailleurs, plus loin, là où il y a de la place. Il fallut expliquer à l’ignorant que les livres de poche (et les catalogues d’entreprise, et les bulletins paroissiaux, etc.) ont un égal intérêt aux yeux des chercheurs & chercheuses.

À chaque fois que des bureaucrates gestionnaires espèrent gagner du temps, de la place ou de l’argent, les mêmes stupidités reviennent à la surface. C’est ainsi qu’un projet du ministère de la Culture envisage de ne conserver à l’avenir que les “archives essentielles”, non définies bien sûr.

Or – tous les travailleurs et travailleuses intellectuel·le·s le savent – une catégorie de documents qui paraissent dérisoires aujourd’hui peuvent être dans 20 ou 100 ans à l’origine d’une lecture révolutionnaire de tel phénomène social, de tel sujet de recherche. Et c’est évidemment imprévisible ! Donc, oui, il faut tout garder. On n’a que trop détruit dans le passé d’archives irremplaçables.

Je reproduis ci-dessous une copie d’un extrait du document du ministère et la réaction (maladroitement présentée, à mon sens) de l’Association des archivistes français.

La flèche ne figure pas dans le document original. Elle indique le «risque» signalé par les rédacteurs du rapport: «Mobilisation des historiens. Risque social en interne». C’est le moins, en effet!

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Entretien entre Michelle Zancarini-Fournel & Anne Jollet dans les “Cahiers d’Histoire”

27 samedi Mai 2017

Posted by Claude Guillon in «Bibliothèque», «Usages militants de la Révolution»

≈ Commentaires fermés sur Entretien entre Michelle Zancarini-Fournel & Anne Jollet dans les “Cahiers d’Histoire”

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Anne Jollet, Antonio Gramsci, “Actuel Marx”, “Cahiers d'Histoire”, «Conditions matérielles de la recherche», Bernard Lepetit, Edward Thompson, Eric Hobsbawm, François Jarrige, Jean Nicolas, Michel Pigenet, Michelle Zancarini-Fournel, Subaltern Studies, Xavier Vigna

Les Cahiers d’Histoire publient un passionnant entretien entre Anne Jollet et Michelle Zancarini-Fournel. J’en donne un cours extrait ci-dessous.

Se reporter à l’intégralité de l’entretien sur le site des Cahiers d’Histoire (y compris pour les notes du passage reproduit).

AJ : La première partie du livre s’intitule « Les subalternes face à l’autorité royale ». La formulation est assez peu habituelle en histoire moderne en France. Pourrais-tu donc revenir sur ton rapport aux Subaltern Studies, et plus globalement sur cette valorisation anglo-saxonne d’un certain nombre de concepts ? Dans cette perspective, peut-être pourrais-tu nous dire quelques mots sur la façon dont tu situes le travail de Jean Nicolas  par rapport à tes réflexions ?

MZF : J’ai rédigé un article dans Actuel Marx, en 2012, pour montrer justement que, contrairement à ce qu’on pensait, les thèses de Thompson avait été connues plus précocement qu’on ne le dit, c’est-à-dire bien avant la traduction de 1988. Dans les séminaires, dans les colloques, dans les revues, circulaient déjà des extraits de La formation de la classe ouvrière anglaise. Je montre dans cet article comment Thompson a eu une certaine influence sur la première école de Subaltern Studies, celle des historiens indiens. D’ailleurs Thompson a prononcé des conférences en Inde, comme Hobsbawm, et tous les deux ont noué des liens avec ce groupe. La plupart d’entre eux sont issus d’un groupe marxiste-léniniste maoïste de l’Inde. Le contexte politique est alors très particulier : au début des années 1980, les Subaltern s’intéressent aux masses paysannes en voulant se démarquer à la fois de l’histoire coloniale anglaise, mais aussi de l’histoire indienne, d’une histoire nationaliste et nationale indienne, qui a partie liée avec la bourgeoisie ayant libéré l’Inde du colonialisme. C’est donc pour se démarquer de ces deux voies historiographiques que les Subaltern développent cette histoire des masses paysannes en montrant comment, par un certain nombre de gestes, de rites, de chants, de paroles, ils expriment une forme d’insubordination par rapport à leur situation. Cette démarche est directement héritée de Gramsci, qu’on présente souvent comme le grand connaisseur de la classe ouvrière italienne, mais qui en fait, c’est en tout cas son point de départ, est un grand connaisseur des paysans, en particulier des paysans sardes. Il réfléchit beaucoup sur la question paysanne, ce qu’il a appelé la « question méridionale », et cette description de ce qu’il appelle le « folklore », les Subaltern Studies de la première mouture s’en inspirent beaucoup pour leur étude des paysans indiens. Et c’est tout à fait proche des travaux de Jean Nicolas, qui a été pour moi une grande source d’inspiration, car La Rébellion française, parue en 2002, est un très grand livre, trop peu connu. C’est pourquoi j’ai mis en tête du deuxième chapitre ce qui pour moi est la clé de mon livre, la citation de Nicolas qui dit : « Ne risque-t-on pas de gauchir l’image du réel en isolant la continuité des jours et l’écoulement répétitif de la vie quotidienne, les accès et les phases de la contestation ». C’est-à-dire qu’on ne fait pas grève tout le temps, on ne manifeste pas tout le temps, on ne se révolte pas tout le temps. Et ce que j’ai essayé de faire dans le livre – je ne sais pas si j’y réussis dans tous les chapitres –, c’est justement de montrer aussi cette continuité des jours.

AJ : Le livre de Jean Nicolas est peut-être arrivé à contretemps, dans une période où l’histoire sociale semblait avoir épuisé ses ressources et l’histoire quantitative aussi (pensons aux critiques radicales de Bernard Lepetit). Il a fait l’objet d’une forme de « sous-lecture ». Vois-tu ton livre comme s’inscrivant dans un renouvellement de l’approche sociale et politique, ou comme un écrit un peu atypique ou décalé par rapport à la production historiographique dominante en France ?

MZF : Je suis d’accord avec toi sur la question de l’histoire sociale, qui a subi une délégitimation à partir du début des années 1980, mais il y a eu à partir des années 1995-2000 un renouveau, que ce soit sur le XIXe ou le XXe siècle, avec de jeunes historiens comme Xavier Vigna, François Jarrige pour le XIXe, qui justement approfondissent les chemins déjà tracés. Une association a été créée en France pour « l’histoire des mondes du travail » (AFHMT), alors que, dans les années 1980, il était presque indécent d’en parler.

AJ : Je partage tout à fait. Nous avons publié en 2003 un numéro des Cahiers d’histoire intitulé « Comment les historiens parlent-ils du travail ? », auquel a participé Michel Pigenet, spécialiste d’histoire du travail, devenu depuis premier président de l’AFHMT. Tous ceux qui étudiaient ces questions étaient encore assez pessimistes, disaient leurs difficultés à avoir des étudiants, leur sentiment de ne pas être entendus.

MZF : C’est vrai, mais il y a aussi un problème que nous avons du mal à saisir : les étudiants sont dans une telle précarité par rapport au travail… Je le vois bien dans les séminaires, les étudiants n’aiment pas parler de ça, parce qu’ils n’ont pas de travail ; ce n’est pas seulement un problème épistémologique, c’est une réalité sociale. Le travail n’a plus du tout la forme qu’il pouvait avoir alors.

AJ : On comprend que ces analyses font partie de ce qui t’a guidée pendant cette écriture. Dans le livre, tu t’appuies sur ces travaux récents qu’on voit se multiplier en histoire sociale, que ce soit sur la question des résistances à l’esclavage, à la colonisation, à l’exploitation ouvrière ou des révoltes. À travers cette histoire des acteurs inscrits dans des rapports de domination que tu valorises, on revient à une politisation des problématiques, y compris dans des historiographies des sensibilités, des émotions, qui ont pu en éloigner. En même temps, ton  analyse des révoltes procède de façon assez différente de celle de Jean Nicolas, que nous avons évoquée précédemment.

MZF : Pour moi, il a été une source d’inspiration, pour tout. Bien avant ce livre, lorsque j’ai étudié les révoltes urbaines des années 1980-1990 par exemple. Il a été pour moi extrêmement important. Le colloque qu’il a publié, bien antérieur à 2002, – que je cite dans la biographie, que j’utilise dans mon article d’Actuel Marx – a été important pour justement montrer que l’histoire sociale a été enterrée un peu trop vite, qu’elle n’a pas disparu. Des gens comme Nicolas, justement, l’ont portée à bout de bras, y compris durant les « années noires » de l’histoire sociale.

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