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“Daniel Guérin, le trouble-fête” ~ par Louis Janover (1989)

13 dimanche Juin 2021

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

≈ Commentaires fermés sur “Daniel Guérin, le trouble-fête” ~ par Louis Janover (1989)

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1984: année de la haine au sens orwellien du terme! «Haïr la révolution» fait alors partie des «devoirs moraux et médiatiques de toute “âme” noble intéressée à sauver le monde de l’Empire du mal[1]». Et l’avertissement vient de très loin dans notre histoire: comme «Thermidor a sauvé la France» – la France thermidorienne, cela s’entend! – de cette «instance totalitaire, ou para ou pré-totalitaire, le Club des jacobins[2]», il convient de rester attentif à cette leçon du passé. Certains partis héritiers des jacobins ne font-ils pas toujours peser sur les institutions des menaces para ou post-totalitaires?

1989: il ne s’agit plus de haïr, mais de se servir des Tables de la loi bourgeoise comme d’une pierre tombale: sous le marbre de la Déclaration, le cadavre embaumé de la Révolution! Même l’évocation, sur le mode éploré, des dangers que les journées révolutionnaires auraient fait courir à l’avenir de la Démocratie risquerait de troubler les fastes programmés du bicentenaire. Ce n’est plus seulement la Terreur qui passe pour une déplorable parenthèse, heureusement refermée, un accident qui ne saurait se reproduire dans nos sociétés policées; l’histoire elle-même, l’histoire grandeur nature, finit par devenir suspecte aux yeux des historiens. Faute de pouvoir la coucher dans le lit de Procuste pour la raccourcir d’une tête, la tête révolutionnaire, bien entendu, ils se contentent de présenter les valeurs d’une réaction bien tempérée comme les valeurs de la Révolution même – de la belle et noble Révolution, celle qui n’avait rien de… révolutionnaire; inversion sémantique que Babeuf avait déjà dénoncée en son temps: «Parce que nous voulons refaire [la Révolution], écrivait-il dans Le Tribun du peuple, ils nous traitent d’anarchistes, de factieux, de désorganisateurs. Mais c’est par une de ces contradictions toutes semblables à celle qui leur fait appeler révolution la contre-révolution.» Et d’ajouter dans ce même article: «Mais tel est le dictionnaire des palais, des châteaux et des hôtels, que les mêmes expressions offrent toujours l’inverse de signification qu’on leur reconnaît dans les cabanes[3]»

Les procédés se sont raffinés; châteaux, hôtels et palais ont changé de propriétaires et d’allure, mais deux cents ans après que ces paroles ont été prononcées, on retrouve la même escroquerie langagière, le même acharnement à lire dans le dictionnaire de la contre-révolution le sens des mots révolutionnaires. L’anachronisme fait ici merveille. L’ombre du Goulag et de la terreur stalinienne se projette sur «la révolution» et «le communisme» érigés en principes métaphysiques intrinsèquement pervers. Ainsi, tel historien, ex-membre du PCF, ne craint pas de régler son compte avec son passé par Révolution interposée: «Par beaucoup d’aspects, déclare-t-il, la Terreur [!] annonce ce que seront les sociétés communistes[4].» Le problème avec un tel raccourci, c’est qu’il peut mener dans une direction tout opposée. La Révolution française s’inscrit indubitablement dans le cycle des révolutions à visage bourgeois: on guillotine volontiers des propriétaires, mais sans épargner les anarchistes du moment. Par conséquent, si la terreur organisée par les robespierristes «annonce» le totalitarisme des sociétés dites communistes; si les méthodes de gouvernement et de répression auxquelles les uns et les autres ont eu recours se ressemblent toutes, qu’en conclure? En toute logique, que nous sommes devant des pouvoirs «bourgeois» chargés, entre autres urgences, d’étouffer les aspirations égalitaires, communistes, de ceux d’«en bas». Serait alors en cause dans la terreur qu’exercent ces institutions non le «communisme», réduit ici à sa valeur purement nominale et mystificatrice, mais l’État politique moderne, «qui laisse subsister les piliers de la maison» (Marx) – ces rapports de domination et de servitude dont il est le plus sûr garant.

Aucun doute! A l’heure où la mort des idéologies est au programme de toutes les écoles historiques, la Grande Révolution fait l’objet d’un retraitement idéologique pour l’épurer de ses scories rebelles. Finie la franche «lutte au couteau» dont parlait Daniel Guérin dans un de ses derniers textes sur ce sujet qui lui tenait tant à cœur[5]. On assiste à des variations aussi infimes qu’infinies sur un même thème: la révolution des droits de l’homme – «une modification des moyens par lesquels les plus forts et les plus rusés se sont originairement arrogés des prétentions au préjudice des plus faibles et des plus crédules[6]». Cette critique de François Boissel, émise à chaud, au cœur de la tourmente, risque de passer aujourd’hui pour la preuve d’une incurable cécité. Par chance, l’étude de Guérin sur La lutte des classes sous la Première République est là pour convaincre le lecteur qu’il s’agit au contraire d’un signe de rare clairvoyance. Le communiste révolutionnaire Boissel voyait loin, et il a su d’emblée discerner sous la paille des mots le grain des choses.

Avant même de devenir «théoricien de la classe prolétaire» et critique de la civilisation du capital, Marx s’était lancé, dans l’intervalle de mars à octobre 1843, dans de sérieuses études sur la Révolution française[7]. Toute son œuvre ultérieure se nourrit de ces premières lectures historiques, sa conception de la démocratie comme sa «critique de la politique» et de l’État notamment. La Convention devait être le thème central et le chaînon essentiel d’une exploration en profondeur de ce que l’on pourrait appeler la loi de causalité du processus révolutionnaire. Le politique n’est pas le geste instituant qui noue le lien social en référence à une idéologie suspendue aux lèvres du législateur; il est l’expression même du rapport d’intérêt particulier existant entre les membres d’une classe qui marque ainsi son hégémonie sur la société du sceau de l’intérêt général. Ce rapport définit la place et la fonction de l’État. C’est pour ne pas s’être écarté de cette vérité «matérialiste» toute simple que Daniel Guérin, en dépit d’un schématisme qui le pousse parfois à forcer le trait, a, l’un des premiers, mis à nu le ressort caché des conflits politiques qui ont déchiré la Convention. Son apport à l’historiographie de la Révolution française ne réside pas dans une recherche érudite, puisqu’il s’en tient aux sources imprimées, mais dans le travail de synthèse entrepris pour montrer que la conception matérialiste et critique du monde s’appliquait pleinement à cette période d’antagonismes sociaux exacerbés. Guérin a su tirer profit de l’expérience historique pour enrichir ce qui était resté chez Marx à l’état de remarques ou de réflexions éparses. Pour mieux resserrer son propos, il a porté l’essentiel de son effort d’éclaircissement sur les quatorze mois (du 31 mai 1793 au 21 juillet 1794), «étape suprême de la révolution», pendant lesquels les représentants politiques de la bourgeoisie révolutionnaire ont eu à faire face non seulement à la menace d’une restauration de l’Ancien Régime, mais surtout à l’intervention d’une avant-garde populaire, les enragés, puis l’aile gauche de l’hébertisme s’efforçant successivement de dépasser le cadre de la dictature jacobine et de défendre les revendications spécifiques d’un pré-prolétariat.

Aussi considère-t-il la Révolution française, du moins dans cette phase finale, sous un double aspect: à la fois révolution bourgeoise dans son aspect objectif et révolution permanente (encore embryonnaire) dans son mécanisme interne[8]. On assiste en effet pendant la courte période de domination jacobine à un processus de dissociation accéléré entre les aspirations des «bras nus» et la volonté des jacobins maintenant installés aux leviers de commande; les premiers cherchent à imposer, par le biais des organes de représentation directe, une série de mesures anticapitalistes; les seconds, farouches partisans du système de démocratie représentative, tentent, avec une ténacité sans faille, d’émasculer le mouvement populaire pour placer hors de sa portée les institutions nouvelles. On tiendrait là un exemple de cette «transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne[9]» ou, selon les termes de Trotski, du processus unissant «la liquidation du Moyen Age à la révolution prolétarienne à travers une série de conflits sociaux croissants[10]». La clef de ce phénomène, c’est «la loi dite du développement combiné», autrement dit, cette constatation, susceptible d’interprétations multiples et contradictoires, qu’il existe dans toute société un «développement inégal des formes de propriété, des moyens de production». Marx et Engels avaient déjà observé semblable distorsion dans la Révolution française, certes, mais aussi dans la guerre des paysans allemands de 1525 (Mùnzer), dans la révolution anglaise de 1642 (les niveleurs). Mais c’est à Trotski que revint la tâche de donner aux aperçus des deux fondateurs une cohérence théorique et d’ériger ses conclusions en système d’explication valable pour tous les pays présentant cette particularité historique: l’imbrication dans un même cadre national d’éléments archaïques, précapitalistes et de secteurs capitalistes développés, capables d’impulser une dynamique de modernisation, avec toutes les implications sociales que cette «contradiction» comporte. Ainsi, au terme d’un processus de luttes de classes et de transformations sociales extrêmement rapide, la révolution russe, révolution bourgeoise en février 1917, a fini par céder le pas en octobre à une révolution prolétarienne. Tout au long de l’analyse, ce modèle a fourni à Guérin son cadre de référence et le sens de ses périodisations. Mais quelle valeur heuristique accorder à l’analogie qu’il établit entre les différentes phases de la Révolution française et de la Révolution russe et entre leurs acteurs politiques? L’équivalent en Russie du mouvement des enragés, ce n’est pas le parti bolchevique, minorité hyper-centralisée qui visait en premier lieu la prise du pouvoir d’État; on penserait plutôt aux Soviets et aux conseils d’usine, Trotski et le Parti représentant, comme on l’a maintes fois dit, le stade jacobin du processus de maturation révolutionnaire. N’ont-ils pas satisfait avant tout les aspirations fondamentales de l’énorme masse paysanne par un décret sur le partage des terres qui légalisait le fait accompli? Sur ce point, qui montre les bolcheviks réussissant là où les enragés et Babeuf auraient échoué, la démonstration de Guérin boite; et cette faiblesse apparaît d’autant plus préjudiciable à l’analyse que le mythe de Lénine fondateur de la dictature du prolétariat a servi à obscurcir la signification sociale d’Octobre exactement de la même manière que la légende de Robespierre et de la Terreur révolutionnaire a obscurci celle de la Révolution française. Qu’en 1793 comme en 1918, bras nus ou prolétaires aient fourni la puissance massive pour balayer les vestiges de l’ancienne société et aplanir le terrain sous les pas des nouveaux dirigeants ne fait que mettre en lumière une tendance commune aux deux mouvements: ils ont fourbi les armes que les dominants s’apprêtaient à retourner contre eux pour éliminer les éléments les plus avancés après avoir tiré profit de leur dynamisme. Victime de ce tête-à-queue historique, Anton Ciliga a vu plus clair ici que Guérin sur la nature du lien dialectique – au sens de rapport de négation et d’affirmation réciproque – qui unissait Lénine aux masses.

Ses remarques à ce sujet s’appliquent trait pour trait au portrait de Robespierre tel que Guérin l’a dessiné d’une pointe acérée: Janus bifrons, une face tournée, avec une légère grimace, vers la sans-culotterie pauvre courtisée aux moments de crise, l’autre vers la bourgeoisie révolutionnaire à l’heure où les encombrants alliés «anarchistes» ayant fini de jouer leur rôle étaient sommés de regagner leur place naturelle: les coulisses de l’histoire. Écoutons Ciliga apostropher son ancienne idole sur un air connu: et toi aussi Lénine! et parler à son propos de la «mystification du mythe postrévolutionnaire»: «N’aurais-tu été aussi grand qu’aussi longtemps que les masses et la révolution le furent? Et lorsque les forces des masses déclinèrent, ton esprit révolutionnaire n’en fît-il pas autant, déclinant même davantage encore? Serait-il possible que, pour conserver le pouvoir, tu aies trahi, toi aussi, les intérêts sociaux des masses? Et que ce soit ta décision de conserver le pouvoir qui nous ait séduits, nous, les naïfs? […] Mais dès l’instant où l’édifice ancien se fut écroulé et où Lénine prit le pouvoir, le divorce tragique commença entre lui et les masses. Imperceptible au début, il grandit, se développa et finalement devint fondamental[11]» – quand aux naïfs succédèrent les bureaucrates du Thermidor stalinien, exploitant cyniquement la réaction au profit des nouvelles couches privilégiées. Guérin se garde bien de faire intervenir la soif de pouvoir, explication trop courte dans le cas de Lénine, et qui ne rend pas davantage compte des volte-face de Robespierre. Il suit jusqu’au bout la logique de l’analyse «matérialiste» pour caractériser la politique de l’Incorruptible, petit-bourgeois spiritualiste, penchant toujours au bon moment du côté des possédants, mais attentif néanmoins à ne pas s’aliéner l’appui des sans-culottes. Comme la majorité des jacobins, c’est à son corps défendant qu’il fut entraîné sur la voie de la taxation, du maximum, de la lutte contre les accapareurs, avec, pour corollaire obligé, les mesures d’accompagnement terroristes sans lesquelles cette audacieuse tentative d’instaurer un contrôle de l’État sur certains secteurs de l’économie serait restée lettre morte. Les véritables initiateurs de cet anticapitalisme plébéien, ce sont les enragés, Jacques Roux, Leclerc et Varlet en tête, représentants d’une avant-garde populaire dont les jacobins captèrent le programme pour canaliser l’énergie des bras nus, asseoir sur des bases solides le gouvernement révolutionnaire et donner une impulsion décisive à la grande affaire de la bourgeoisie: la lutte à mort contre le concurrent anglais. Le mythe de Robespierre déchiré, les implications profondes de sa politique se dessinent nettement, et des événements comme la déchristianisation et ses retombées politiques, en apparence indépendants de cette lutte sociale acharnée, apparaissent bel et bien comme un épisode dérivé mais signifiant du conflit opposant bourgeois et bras nus.

Sur le fond d’une synthèse socio-politique qui excelle à mettre en perspective les facteurs décisifs de cette évolution, Guérin, prolongeant en cela le livre de Pierre Kropotkine sur La Grande Révolution, a mené à bien la première étude exhaustive des luttes sociales saisies sous l’angle de la spontanéité créatrice des masses populaires. Contrairement au reproche fondamental qui lui a été fait, il est loin de méconnaître le caractère hétérogène de ceux qu’il englobe dans la catégorie des bras nus, petits-bourgeois et artisans attachés à la propriété privée. Il distingue une pluralité de conflits, chaque fraction de la sans-culotterie défendant ses intérêts propres, alors que le prolétariat au sens moderne du terme ne constitue qu’une infime fraction des masses populaires et apparaît sous une forme embryonnaire, sans pouvoir peser de manière décisive dans les luttes en cours. Ainsi s’explique la relative facilité avec laquelle hébertistes et robespierristes, pour une fois réconciliés dans l’ombre de Marat, «eurent» les enragés après les avoir isolés de cette masse idéologiquement indécise et flottante. Il n’empêche! Une véritable conscience de classe s’est progressivement constituée, une fois accomplie la tâche commune à toutes les parties: la destruction de l’Ancien Régime. La vie chère n’est pas seule en cause. Très vite les plus défavorisés soupçonnèrent que les objectifs poursuivis par les jacobins ne menaient nullement à ce changement social radical qu’ils attendaient de leurs sacrifices. Cette sensibilité a trouvé ses porte-parole dans des agitateurs populaires qui défendent un ensemble de revendications à caractère politique. Ainsi s’approfondit le clivage de classes qui tend à donner une structure cohérente à la sans-culotterie[12].

Sur tous ces points, l’analyse de Daniel Guérin n’a guère reçu de démentis, sauf à considérer comme tels les jugements condescendants qui ont accueilli l’ouvrage à sa sortie[13]. La méthode, en revanche, mérite quelques remarques, indépendamment des écueils de l’analogie, déjà signalés. Une fois reconnue «la primauté de l’économie sur le politique», les déterminismes socio-historiques circonscrivent de manière rigoureuse et quasi mécanique la tâche des classes en présence et de leurs représentants politiques. Guérin ne se lasse pas de répéter que, dans la France de 1789, la conscience des bras nus ne pouvait aller bien au-delà d’un anticapitalisme élémentaire; les plus lucides étaient incapables de mettre à nu les mécanismes de la domination bourgeoise qu’ils combattaient par intuition. D’où le caractère terroriste des mesures préconisées. Il s’agit non de s’attaquer au droit de propriété, mais, tout au plus, de limiter les effets délétères de la richesse et d’égaliser les fortunes et les conditions autant que faire se peut. Mais, de ce point de vue, la politique de Robespierre n’était-elle pas le maximum de ce qui pouvait s’inscrire dans la réalité économique, sociale et culturelle de l’époque? Si toute solution radicale au conflit social était interdite, alors la position de l’Incorruptible apparaît singulièrement réaliste, fondée sur une appréciation lucide, «dialectique», des rapports de forces entre les principaux protagonistes, compte tenu des bornes à ne pas dépasser pour préserver l’essentiel des conquêtes de la révolution. L’analogie avec Lénine et les bolcheviks retrouverait alors sa fonction explicative. Ainsi, poussé jusqu’à ses limites, le schéma de la révolution permanente finit par se retourner contre la thèse défendue par l’auteur. Les facteurs d’arriération qui, dans la conception matérialiste de l’histoire, permettent d’expliquer l’échec des mouvements révolutionnaires en avance sur les conditions objectives servent ici à expliquer le contraire: le succès de ces minorités actives; puis derechef, ils rendent compte de l’avortement final, et nous voilà ramenés «en deçà» des objectifs possibles. Or, l’expérience la plus radicale de la Révolution française, celle qui nous conduit à l’orée du communisme, offre sur ce problème matière à réflexion. En pleine réaction thermidorienne, à l’heure où l’élan populaire est irrémédiablement brisé, où les petits-bourgeois révolutionnaires ont les jarrets coupés par la répression, la Conspiration pour l’égalité de Babeuf fait surgir pour la première fois le spectre qui va bientôt hanter l’Europe. Ici, les conditions objectives sont loin de répondre à la prise de conscience subjective et l’histoire s’offre un dernier détour imprévu avant d’emprunter une ligne descendante toujours plus brutale. Le Tribun du peuple fera preuve d’une lucidité désarmante en procédant à une réévaluation, en forme d’autocritique, de la place de Robespierre dans l’histoire de la Révolution. Il avait tôt compris que l’Incorruptible, perfectionnant «l’art de Machiavel», s’était multiplié «pour amener le peuple à ne plus tenir compte de ses droits de souveraineté, à croire qu’il était nécessaire au salut de la patrie qu’il s’en dépouillât pour un temps afin d’en jouir plus sûrement dans un autre[14]». S’il change maintenant de perspective, la raison en est simple: «L’hébertisme n’est qu’à Paris et dans une petite portion d’hommes… Le robespierrisme est dans toute la République.» D’où la condamnation sans appel: «Je n’entre pas dans l’examen si Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand cela serait, je justifie encore Robespierre[15]». Terrible couperet que celui de la nécessité historique, et sa lame est toujours à double tranchant! Daniel Guérin n’a pas tort de noter que Babeuf plaidait ainsi contre sa propre cause, puisque son action s’inscrivait dans le droit fil de ces minorités que Robespierre avait éliminées dans l’intérêt général, réel ou supposé, de la Révolution. Mais il oublie de dire que Babeuf, désormais poussé par la logique de la situation, plaidait aussi pour lui-même, car il aspirait à prendre la place laissée vacante par la disparition de Robespierre, et à exercer à son tour une dictature révolutionnaire «transitoire», légitimée par ses seules intentions. Guérin n’apporte aucune réponse à une question qu’il est impossible aujourd’hui de trancher à la manière de Babeuf. En effet, la méthode matérialiste met entre parenthèses le problème de la finalité éthique de l’action révolutionnaire ainsi conçue. Elle nous éclaire quant au caractère des conditions objectives, mais reste muette, ou peu s’en faut, sur le rapport réel qu’elles entretiennent avec la subjectivité critique. Et voilà pourquoi Guérin, comme Babeuf en d’autres temps et sur d’autres bases, peut critiquer la démarche jacobine tout en se référant à des principes théoriques qui aident à la justifier.

Dans son effort pour opérer une «synthèse entre marxisme et anarchisme», et fonder un «marxisme libertaire», Guérin fait appel à la méthode d’investigation scientifique fécondée par l’intuition; on serait ainsi armé à la fois d’un instrument d’analyse sociologique et d’un guide pour l’action politique. Étude de la structure socio-économique et foi dans «l’instinct profond des larges masses», tels sont les deux axes de cette démarche, avec, pour aiguillon, une stratégie faite de «surprise», de «provocation», d’«audace» et l’intervention de «minorités agissantes plus instruites et plus conscientes […] dont la contribution est inévitable pour amener les arrière-gardes à la pleine maturité socialiste[16]». Réunir deux théories incomplètes ne donne pas nécessairement un ensemble cohérent et opératoire. L’aporie reste toujours la même: quels sont les critères qui mesurent la valeur d’une action révolutionnaire? Qui les définit et au nom de quoi? Si l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué, que devient dans ce cas la fonction pédagogique des minorités agissantes? La question attend toujours la réponse.

La révolution, nous dit-on, est terminée! Et, en effet, la révolution bourgeoise a libéré le potentiel créateur que contenait la charte des droits de l’homme et du citoyen. L’émancipation politique a parcouru le cycle dans sa totalité; elle est passée par toutes les formes de domination compatibles, à un moment donné, avec le mode de rapport immédiat entre les «maîtres des conditions de production et les producteurs directs», compte tenu du «niveau déterminé du développement du genre et du mode de travail et par suite de sa productivité sociale[17]». Il n’est pas jusqu’à l’esquisse d’économie dirigée et de socialisation «par le haut» qui n’ait trouvé son aboutissement sur le terrain des révolutions politiques du xxe siècle. L’État jacobin, l’État bourgeois total, se dresse, à l’aube de l’ère capitaliste, comme l’ancêtre, déjà bien armé, des régimes bonapartistes, puis «totalitaires». Tous les phénomènes de manipulation et d’instrumentalisation des masses, que l’on observe par la suite dans les régimes de partis, ont été décrits et démontés par Guérin, scrutateur attentif de cette grandiose scène parlementaire dominée par les héros de la Révolution. On peut ainsi tirer d’une lecture avertie de La lutte des classes sous la Première République maints éléments d’une sociologie critique des formes de l’État bourgeois – dont les moyens d’action s’opposent vite à ceux utilisés par les bras nus. Voilà pour la part proprement scientifique de cette œuvre. Et nous prendrons le contre-pied de l’opinion communément admise en ce domaine en affirmant que c’est ici qu’il faut chercher la raison pour laquelle ce livre n’est pas près de figurer au nombre des best-sellers sur la Révolution. Rien dans cette histoire des origines ne peut accréditer le «mensonge déconcertant» du siècle: révolution = terreur = goulag = communisme = marxisme. Tout en revanche nous montre que la bourgeoisie, en inventant l’État politique moderne garant du droit de propriété, «collective» ou privée, a d’emblée ajouté quelques solides maillons aux antiques chaînes de l’esclavage[18].

Il n’est évidemment pas difficile de dégager l’intention normative qui sous-tend une telle analyse. Les mécanismes de démocratie directe à l’œuvre dans la Révolution française représentent, aux yeux de l’auteur, la pierre de touche de tout mouvement de libération radical. Et cette forme de lutte porteuse d’une promesse d’émancipation humaine universelle, il la rapporte à l’existence et à la conscience d’une classe qui était encore à l’état d’«embryon»; c’est elle qui devait, en prenant sa stature adulte, faire sauter tout l’édifice hiérarchique mis en place par la bourgeoisie à la faveur de ces événements fondateurs. Après Octobre, plus de doute! Les bolcheviks sont bien les héritiers naturels des enragés et des babouvistes. Animés par une certaine idée du communisme, n’ont-ils pas, grâce à leur volontarisme audacieux, amené à maturation en Russie la conscience révolutionnaire d’un prolétariat enfin mûri par l’expérience historique et trouvant dans les «contradictions» d’un capitalisme en plein essor les conditions de sa libération? Guérin a su lui-même admettre que la question ne se posait pas forcément en ces termes et que la révolution d’Octobre, même si l’on s’en tient au «matérialisme historique», a soulevé plus de problèmes qu’elle n’a permis d’en résoudre. Revenons donc pour finir aux remarques de Marx sur la Révolution française, remarques que Daniel Guérin avait sans cesse à l’esprit quand, en faisant revivre avec passion les luttes du passé, il pensait obstinément aux combats à venir. «Des idées ne peuvent jamais mener au-delà d’un ancien ordre du monde, dit Marx; elles peuvent seulement mener au-delà des idées de l’ancien ordre du monde. Des idées ne peuvent absolument rien réaliser. Pour réaliser les idées, il faut les hommes qui mettent en jeu une force pratique […] Le mouvement révolutionnaire, qui prit naissance en 1789 au Cercle social, qui, en cours de route, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber temporairement avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste que Buonarroti, l’ami de Babeuf, réintroduisit en France après la Révolution de 1830. Cette idée, élaborée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel ordre du monde [19].»

Marx a cru qu’il pouvait désigner avec certitude les «hommes» qui mettraient en branle cette force pratique capable de les porter au-delà de l’ancien ordre du monde. Dans les révolutions bourgeoises, une minorité prétendait bouleverser la société dans l’intérêt de l’immense majorité et ne réussissait, finalement, qu’à se fondre dans l’ancienne classe dirigeante ou à se hisser à son tour vers les sommets. Le Manifeste communiste voit s’ouvrir des perspectives moins sombres: le «mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité». À la limite, tout organe de médiation devient superflu, ce qui ne va pas sans poser problème. Que les solutions proposées par Guérin pour sortir du dilemme: spontanéité-volontarisme, objectivité-subjectivité, soient, elles aussi, source de questions, voilà qui ne saurait surprendre. L’essentiel est qu’elles aient néanmoins enrichi l’idée du nouvel ordre du monde en nous montrant sur quelles bases s’était élevé l’ordre actuel du monde qu’il voulait jeter bas.

Janover Louis, « Daniel Guérin, le trouble-fête », L’Homme et la société, n° 94, 1989. «Dissonances dans la Révolution», pp. 83-93.

[1] Élisabeth Guibert-Sledziewski. «Haïr la Révolution», Enjeu, n° 11, 1984.

[2] Pierre Manent, «Le totalitarisme et le problème de la représentation politique», Commentaire, n° 26, été 1984, p. 213.

[3] Gracchus Babeuf, «Quoi faire», Le Tribun du peuple, n° 36, 20 Frimaire an IV (10 décembre 1795), in Le Tribun du peuple par Gracchus Babeuf, textes choisis et présentés par Armand Saïtta, Paris, UGE, «10/18», 1969, p. 220.

[4] François Furet, «La Gauche doit rompre avec la terreur», interview dans Libération, 17 janvier 1983. Comme le souligne Élisabeth Guibert-Sledziewski, cet historien s’est érigé en juge suprême des écrits sur la Révolution française bien qu’il n’ait «signé aucun des travaux approfondis ayant fait progresser de façon notable la connaissance contemporaine en matière d’histoire révolutionnaire» (op. cit.).

[5] Daniel Guérin, Introduction à la brochure de Maurice Dommanget, Les Enragés dans la Révolution française (1948), Paris, Spartacus, 1987.

[6] Lettre de François Boissel du 3 septembre 1789, citée in A. Ioannissian, Les Idées communistes pendant la Révolution française. Éditions du Progrès, Moscou, 1984, p. 331.

[7] Maximilien Rubel, «Marx penseur de la Révolution française», Études de marxologie, n° 27, 1989. Voir également de François Furet, Marx et la Révolution française (suivi de textes de Karl Marx réunis, présentés et traduits par Lucien Calvié), Paris, Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque scientifique», 1986; confondant la thèse normative et l’argument scientifique, l’auteur prétend prendre Marx en flagrant délit d’anachronisme et de téléologie; voir notre critique, «Liberté, Égalité, Propriété et Bentham», in Études de marxologie, n° 27, 1989.

[8] Sur la place de la théorie de la révolution permanente et de la loi du développement combiné dans l’œuvre de Guérin, voir l’Introduction de La lutte des classes sous la Première République (Bourgeois et «Bras nus», 1793-1797), 2 t., Paris, Gallimard, 1946 (nouvelle édition revue et augmentée, 1968). Voir également La Révolution française et nous, Bruxelles, La Taupe, 1969.

[9] Lénine, cité par Guérin in La Révolution française et nous, op. cit., p. 21.

[10] Trotski, cité par Guérin in La Révolution française et nous, op. cit., p. 21.

[11] Anton Ciliga, Lénine et la révolution (1946), Paris, Spartacus, 1978, pp. 12, 13.

[12] Sans oublier l’influence sur le mouvement social de la paysannerie pauvre qui «avait sur la position de la propriété une position plus hardie que la sans-culotterie urbaine» et formait «un prolétariat rural aux aspirations propres» (Guérin, La lutte des classes…, t. I, op. cit., p. 82). Le livre pionnier de Pierre Kropotkine, La Grande Révolution (1909), Paris, Stock, 1976, est riche en aperçus dans ce domaine.

[13] Voir l’ouvrage de synthèse d’Olivier Bétourné et d’Aglaia I. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989, pp. 112-114. Sur l’histoire conçue désormais comme «structure immobile», on lira l’essai stimulant de François Dosse, L’Histoire en miettes (Des «Annales» à la «nouvelle histoire»), Paris, Découverte, 1987, et notamment le chapitre «La Révolution française est terminée», pp. 235-259.

[14] Journal de la liberté de la presse, n° 2, 5 septembre 1794, cité in Guérin, La lutte des classes…, t. II, op. cit., p. 353.

[15] Lettre de Babeuf à Bodson, citée in Guérin, lui lutte des classes…, op. cit., pp. 353, 352.

[16] Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Paris, Laffont, «Libertés», 1969, p. 288.

[17] Karl Marx, Le Capital III, Œuvres II, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1968, p. 1400; trad. modifiée.

[18] Il s’agit moins dans cette conspiration du silence de Guérin penseur de la révolution que de Guérin penseur de la contre-révolution et de la réaction. Voir les remarques critiques de Denis Berger, «La révolution plurielle (Pour Daniel Guérin)», in Permanence de la Révolution. Pour un autre Bicentenaire, Paris, La Brèche, 1989.

[19] Karl Marx, La Sainte Famille, Œuvres III, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1982, p. 558.

 

Récemment publié aux Éditions Klincksieck

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“Écrire l’histoire pour agir dans le présent : Daniel Guérin et la Révolution ” ~ par Caroline Fayolle

14 vendredi Fév 2020

Posted by Claude Guillon in «Annonces», «Usages militants de la Révolution»

≈ Commentaires fermés sur “Écrire l’histoire pour agir dans le présent : Daniel Guérin et la Révolution ” ~ par Caroline Fayolle

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Caroline Fayolle, Daniel Guérin, David Berry, Enragé·e·s, Lutte des classes

Je reproduis ci-après un passage de l’article de Caroline Fayolle dans la dernière livraison des Cahiers d’histoire: «Écrire l’histoire des révolutions: un engagement». On peut consulter l’intégralité du texte en ligne (cliquez sur le lien vert).

C’est l’occasion de signaler que l’historien David Berry met en ce moment la dernière main à une biographie de Daniel Guérin, qui sera traduite en français.

 […] L’histoire occupe une place centrale dans la pensée de Daniel Guérin. À l’écart de l’institution universitaire, avec qui il entretient des relations souvent houleuses, il propose à la fois une lecture originale des luttes révolutionnaires du passé et une réflexion sur l’écriture de l’histoire. Bien qu’il récuse à plusieurs reprises la qualification d’« anarchiste8 », ses combats libertaires l’amènent bien sûr à s’intéresser au mouvement anarchiste du 19e siècle. Mais c’est avant tout la Révolution française qui est au cœur de ses intérêts. En témoigne son œuvre historique principale, La Lutte des classes sous la Première République. Bourgeois et « bras-nus », parue en 1946. Elle est rééditée en 1968 et, sous une forme plus accessible, en 1973 sous le titre Bourgeois et bras-nus. Guerre sociale durant la Révolution française (1793-1795). En plus de ce maître ouvrage, Daniel Guérin consacre à la Révolution française une série d’articles dans les années 1950-1970, où il précise ses thèses principales et répond aux critiques qu’elles ont pu susciter.

Précisons d’emblée : l’objet de cet article n’est pas de discuter les interprétations proposées par Daniel Guérin à l’aune de l’historiographie actuelle de la Révolution française, considérablement renouvelée depuis la parution de Bourgeois et bras-nus. En s’appuyant sur ses publications et sur ses archives déposées à La Contemporaine (ancienne BDIC)13, il se propose plutôt de donner des pistes pour comprendre les ressorts d’une écriture de l’histoire engagée. De fait, Daniel Guérin aborde la Révolution française en militant révolutionnaire. En raison de ce point de vue situé, il entretient un rapport vivant au passé, conçu comme un moyen de dépasser les impasses politiques de son époque. Dans un premier temps, il s’agira de présenter brièvement son projet, qui vise, en s’appuyant sur la méthode du matérialisme historique, à « dédoubler » la Révolution française. Dans un deuxième temps, on reviendra sur sa position critique vis-à-vis de la communauté historienne, qui l’amène à se situer dans une généalogie historiographique alternative, celle des théoriciens anarchistes et socialistes du 19e siècle. Enfin, on montrera que l’écriture de la Révolution française implique pour lui une dialectique passé/présent qui cherche à rebâtir le socialisme sur des bases anti-autoritaires. […]

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“La Grande Révolution” de Kropotkine ~ une nouvelle réédition

28 dimanche Juil 2019

Posted by Claude Guillon in «Articles», «Bibliothèque»

≈ Commentaires fermés sur “La Grande Révolution” de Kropotkine ~ une nouvelle réédition

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Arno LaFaye-Moses, Éditions Tops/ H. Trinquier, Daniel Guérin, Démocratie directe, Gérard Filoche, Jacques Roux, Jean-François Varlet, Kropotkine, Lutte des classes, Roland Gotlib, Serge Aberdam, Société des études robespierristes, Théophile Leclerc

Lorsque les Édition du Sextant ont, il y a quelques années, réédité La Grande Révolution, je me suis interrogé – et d’autant plus au vu du prix de l’ouvrage – sur la pertinence de l’entreprise alors que l’édition Trinquier était encore disponible. Elle l’est toujours.

On peut encore trouver d’occasion l’édition en fac simile de l’édition originale de Stock (celle que j’ai initialement lue pour ce qui me concerne).

Voici qu’une quatrième édition vient de rejoindre les librairies en ce mois de juillet 2019. Elle est au format poche, et coûte 19€ pour 736 pages.

Disons tout de suite un mot de la maniabilité et de la lisibilité de cette édition. Hors les modes d’impression (peut-être onéreux) utilisés par les collections comme Bouquins et Quarto (pas au format poche d’ailleurs), l’impression de livres très épais sur un petit format pose des problèmes de maniabilité et de lisibilité.

La conjugaison entre le petit format et le très grand nombre de pages peut rapidement être inconfortable. De plus, le nombre de pages incite l’éditeur à réduire au minimum le corps du texte, ce qui rend la lecture pénible. S’ajoute ici le problème des notes. Celles de l’auteur (Kropotkine) sont renvoyées en fin de chapitre, ce qui signifier que personne ne les lira, tandis que celles d’Arno LaFaye-Moses, qui a établi le texte sont en bas de page.

La quatrième de couverture du livre évoque une «kyrielle» de notes. J’ignore qui a rédigé cette présentation et si l’auteur ou l’autrice connaît la valeur péjorative du mot kyrielle, qui évoque la litanie, donc l’excès et l’ennui…

Or il semble bien qu’il y a excès, en effet. M. LaFaye-Moses a cédé à la tentation de tout retranscrire de ce qu’il avait été obligé de et amené à apprendre pour aborder et comprendre le texte de Kropotkine. Je suis assez familier de cette tendance à «écrire tout ce que l’on sait» pour la reconnaître chez les autres!

En l’espèce, le lecteur a l’impression que l’éditeur (M. LaFaye-Moses) coupe parfois la parole à l’auteur (Kropotkine) pour lui (nous) montrer qu’il en sait davantage que lui.

Je donne ces précisions entre parenthèses pour amener une anecdote: le service de presse des éditions Atlande m’a contacté par mail pour me demander une adresse postale et m’informer que je devrai recevoir sous peu un exemplaire «dédicacé par l’auteur», lequel avait insisté pour me compter au nombre des destinataires. J’ai répondu en plaisantant que j’étais flatté que Kropotkine ait conservé un aussi bon souvenir de moi…

Sur le prière d’insérer encore, M. LaFaye-Moses est indiqué comme «auteur» du livre. Passons.

Il se trouve que j’ai peut-être déjà croisé notre éditeur à la Société des études robespierristes, dont le même prière d’insérer m’apprend qu’il est membre et que son nom d’éditeur est un pseudonyme, derrière lequel «un haut fonctionnaire français» protège sa réputation et son «devoir de réserve» (cette dernière considération est de ma responsabilité).

Va pour le haut fonctionnaire; membre de la SER, cela suppose un intérêt pour l’histoire de la Révolution, et admirateur de l’œuvre de Kropotkine: cet homme ne saurait être complètement mauvais.

Las! les excellentes dispositions dans lesquelles ce pedigree m’avait mis ont fondu comme neige au soleil. Je m’aperçois que j’ai omis de signaler la présence, avant l’avant-propos de l’éditeur, d’une préface «exclusive» nous dit l’éditeur (Atlande) de M. Gérard Filoche. Passons sur ses inutiles citations de Kropotkine (on s’apprête à le lire), et venons-en à l’essentiel de son propos:

Ré-éditer Pierre Kropotkine en 2019, La Grande Révolution, c’est aller chercher les gilets jaunes du XVIIIe siècle derrière la bourgeoisie, derrière les sans-culottes, derrière le tiers-état.

Pour ne pas être originale, l’idée d’une «concordance des temps» entre 89 et les Gilets jaunes me semble, comme le savent lectrices et lecteurs de ce blogue, pertinente. On aurait préféré qu’elle soit un peu développée par M. Filoche (à la place des citations de Kropotkine, par ex.). Quant à chercher «derrière le tiers-état», je vois mal de quoi il peut être question; les paysans – auxquels Kropotkine accorde une grande attention – en font partie.

J’en viens à l’avant-propos de l’éditeur.

Croira-t-on que son auteur a réussi l’exploit de le rédiger tout entier – et sauf erreur de ma part sa «kyrielle de notes» pareillement – sans écrire une seule fois l’adjectif anarchiste?!

Anarchisme, pas davantage!

N’allez pas penser que M. LaFaye-Moses ignore les adjectifs en général. Rien que dans l’avant-propos, Kropotkine est qualifié de: écologiste, altruiste, populiste, socialiste, humaniste (pour ne citer que les terminaisons en «iste»). Mais le lectorat naïf ignorera qu’il est l’un des principaux théoriciens du communisme libertaire.

Ignorant tout jusqu’ici de l’identité véritable et de la vraie nature de M.LaFaye-Moses, je ne saurais dire s’il s’agit là d’une manifestation d’ignorance (j’en doute), d’une tentative éhontée de censure (elle viendrait bien tard! mais sait-on jamais: les staliniens, notamment, ont la rancune tenace, et cette manie d’effacer…).

Comme j’ai une tendance naïve à croire à la bonne volonté humaine, je me suis demandé si notre éditeur ne s’était pas tenu à lui-même le raisonnement suivant: «Je réédite ce beau livre de Kropotkine sur la Révolution; je lui souhaite la plus grande diffusion possible; pourquoi risquer de diminuer son écho en l’identifiant à un courant du mouvement ouvrier révolutionnaire, sous le mince prétexte que l’auteur lui a consacré sa vie?»

On retrouverait là cette fâcheuse tendance à couper la parole à l’auteur, mais au sens strict cette fois.

Quelle que soit la bonne hypothèse, cette incroyable bévue  ne va pas aider à la diffusion de l’ouvrage dans les canaux libertaires…

Cela dit, l’éditeur rend hommage au courage de Kropotkine, traître à sa classe (il est prince! Bakounine aussi d’ailleurs). «Transfuge de classe» écrit M. LaFaye-Moses, qui ajoute: « Nous empruntons évidemment le terme, magnifique mais rarement utilisé, à la romancière Annie Ernaux».

On l’emprunte bien où l’on veut, mais on ne peut laisser penser au lecteur que c’est Annie Ernaux qui l’a inventé, alors qu’elle a pris cette notion chez Bourdieu (dont elle ne cache pas qu’elle s’est inspirée de lui).

Ensuite, notre éditeur s’interroge sur la présence possible chez le Kropotkine d’Autour d’une vie (ses mémoires) d’un certain «racisme social». Le terme est fort, mais c’est qu’en effet, «à aucun moment dans le texte [Kropotkine] ne paraît se considérer comme un membre du peuple»! J’y vois moi, la preuve que Kropotkine était lucide, comme l’étaient ces autres transfuges dont le nom signifiaient «Celles et ceux qui vont au peuple».

Je me méfie bien davantage d’un Robespierre affirmant «Je suis peuple», peut-être très sincèrement, ce qui n’arrange rien.

Qui est persuadé d’«être peuple» quand il n’en vient pas et qu’il ne partage pas sa vie ne tardera pas à glisser un article monarchique entre lui et l’objet de son identification fallacieuse. L’État, c’est moi! – Je suis le Peuple. Le seul Peuple, c’est moi! Donc moi seul sait ce qu’il est véritablement (facile, c’est moi!), ce qui est bon pour lui, ce qui est digne de lui… Et aussi quand il se trompe, s’abuse lui-même, oublie sa propre dignité, à laquelle on le rappellera, sévèrement s’il le faut. Qui s’aime bien…

Venons-en maintenant au reste de l’apport de l’éditeur, en l’espèce des notices biographiques sur certains des personnages cités par Kropotkine et des indications bibliographiques

Le moins que l’on puisse dire est que le (certes gros) travail manque de rigueur et de cohérence. Puisqu’il s’agit d’éclairer un texte déjà ancien par des notes et des pistes bibliographiques actuelles, il aurait fallu coller un peu plus (pas difficile!) aux publications et aux recherches récentes. Aller chercher des données sur l’Enragé Théophile Leclerc dans le Dictionnaire historique de la Révolution française (l’excellent Roland Gotlib n’y est pour rien!) quand on prétend connaître mon blogue, et donc mes publications n’est pas sérieux. Ou alors, c’est au contraire une – mauvaise – plaisanterie.

Puisque la biographie de Jacques Roux par Walter Markov est citée en bibliographie, comment expliquer l’absence d’une notice sur le curé des Gravilliers, par ailleurs mentionné dès l’avant-propos?

Puisque l’éditeur semble sensible à l’importance donnée par Kropotkine au «dévoilement de la lutte des classes» (Avant-propos, p. 28), comment expliquer l’absence des textes de Daniel Guérin dans la bibliographie, où traînent pourtant un livre sur Madame du Barry (!) et un autre d’Edwy Plenel sur le dictionnaire de Maitron… (Pourquoi pas la liste des commissions?)

La mention – louable et pertinente – du récent article de Serge Aberdam sur la démocratie et la démocratie directe (reproduit sur ce blogue) paraît, du coup, presque incongrue!

Et le texte de Kroptkine me direz-vous?

Je n’avais pas, hélas, le temps nécessaire pour saisir cette occasion d’une énième relecture complète.

Mais il est bien aussi passionnant qu’on vous le dit, et très abordable, même si sa documentation commence à dater sérieusement. Il est l’une des voies d’entrée recommandables dans l’histoire de la Révolution française (avec Bourgeois et bras-nus, de Daniel Guérin, rééd. Libertalia). Il accorde pour la première fois une attention particulières aux révoltes paysannes. Il a connu un destin éditorial particulier, bien davantage lu et apprécié en Allemagne, dans le mouvement socialiste et révolutionnaire, qu’en France.

La dispensable préface de M. Filoche aurait d’ailleurs avantageusement pu être remplacée par une bibliographie des autres textes de Kropotkine disponibles en français et des travaux le concernant, notamment ceux de Renaud Garcia, dont je signalais il y a peu une conférence sur l’anarchiste russe.

Portrait de Pierre KROPOTKINE (1842-1921)

Pastel (55 x 71 cm) de Vladimir BAKLANOV (1994). Emprunté sur Cartolist.

Kropotkine Pierre, La Grande Révolution, Éditions Atlande, 736 p., 19 €.

Statut de l’ouvrage: envoyé en service de presse par l’éditeur.

Ajout.

J’ai omis de signaler qu’on peut se faire une idée du texte de Kropotkine grâce à des extraits en ligne à cette adresse.

________________

Un courrier de Arno LaFaye-Moses

« Nous sommes heureux que le livre ait retenu l’attention du blog, même si le post n’est pas exempt d’erreurs – dont certaines, qui tiennent aux intentions prêtées à l’éditeur, sont en tout état de cause naturelles. 

La remarque sur Annie Ernaux et la notion de «transfuge de classe» me gêne davantage: «Transfuge de classe» écrit M. Lafaye-Moses, qui ajoute: “Nous empruntons évidemment le terme, magnifique mais rarement utilisé, à la romancière Annie Ernaux”. On l’emprunte bien où l’on veut, mais on ne peut laisser penser au lecteur que c’est Annie Ernaux qui l’a inventé, alors qu’elle a pris cette notion chez Bourdieu (dont elle ne cache pas qu’elle s’est inspirée de lui).»

Outre que j’aurais tendance à penser que non seulement on emprunte à qui l’on veut mais que l’on peut aussi «laisser penser au lecteur que c’est Annie Ernaux qui l’a inventé» [ce qui n’est d’ailleurs pas forcément mon intention] si on le juge opportun – s’exposant à recevoir en retour des citations détaillées de Bourdieu voire d’auteurs (très) antérieurs et moins médiatisés –, en l’espèce l’intention de l’éditeur était de rendre hommage à Annie Ernaux qui lui a fait découvrir le terme et qui, aujourd’hui encore, en 2019, sait en tenir haut les couleurs – l’auteur de ces lignes, transfuge de classe lui-même (comme peut-être l’auteur de ce blog, Mme du Barry, etc.), connaît et admire l’œuvre de Bourdieu; il l’a peut-être (certainement) parcouru trop vite car la notion de «transfuge de classe» n’est pas de celle qui a retenu son attention dans les écrits du sociologue.

 La parole pour terminer à Annie Ernaux, tirée d’un entretien publié le 30 avril dernier par le site internet de la CFDT et sobrement intitulé «Annie Ernaux : transfuge de classe». Pierre Bourdieu n’y est pas cité. En revanche, on trouve ce paragraphe qui parlera peut-être à certains: «J’ai [c’est Annie Ernaux qui parle] écrit cette phrase sur laquelle on m’interroge souvent: “J’écrirai pour venger ma race.” Je voudrais m’en expliquer ici. Les transfuges de classe vivent souvent une situation difficile parce qu’ils ne se sentent pas à leur place dans le milieu d’arrivée. Lorsque l’on est issu de la classe populaire et que l’on fait des études, on venge sa lignée, certes. C’est la première chose et elle est nécessaire. Mais ce n’est pas suffisant. Si vous n’en faites qu’un instrument pour soi, cela ne servira à rien. J’ai employé le mot race parce que c’est l’impression d’appartenir à un autre monde. Alors j’écris, je lutte, je dénonce. Si on ne fait rien, il ne se passera rien».

Arno LaFaye-Moses

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«Rejecting “all the faces of subjugation”: Daniel Guérin on direct democracy, self-management and individual autonomy» ~ par David Berry

07 dimanche Juil 2019

Posted by Claude Guillon in «Articles»

≈ Commentaires fermés sur «Rejecting “all the faces of subjugation”: Daniel Guérin on direct democracy, self-management and individual autonomy» ~ par David Berry

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Anarchisme, Daniel Guérin, David Berry, Enragé·e·s, Kropotkine, Lutte des classes, Murray Bookchin, Prolétariat, Robespierre, Sans-culottes

«Rejeter “toutes les formes d’assujettissement”: Daniel Guérin sur la démocratie directe, l’autogestion et l’autonomie individuelle». Je donne ci-dessous le passage concernant la Révolution française de cet article de David Berry, que l’on peut lire intégralement et télécharger librement à cette adresse.

The French revolution and the birth of a ‘new type of democracy’

Unlike many on the left associated with postwar ideological renewal, most of whom would focus on a revision or reinterpretation of Marxism, often at a philosophical level, Guérin the historian began with a return to what he, like Kropotkin, saw as the source of revolutionary theory and praxis: in 1946, he published his study of class struggle in the First French Republic (1793–1797).  The aim of the book was to ‘draw lessons from the greatest, longest and deepest revolutionary experience France has ever known, lessons which would help regenerate the revolutionary, libertarian socialism of today’, and to ‘extract some ideas which would be applicable to our time and of direct use to the contemporary reader who has yet to fully digest the lessons of another revolution: the Russian revolution.’ Applying the concepts of permanent revolution and combined and uneven development, inspired by Trotsky’s History of the Russian Revolution, Guérin argued that the beginnings of a conflict of class interest could already be detected within the revolutionary camp between an ‘embryonic’ proletariat – the bras nus (manual workers), represented by the Enragés – and the bourgeoisie – represented by Robespierre and the Jacobin leadership. The influence of Kropotkin may also be detected in Guérin’s argument that the French Revolution thus represented not only the birth of bourgeois parliamentary democracy, but also the emergence of ‘a new type of democracy,’ a form of working-class direct democracy as seen, however imperfectly, in the ‘sections’ (local popular assemblies), which were for Guérin precursors of the Commune of 1871 and of the Soviets of 1905 and 1917.  In the second edition of the work (1968) he would add to that genealogy ‘the Commune of May 1968ʹ – which on the bicentenary of the 1789 revolution would be described by philosopher Victor Leduc, as ‘the first sketch of a permanent democracy, fusing and transcending both political democracy and economic democracy.’

Guérin’s interpretation emphasised the political ambivalence of the bourgeois Jacobin leadership which ‘hesitated continually between the solidarity uniting it with the popular classes against the aristocracy and that uniting all the wealthy, property- owning classes against those who owned little or nothing’. For Guérin, the essential lesson to be drawn from the French Revolution was thus the conflict of class interest between the bourgeoisie and the working classes. The dominant historiography – whether bourgeois, social democratic or Stalinist in Guérin’s eyes – tended to maintain the ‘cult of Robespierre’ and thus reinforce the labour movement’s dependence on bourgeois democracy, and were thus to be rejected.

This interpretation unsurprisingly proved controversial. Its political significance was that the Revolutionary Terror had been used as a parallel to justify Bolshevik repression of democratic freedoms and of more leftist movements. Stalin was seen by Communists as the reincarnation of Robespierre. The Jacobin tradition of patriotism and national unity in defence of the bourgeois democratic Republic has been one of the characteristics of the dominant tendencies within the French left.

Guérin accepted the classic interpretation of the Revolution as a bourgeois revolution, albeit one which was ‘bourgeois only in its results’. But following Kropotkin, he was keen to emphasise that without the constant pressure from the sans-culottes, the most audacious steps within the revolution would not have been taken, from the taking of the Bastille to the adoption of the Declaration of the Rights of Man and the Citizen to the campaign for dechristianisation. Guérin’s analysis was described by Eric Hobsbawm as ‘a curious combination of libertarian and trotskyist ideas – not without a dash of Rosa Luxemburg’.

The first half of Guérin’s interpretive introduction to his history of the revolution – not included in the abridged English translation – is concerned with his central argument that the French revolution was not only a bourgeois revolution which led to the creation of a parliamentary representative democracy; it was also characterised by the spontaneous preference of the more plebeian and more radical sans-culottes for more direct and more decentralised forms of democracy, notably in the shape of the municipal councils (communes) and the local ‘sections’.

This emphasis on the ‘forms of popular power’ created by the sans-culotte is something which Guérin insisted had too often been ignored or downplayed by ‘republican historians’ who had been content to portray the revolution as ‘the cradle of parliamentary democracy’. But it also represented ‘an embryonic proletarian revolution’ and consequently carried within it the ‘seed of a new form of revolu- tionary power whose features would become clearer during the proletarian revolu- tions of the nineteenth and twentieth centuries.’ As the American anarchist Murray Bookchin would put it:

«The sections provide us with a rough model of assembly organization in a large city and during a period of transition from a centralized political state to a potentially decentralized one. [. . .] The word ‘model’ is used deliberately. The [. . .] sections were lived experiences, not theoretical visions. But precisely because of this they validate in practice many anarchic theoretical speculations that have often been dismissed as ‘visionary’ and ‘unrealistic’».

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Personne n’était plus «à gauche» que Robespierre… Yannick Bosc l’affirme (après Mathiez)

23 dimanche Juin 2019

Posted by Claude Guillon in «Articles», «Bêtisier»

≈ Commentaires fermés sur Personne n’était plus «à gauche» que Robespierre… Yannick Bosc l’affirme (après Mathiez)

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Albert Mathiez, Alphonse de Lamartine, Anacharsis Cloots, Bertrand Barère, Buonarroti, Daniel Guérin, Godefroy Cavaignac, Gustave Tridon, Louis Auguste Blanqui, Marc Alexis Guillaume Vadier, Martin Bernard, Napoléon, Robespierre

J’ai assisté, à la Sorbonne, le 17 avril 2019, à la conférence de Yannick Bosc, dont vous pouvez ci-après consulter la captation.

Toute? Non, hélas! Les organisateurs ne considèrent pas que les échanges avec le public présentent un intérêt suffisant pour les inclure dans la vidéo.

Quel dommage!

C’est précisément d’une réponse de l’orateur que je souhaitais traiter ici. Le propos général, bien que de stricte obédience robespierriste (ça n’étonnera personne connaissant un tant soit peu ses travaux) ne manque pas d’intérêt. Mais voilà qu’un des assistants (ça n’est pas moi) demande comment Robespierre a pu aussi maladroitement éliminer l’extrême gauche, ce qui l’a conduit à la solitude mortelle que l’on sait, le 9 Thermidor.

Ici incompréhension (vaguement douloureuse) de l’orateur. Je suis contraint, en l’absence d’enregistrement, de résumer sa pensée. On verra plus loin qu’il est facile de vérifier que je ne la caricature pas.

À gauche de Robespierre, dites-vous? Mais il n’y a rien à gauche de Robespierre! C’est une légende historienne, démentie par les travaux les plus récents.

Tout est parti de Blanqui, lequel, en prison (et – suppose-t-on – affaibli par les privations) ne dispose pour écrire et réfléchir sur la Révolution que de Lamartine (ce romantique peu fiable).

De la conjonction des deux naît la légende selon laquelle quelqu’un aurait pu être considéré comme étant «plus à gauche» que Robespierre.

De Blanqui, la rumeur passe à Gustave Tridon (le communard) qui fait l’éloge des (dits) hébertistes, puis à Daniel Guérin…

…Et voilà pourquoi votre fille a cru que le «Manifeste des Enragé·e·s» était une critique «de gauche» du programme des Jacobins…

Votre égal en droits en avait, dans sa grande ignorance (et sa non moins grande naïveté) la mâchoire béante. Car enfin, on peut bien imaginer que certain·e·s pensent ainsi, mais on se dit qu’on a l’imagination caricaturante (on en serait presque gêné).

Je n’avais jamais entendu cette ahurissante affirmation présentée aussi paisiblement comme une vérité d’évidence.

Or, par le plus petit des hasards, je fis l’emplette d’un livre des Éditions du progrès qui manquait à ma bibliothèque: Rousseau, Mirabeau, Robespierre, trois figures de la Révolution. L’auteur du livre, Albert Manfred a également publié – parmi tant d’autres livres et articles – La Grande Révolution française (qui, lui, est depuis longtemps sur mes étagères).

Décédé en 1976, trois ans avant la publication de Rousseau, Mirabeau, Robespierre… Manfred ne pouvait avoir eu connaissance des travaux de Bosc… Comment se pouvait-il qu’il ridiculise ses positions avec une quarantaine d’années d’avance?

Albert Manfred

La réponse est bien simple (que les savants me pardonnent!):

la thèse de Bosc est chez Albert Mathiez, auquel s’en prend vertement Manfred dans les passages reproduits ci-dessous (c’est moi qui mets en gras le second alinéa).

Certes, il faut dire que des voix franchement hostiles s’élevaient aussi, à peu près au même moment, dans les rangs de la démocratie. Auguste Blanqui condamne en termes d’une sévérité implacable toute l’activité de Robespierre. Le grand révolutionnaire du XIXe siècle critique Robespierre à partir de positions de «gauche», pour ainsi dire. Il considère Robespierre comme «un Napoléon prématuré», un dictateur et un tyran, et lui reproche particulièrement sa lutte contre les partisans de la déchristianisation et son «idée de l’Être suprême». À quoi attribuer une hostilité aussi véhémente à l’égard de Robespierre? Mathiez, qui fut le premier à publier, en 1928, les notes de Blanqui transmises à lui par Molinier, la met avant tout sur le compte du manque d’information: le «prisonnier» connaissait mal l’histoire de Napoléon la Révolution, il la voyait à travers l’Histoire des Girondins de Lamartine. Mathiez écrit: «Ces notes d’un homme politique qui ne connaît l’histoire que d’après le travail hâtif et plein d’erreurs d’un autre homme politique… Lamartine.»

On ne peut partager cette opinion. Les référen­ces à l’Histoire des Girondins de Lamartine que l’on trouve effectivement dans le manuscrit de Blanqui, s’expliquent, à mon sens, par le fait que Blanqui ne dispose pas d’autres ouvrages quand il écrit ses notes à la prison de Doullens en 1850. Mais dire que Blanqui, fils d’un député de la Convention, disciple de Philippe Buonarroti, membre de la Société des amis du peuple, dont «la réunion, selon l’expression imagée de Heine, avait l’odeur d’un vieil exemplaire relu, gras et usé du Moniteur de 1793», compagnon d’armes de Godefroy Cavaignac et d’autres «jeunes Jacobins» des années trente, dire que Blanqui qui ne connaissait la Révolution que d’après les ouvrages de Lamartine, c’est se laisser aveugler par une réaction momentanée d’irritation ou d’agacement.

Un certain nombre de preuves indirectes donnent à penser que Blanqui, sur cette question, ne subissait évidemment pas l’influence de Lamartine mais celle de la littérature historique des «thermidoriens de gauche», dont nous avons parlé en début de chapitre. Quoiqu’il en soit, ces notes de Blanqui ont joué un certain rôle dans la controverse sur Robespierre. Bien que restées non publiées du vivant de leur auteur, elles circulaient sous forme de copies manuscrites parmi ses adeptes. On retrouve l’influence directe du point de vue de Blanqui dans l’ouvrage de son disciple le plus proche, Gustave Tridon, qui fait l’apologie des hébertistes et tombe à bras raccourcis sur Robespierre, ainsi que dans le travail d’Avenel, qui s’en rapproche sur certains points, consacré à Anacharsis Cloots.

Dans l’historiographie du robespierrisme, côté démocratique, subsiste donc, parallèlement au courant favorable à Robespierre, une autre tendance en conflit avec la première, antirobespierriste, attaquant Robespierre de «gauche». Ce courant remontait des   «thermidoriens   de   gauche» – les   sans-dieu,   les athées Barère, Vadier – à Blanqui, de Blanqui à Tridon et, plus loin, rejoignait, par certains aspects, la conception   anarchiste   de   la   Révolution   française de P. Kropotkine . Mais ce courant hostile à Robespierre, même en ses jours fastes où il était symbolisé par le glorieux nom de Blanqui, ne s’est pas véritablement imposé dans la littérature démocratique. Malgré toute l’autorité et l’immense prestige moral de Blanqui, un bon nombre de ses plus proches partisans ne le suivaient pas sur la question de l’antirobespierrisme. Son plus vieux compagnon d’armes, Martin Bernard, par exemple, était un fervent admirateur de l’Incorruptible *.

* Mathiez, qui note avec raison la profonde divergence de vues entre Blanqui et Martin Bernard sur le personnage de Robespierre, émet l’hypothèse, non dépourvue de fondement, que Blanqui n’a pas publié ses notes de crainte de jeter la division dans son propre parti. Annales historiques de la Révolution française, 1928, n°4, p. 306-307.

Louis Auguste Blanqui

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Les éditions Libertalia en fête à La Parole errante* le 30 avril

26 jeudi Avr 2018

Posted by Claude Guillon in «Annonces»

≈ Commentaires fermés sur Les éditions Libertalia en fête à La Parole errante* le 30 avril

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Armand Gatti, Éditions Libertalia, B. Traven, Daniel Guérin, Georges Méliès, Jack London, Jacques Roux, Littérature, Panaït Istrati, Walter Markov

* La Parole errante, lieu d’agitation culturelle, animé jusqu’à sa mort par Armand Gatti, est installée dans les anciens studios de Georges Méliès.

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Trente ans depuis la mort de DANIEL GUÉRIN ~ Hommages au militant, au théoricien, à l’historien, au vulgarisateur et à l’ami! ~ Comment il inspire toujours réflexions, combats et recherches…

01 dimanche Avr 2018

Posted by Claude Guillon in «Annonces»

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Anarchisme, Éditions Libertalia, Éducation, Daniel Guérin, David Berry, Démocratie directe, Enragé·e·s, Homosexualité, Laurent Muhleisen, Lutte des classes, Nicolas Norrito, Patrice Spadoni

Les ami·e·s, la famille, les organisations militantes et des éditeurs lié·e·s à Daniel Guérin s’associent pour organiser, le samedi 7 avril 2018, une journée spéciale avec débats, vente de livres, projection de films, présentation de projets éditoriaux et de recherches universitaires.

La journée s’organise autours de plusieurs thèmes et formats :

• 4 débats thématiques

. Sexualité
. Communisme libertaire
. Daniel Guérin historien ?
. Décolonisation

• Édition

Des éditeurs d’ouvrages de Daniel Guérin présenteront et proposeront à la vente leurs livres. Des projets de réédition seront discutés avec tous les participants de l’événement.

• Témoins

Les personnes ayant connu Daniel Guérin (amis, militants, famille) évoqueront des aspects personnels peu connus. David Berry, venu spécialement d’Angleterre, évoquera ses travaux biographiques.

Une collection de photos des archives familiales, montrant Daniel Guérin du berceau aux derniers combats militants, sera présentée pour la première fois au public.

• Cinéma

Le film de Patrice Spadoni et Laurent Muhleisen «Daniel Guérin (1904-1988), combats dans le siècle» sera projeté dans la soirée, de même que des extraits d’autres films sur Guérin et des documents filmés inédits.

L’ÉVÉNEMENT SE TIENDRA AU

CAFÉ-RESTAURANT «LE LIEU-DIT», 6

RUE SORBIER PARIS 20e (M°

Ménilmontant).

. 13h30 – Début de l’événement
. 13h45 – Débat : «Sexualité : du secret au pamphlet et au coming out».
. 14h45 – Débat : «Communisme libertaire, une «recherche» inachevée».
. 16h – Pause avec témoignages, photos, livres
. 16h30 – Débat : «Daniel Guérin historien ?»            Avec Nicolas Norrito (Éditions Libertalia) & Claude Guillon, préfacier de Bourgeois et bras-nus.                    Retour sur la controverse autour de La Lutte des classes sous la Première république.
. 18h – Débat : «Daniel Guérin et la décolonisation».
. 19h – Apéro et dîner
. 21h – Projection du film Combats dans le siècle

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“Quelque chose en nous de l’anarchie…” ~ À propos d’un livre d’Erwan Sommerer

07 mardi Mar 2017

Posted by Claude Guillon in «Bibliothèque»

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Anarchisme, Benjamin Constant, Condorcet, Daniel Guérin, Erwan Sommerer, Jean-François Varlet, Lutte des classes, Marat, Saint-Just, Sylvain Maréchal

Comme j’en avais fait mention ici-même à l’époque, j’ai croisé Erwan Sommerer dans un séminaire de philosophie. Je venais parler de démocratie directe, et lui de Sieyès, dont ce docteur en sciences politiques est un spécialiste (personne n’est parfait !).

Erwan Sommerer a publié récemment aux Éditions du Monde libertaire un petit livre intitulé L’Anarchisme sous la Révolution française, et sous-titré « De la table rase institutionnelle à la contestation permanente des lois » (s. l. n. d., 70 p., 5 €).

Lequel opuscule m’a plongé dans un abîme de perplexité.

Oh ! certes, l’auteur n’est pas assez sot pour méconnaître l’anachronisme qu’il commet : tout au contraire, il le revendique dans le premier titre de chapitre « Assumer l’anachronisme ». Je dois avouer que cela m’a fait penser aux jeunes locataires qui s’installent dans mon escalier, et se croient autorisés à m’empêcher de dormir jusqu’à 6 h du matin parce qu’ils ont affiché dans le hall un mot d’excuses préventives…

L’auteur aurait pu choisir pour titre « L’Anarchisme et la Révolution française », ce qui lui eut peut-être permis un abord plus nuancé du sujet. Mais non, c’est sous la Révolution que nous sommes, et qu’il se trouve « des anarchistes insoupçonnés préfigurant à leur manière les façons de penser de leurs continuateurs du siècle suivant » [p. 9].

Ici, première interrogation : puisque l’auteur n’ignore ni l’existence des Enragés, qu’il mentionne p. 8, ni celle de mon travail (il indique Notre Patience est à bout en note, p. 8, à la suite de la Lutte des classes sous la Première République de Guérin), pourquoi ceux-ci ne font-il pas – au moins partiellement – l’objet de son étude ? (Varlet, par exemple, et sa belle déclaration sur l’incompatibilité entre révolution et gouvernement)

Parce que j’aurais épuisé, ou que je me serais trop « approprié » le sujet ? C’est envisageable, mais amène immédiatement d’autres questions : pourquoi ne pas le dire ? pourquoi ne pas même évoquer cette abstention ?

Et encore : pourquoi ne me citer que comme continuateur de Guérin et ne pas mentionner que j’ai abordé dans la conclusion de Notre Patience la question que l’auteur traite – et que j’ai réfuté sa position ?

La thèse de l’auteur, il la résume ainsi :

Une phase de crise politico-institutionnelle et de transition entre deux régimes, bref une “révolution”, génère nécessairement des comportements et des idées anarchistes. [p. 9] C’est donc à ces penseurs ou à ces praticiens d’un anarchisme involontaire, fragile et parfois vite désamorcé, que l’on s’intéressera ici. [p. 11]

Connaissant ses goûts intellectuels, on ne s’étonnera guère de voir Sommerer débusquer en Emmanuel – chouchou – Sieyès le premier de ces anarchistes involontaires ! Suivent Condorcet, Saint-Just, Marat (« La colère comme révolution permanente » !), Sylvain Maréchal – sans doute le « candidat » le plus sérieux –, et Benjamin Constant.

Tous, selon l’auteur, « ont entrevu la nécessité de penser la liberté comme réitération de la fondation et ont alors réfléchi à la meilleure manière d’organiser la lutte contre le retour des préjugés ou de la tradition. » [p. 67]

Cette assertion me paraît fort discutable ; par surcroît, elle rompt avec les définitions en vigueur de l’anarchisme révolutionnaire (c’est de cela qu’il est question) pour le cantonner dans un vague « esprit de révolte intellectuelle » (l’expression est de moi et non de l’auteur). En effet, les questions de l’État et de l’exercice de la souveraineté populaire ne se posent plus.

« Relire Condorcet, Sieyès, Marat et Maréchal n’est pas si inutile ou aberrant », conclut Sommerer.

Nous voilà d’accord !

Mais quel rapport avec l’anarchisme ? Aucun qui soit établi ici.

N’était que nous aurions, « nous » les révolutionnaires de toutes tendances, « quelque chose en nous de l’anarchie »…

Comme on a tous – nous les hommes! ah!  non, il n’y a pas de femmes anarchistes involontaires! – « quelque chose en nous de Tennessee [Williams] »…

La belle affaire !

 

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«La lutte des classes pendant la Révolution française», sur Radio Vosstanie, le 24 septembre

05 lundi Sep 2016

Posted by Claude Guillon in «Annonces», « Sonothèque »

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Communisme, Daniel Guérin, Lutte des classes

Capture d’écran 2016-09-05 à 19.59.36

«LA LUTTE DES CLASSES PENDANT LA

RÉVOLUTION FRANÇAISE» (1e partie 1789)

 

RADIO VOSSTANIE
 

LE 24 SEPTEMBRE À 20H

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LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET L’IDÉE DE LUTTE DES CLASSES, par René ROUX ~ suivi de sa critique par Albert SOBOUL

04 lundi Juil 2016

Posted by Claude Guillon in «Documents»

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Albert Mathiez, Albert Soboul, Alphonse Aulard, Babeuf, Communisme, Daniel Guérin, Engels, Enragé·e·s, Georges Lefebvre, Grace M. Jaffé, Jacques Roux, Jean Jaurès, Jean-Jacques Rousseau, Karl Kautsky, Karl Marx, Lutte des classes, Mably, Marat, Morelly, Proudhon, René Roux, Robespierre

Cet article, d’un auteur dont je ne sais rien par ailleurs, René Roux, est paru dans la Revue d’histoire économique et sociale (vol. 29, n° 3, 1951, pp. 252-279). J’ai corrigé d’assez nombreuses fautes typographiques (et orthographiques), en essayant de ne pas en ajouter de mon cru.

J’ajoute, à la suite, la critique de cet article par Albert Soboul, parue dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations (7e année, n° 4, 1952, pp. 517-520).

Soboul reproche, à juste titre, à René Roux des erreurs factuelles et des raccourcis. Il lui reproche surtout de rallier le « parti » de Daniel Guérin à propos de l’existence d’un embryon de prolétariat en 1793. Le texte de Roux est une pièce à verser à l’historiographie de cette question (pièce dont j’ai découvert l’existence récemment, et que je vois rarement citée).

Cul de lampe Bonnet B

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET L’IDÉE DE LUTTE DES CLASSES

par René Roux

 

Liberté, Égalité, Fraternité : dans cette devise idéale qu’elle nous a léguée, inscrite en tête de ses actes et gravée au fronton des monuments, rien n’incite à penser que la Révolution française ait pu connaître l’idée de lutte des classes. Tout tend, au contraire, à l’en éloigner : fraternité qui, plus intimement que la solidarité, réunit les hommes dans des sentiments mutuels, comme les enfants d’un seul père ; égalité qui les place sur le même plan, pareillement heureux et satisfaits d’un sort commun ; liberté enfin, triomphante de ce déterminisme si étroitement lié à l’idée de lutte des classes qu’il forme avec elle le couple d’idées-forces du matérialisme dialectique.

Et cependant, Proudhon croit que la Révolution a fondé en France la lutte des classes : en assurant à la bourgeoisie le pouvoir politique, elle a consacré sa domination économique sur « les bras nus », comme Michelet les appelle, et substitué aux rapports personnels de maître à compagnon l’antagonisme de classe entre capitalistes et travailleurs, désormais adversaires [1]. Doctrinaires et historiens marxistes partagent ce jugement. Marx n’a-t-il pas salué dans la conspiration de Babeuf « la première apparition d’un parti communiste réellement agissant… dans le cadre de la révolution bourgeoise [2] » ? ; Kautsky a consacré un petit livre aux « luttes de classe en 1789 [3] » et Daniel Guérin, étudiant récemment « la lutte des classes sous la Première République, bourgeois et bras nus, 1793-1797 [4] », a pu écrire que « le marxisme authentique découvre, dissimulées dans l’arbre touffu de la Révolution bourgeoise, les jeunes pousses d’une autre lutte de classes, d’une autre révolution, prolongement et fin dernière de celle qui débuta en France en 1789 ».

Sans doute, selon la conception marxiste, « toute l’histoire a été une histoire de lutte des classes, de lutte entre classes exploitées et classes exploiteuses [5] ». Mathiez lui reproche de « rechercher partout dans le passé la lutte de classes, même quand cette lutte n’est révélée par aucun document, même si ceux qui la menèrent n’en eurent pas conscience [6] ». Mais le grand historien de la Révolution et son disciple G. Lefebvre [7], reconnaissent, dans les événements de cette période, les péripéties d’une lutte de classes que Jaurès avait déjà signalée [8]. La Révolution française a porté et réalisé les ambitions politiques de la bourgeoisie enrichie. Quand Louis XVI s’incline devant la prise de la Bastille et le témoigne par sa présence à l’Hôtel de Ville où il accepte du maire Bailly la nouvelle cocarde tricolore, « la bourgeoisie universelle, comprenant que son heure sonnait, tressaillit de joie et d’espérance[9] ». Toute l’œuvre de la Constituante vise à « assurer le règne paisible de la bourgeoisie victorieuse[10] ». Pourvue du pouvoir, elle veut conserver les institutions établies : elle innocente le roi de sa fuite, en juin 1791, et fait tirer, au Champ de Mars, sur les pétitionnaires qui réclamaient la déchéance. Barnave, le 15 juillet 1791, pose la question devant l’Assemblée et y répond pour elle : « Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la recommencer ? Un pas de plus serait un acte funeste et coupable ». Présomption prématurée ! Feuillants et Jacobins s’affrontent à la Législative. La force populaire parisienne et provinciale l’emporte, au 10 août 1792, et la lutte de classes, reprise à la Convention entre Gironde et Montagne, prime les nécessités de la défense nationale et s’exaspère en guerre civile. Quand, le 2 juin 1793, les sections de Hanriot assiègent la Convention et y arrêtent les Girondins, c’est la haute bourgeoisie que les sans-culotte renversent, malgré le vain sursaut de la révolte fédéraliste. Cette nouvelle Révolution se marque par la proclamation de la Constitution montagnarde de l’an I, d’application différée jusqu’à la fin du Gouvernement révolutionnaire du Comité de Salut Public ; par la législation économique et sociale de l’été 1793 sur les subsistances et les terres — répression de l’accaparement et établissement du maximum général, partage des   communaux et abolition sans indemnité des droits féodaux même fondés en titre qui libère définitivement la terre paysanne — ; enfin, par le célèbre décret de ventôse (février 1794) qui attribue gratuitement aux indigents les biens confisqués aux suspects. C’est le bref apogée du gouvernement révolutionnaire. Inefficaces ou inappliquées, ces mesures sont rapportées par la réaction thermidorienne, qui abroge le maximum, retourne au libéralisme économique intégral et poursuit l’inflation monétaire jusqu’à la double banqueroute des assignats et des mandats territoriaux. La répression des émeutes de famine, en germinal et prairial (avril-mai 1795), restaure solidement la suprématie de la bourgeoisie organisée par la Constituante.

Ainsi se développe jusqu’au Directoire cette lutte de classes qui domine la Révolution française. Mais sa manifestation dans les faits n’en implique pas nécessairement la conscience. Celle qu’en ont pu avoir ses protagonistes, la doivent-ils à la Révolution, dont elle serait l’apport propre à l’idée de lutte des classes ? Pour essayer de répondre, il faut rechercher l’état de cette idée à la veille de 1789[11]. Peut-on en trouver les premières formes parmi les origines intellectuelles de la Révolution française [12] au XVIIIe siècle ?

Dès le début de sa seconde moitié, les philosophes ont découvert et dégagé l’opposition entre possédants et prolétaires, qu’ils font remonter à la propriété privée. Le marquis de Mirabeau n’attribue qu’à ses abus l’inégalité des conditions (L’Ami des Hommes ou Traité de la population 1756-58), mais dès 1755, son fondement même est simultanément contesté par Linguet : « La société est née de la violence et la propriété de l’usurpation » (Théorie des lois civiles ou Principes fondamentaux de la société) ; par Rousseau qui en proclame l’imposture et lui impute une longue suite « de crimes, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs » (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes) ; par Morelly surtout, qui l’accuse de changer en antagonismes sociaux les harmonies naturelles et de corrompre l’humanité (Code de la Nature ou le véritable esprit de ses lois). Aussi voit-il le remède idéal dans la communauté des biens : « Rien dans la société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne… Tout citoyen sera un homme public sustenté, entretenu, occupé aux dépens du public ». Dans ses Entretiens de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique (1763) puis ses Doutes proposés aux philosophes économistes (1768) Mably reprend ces attaques contre la propriété, cause du partage de la société en deux classes, riches et pauvres, et source de tous les malheurs qui affligent les hommes. Les économistes montrent des vues plus profondes. La division, élaborée par les Physiocrates, entre la classe productive terrienne et la classe stérile des négociants et fabricants, ne fait guère encore que développer la distinction de d’Holbach (La Politique naturelle, ou Discours sur les vrais principes du Gouvernement, 1773 ; La Morale universelle ou les Devoirs de l’homme fondés sur la nature, 1776), qui l’a tirée de Bolingbrocke (Pensées, 1771), entre masse paysanne et marchands. Mais Adam Smith, « père de l’économie politique classique », dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, dont la troisième et dernière édition de son vivant paraît en 1789, montre comment la division du travail, qui suit le progrès technique, partage nécessairement la société en deux classes, l’une qui tire profit de sa fortune, l’autre qui subsiste de son travail. Dès 1776, Turgot, avec ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, a dépassé la conception purement foncière et physiciste des physiocrates : au lieu de séparer propriétaires et producteurs, il les place dans la catégorie sociale des possesseurs de capitaux, opposés aux travailleurs des champs et des manufactures, « qui ne possèdent aucun revenu et vivent également de salaire », en un conflit fatal et constant. Turgot atteint, par là, à l’idée moderne de lutte des classes, dont Necker, à sa suite, ébauche une théorie institutionnelle de l’organisation sociale au service des possédants.

Cette idée, aperçue et approfondie par les philosophes et les économistes, ne sort guère des salons et des écrits. Le siècle des lumières demeure un siècle aristocratique. Son rudiment de philosophie socialiste ne correspond à aucun sentiment populaire de lutte des classes. Les paysans, perdus parmi les campagnes, les ouvriers, peu nombreux et isolés, de la grande industrie qui se fonde, manquent également de sens social et ne se considèrent pas comme une classe distincte du Tiers État. Henri Sée, étudiant « la vie économique et les classes sociales en France au XVIIIe siècle [13] », constate qu’ouvriers et paysans ne se conçoivent pas d’intérêts collectifs propres. Werner Sombart leur refuse toute conscience de classe : « La Révolution française sera, même pour un myope, une Révolution purement bourgeoise, tout autre chose qu’un mouvement prolétarien », et toute la période antérieure à 1848 ne forme que « la préhistoire du mouvement social ». Marx reconnaît qu’au début de la Révolution française, « le prolétariat et les diverses couches du Tiers État, qui n’appartenaient pas à la bourgeoisie, n’avaient pas encore d’intérêts séparés de ceux de la bourgeoisie, ou ne formaient pas encore des classes, ou fractions de classes, ayant un développement indépendant [14]». Sur cinq mille brochures publiées à l’occasion de la réunion des États Généraux, vingt à peine protestent contre la sujétion et les maux des salariés, et elles n’émanent pas d’eux. C’est le journal l’Ami du Roi qui parle de « la classe des ouvriers[15] ». Les cahiers de doléances, en dehors de l’intérêt charitable du clergé pour « la classe des pauvres[16] », ignorent la question ouvrière[17]. Aussi paraît-il excessif d’affirmer qu’au XVIIIe siècle, « la classe ouvrière est née[18] ». Encore privée d’expression et de pensée propres, elle n’a pas encore pris d’elle-même une conscience qui va seulement commencer à se former, avec la conception jumelle de la lutte des classes. La Révolution hâtera leur lente gestation et en sera la véritable accoucheuse avant terme. Le prolétariat du Tiers ne se représentait d’autre lutte collective que contre les deux autres ordres, conduite dans le cadre de l’Ancien Régime, et toute imprégnée de pensée traditionnelle et des souvenirs légendaires des luttes communales médiévales. La Révolution forme le terme de cette idée ancienne de lutte des classes, en même temps que le creuset de sa conception moderne. L’accaparement de la Révolution par la bourgeoisie provoque la dissociation du Tiers qui se sépare et s’oppose : la classe des travailleurs, écartée des avantages politiques et matériels, s’entrouvre à l’idée réaliste de lutte des classes, qui ne parvient pas à s’imposer, mais reçoit dès lors son sens et l’essentiel de son contenu actuel. La Révolution apparaît ainsi comme le moment dominant de la formation, en France, de la conscience de lutte de classes, entre une forme périmée et sa forme décisive.

Certes, il s’en faut que cette mutation brusque, d’un état historique en un embryon complet de doctrine, ait présenté, aux yeux des contemporains et dans le détail vécu de l’histoire, cette simplicité et cette netteté. Elle nous est encore incomplètement connue. L’histoire de la pensée sociale de la Révolution française reste à écrire. L’étude en est à peine abordée pour la province, où elle semble d’ailleurs n’avoir entraîné que des manifestations sporadiques, sans portée générale ni sens collectif. Quand, aussitôt après le 14 juillet 789, les paysans brûlent les chartriers, bastilles des droits féodaux, chacun ne cherche qu’à s’affranchir de ses fermages et, en transformant une occupation séculaire en possession de fait, à accéder à la propriété individuelle, que lui ouvrent successivement la Nuit du 4 août, la vente des biens nationaux, enfin le partage des communaux et la suppression sans indemnité des-droits féodaux. Si, dès le 21 août 1789, les mineurs de Rancié, dans l’Ariège, présentent une requête, pour obtenir « la liberté de vendre leur mine au prix qui sera déterminé par une commission établie dans la société des minerons, sans qu’aucune municipalité ni juridiction puisse les y troubler, ainsi que cette liberté est accordée, pour tous autres objets de commerce », il paraît difficile de conclure, avec R. Garmy qui l’a rappelée, que cette affaire épisodique revendique, pour les travailleurs, « le droit de gestion directe, la possession des moyens de production — la terre aux paysans, l’usine aux ouvriers » et « annonce la conscience de classe du prolétariat moderne[19] ». Et cet éclair incertain s’éteint aussitôt devant le refus opposé par l’Intendant d’Auch à « la demande de ceux des mineurs de la vallée de Vicdenos qui résident à Sem, Goulier et Olbier, en ce qui concerne la liberté qu’ils réclament de fixer le prix de la mine et l’affranchissement de la surveillance et juridiction des officiers municipaux », et devant la radicale loi du 27 mars 1791, par quoi « les mines et minières, tant métalliques que non métalliques, ainsi que les bitumes, charbons de terre ou de pierres et pyrites sont à la disposition de la Nation ». À Paris, mouvements d’idées et de foules, mieux connus, apparaissent plus marqués, à la fois plus fréquents et plus importants, mais là encore, souvent, sans que ceux qui en furent les instruments comme ceux qui en furent les protagonistes aient eu une réelle compréhension de leur immense portée, ni une claire représentation de leur sens. Des états d’âme, en partie instinctifs, parfois contradictoires et débordants, se sont agités en un chaos tourbillonnant, où il se révèle ardu de discerner et de suivre de grands courants, plus ressentis qu’exposés en doctrines.

Mais, « peu importe que la plupart des révolutionnaires n’aient pas pensé consciemment les contradictions sociales du prolétariat et de la bourgeoisie[20] ». C’est vécues et agies, non figées en formules, qu’elles ont gagné la force qui les porte aujourd’hui. Par l’élan vital qu’elle leur a donné, la Révolution française justifie encore le mot prophétique de Goethe à Valmy : « De ce lieu et de ce jour, date une ère nouvelle dans l’histoire du monde ».

L'APPARITION DE L'IDÉE
DE LA LUTTE DES CLASSES

Elle se dégage progressivement sous l’effet des conditions politiques, économiques et sociales.

En 1789, aucune hostilité n’existe dans le peuple contre la bourgeoisie ambitieuse en plein essor social et politique. « D’instinct, dit Jaurès, les ouvriers des manufactures étaient beaucoup plus avec la bourgeoisie révolutionnaire qui suscitait et élargissait le travail industriel, qu’avec les prétendus réformateurs qui, dans un intérêt de moralité et de simplicité, voulaient ramener au pâturage commun, trempé de matinale rosée, le troupeau paisible des hommes[21] ». Les premiers événements révolutionnaires provoquent un profond mouvement idéal de fraternité populaire enthousiaste, à son apogée dans les travaux et les réjouissances en commun de la Fête de la Fédération.

Illusion éphémère ! Dès que s’éveillent les frémissements d’agitation qui accompagnent la désignation des députés aux États Généraux, et avant même que ne vacille manifestement sur ses bases chancelantes l’édifice ébranlé de l’Ancien Régime, la bourgeoisie se détache du peuple à l’intérieur du Tiers État, où le Chevalier de Moret, en avril 1789, distingue deux classes aux intérêts différents, voire opposés. Des brochures écrites à l’occasion des élections désignent le Tiers État non plus comme un ordre homogène, mais comme réunissant sans les unir deux classes distinctes. Dans ses Premières observations au Peuple Français sur la quadruple aristocratie qui existe depuis deux siècles sous le nom de haut clergé, de possédants fiefs, de magistrats et de haut tiers, et vues générales sur la constitution et la félicité publique, 1789, J. B. Bremond oppose, au vrai peuple des plébéiens, l’aristocratie, où il range « le haut tiers » dont les ambitions nobiliaires ont fait « le fléau le plus redoutable des peuples en le rendant l’instrument de la haute aristocratie ».

Les Cahiers du Quatrième Ordre, celui des pauvres journaliers, infirmes, indigents, etc.. l’Ordre sacré des infortunés ou Correspondance philanthropique entre les infortunes, les hommes sensibles et les États Généraux, (25 avril 1789) de Dufourny de Villiers, dénoncent cette collusion et l’absence d’un sincère défenseur des vrais intérêts du peuple dans la représentation du Tiers, confisquée à son profit par la bourgeoisie. « Pourquoi cette classe immense de journaliers, de salariés, de gens non gagés… cette classe qui a tant de représentations à faire… est-elle rejetée du sein de la Nation ? » Gomment, se demande l’auteur, les bourgeois pourraient-ils protéger les intérêts des ouvriers, qui s’opposent aux leurs ? Et avec une remarquable prescience doctrinale, l’auteur voit dans la lutte contre le capital la voie de la démocratie, seule dispensatrice au corps social de la justice et du bonheur. Sans ouvrir d’aussi profondes perspectives, « Les doléances du pauvre peuple » expriment la déception du quatrième État de n’avoir pas été admis à faire entendre sa voix dans le concert de la Nation : « Nous appartenons à l’ordre du Tiers, mais aucun des représentants n’est de notre classe, et il semble que tout ait été fait en faveur des riches ».

Les craintes exprimées par quelques têtes populaires ne se justifient que trop avec l’attitude de la bourgeoisie. Dès juin 1789, par une allusion transparente, Camille Desmoulins approuve le législateur antique d’avoir « retranché du corps politique cette classe de gens qu’on appelait prolétaires ». L’Assemblée Constituante n’a garde de négliger le conseil du plus populaire des journalistes d’alors. Tout en proclamant dans une Déclaration solennelle que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », elle s’empresse d’instaurer un vote censitaire réservé aux citoyens actifs et d’écarter de la vie publique tous ceux qui ne paient pas une contribution directe d’au moins trois journées de travail. Par là, l’assemblée bourgeoise suit l’enseignement de ses maîtres à penser, qui identifient unanimement propriété et droits politiques : d’Holbach pour qui « le propriétaire seul est un vrai citoyen » (Ethocratie ou le Gouvernement fondé sur la morale, 1776) ; et les Encyclopédistes : « C’est la propriété qui fait le citoyen » (article Représentants) ; « le fondement du pacte social est la propriété » (article Économie politique). En leur proposant d’établir le suffrage universel, Robespierre scandalise tous ses collègues.

Cette discrimination politique prépare la dissociation du Tiers en deux groupes qui en viendront à s’affronter violemment.

De bons esprits s’en inquiètent pour l’avenir de la Révolution. Pétion, maire de Paris, cherche auprès de sa classe à ramener l’union. « Le Tiers État est divisé, écrit-il à Buzot le 6 février 1792 et voilà la vraie cause de nos maux. La bourgeoisie, cette classe nombreuse et aisée, Fait scission d’avec le peuple, elle se place au-dessus de lui ; elle se croit de niveau avec la noblesse qui la dédaigne et n’attend que le moment favorable pour l’humilier… Le peuple, de son côté, s’irrite contre la Bourgeoisie, il s’indigne de son ingratitude, il se rappelle les services qu’il a rendus, il se rappelle qu’ils étaient tous frères dans les beaux jours de la liberté… Il faut que la bourgeoisie soit bien aveugle et bien insensée pour ne pas faire cause commune avec le peuple. La bourgeoisie et le peuple réunis ont fait la révolution ; leur réunion seule peut la conserver. » Mais loin de réussir, Pétion se trouve lui-même ramené à ses intérêts de classe. Un an plus tard, sa Lettre aux Parisiens d’avril 1793 appelle les hommes d’ordre à défendre leurs biens : « Vos propriétés sont menacées, et vous fermez les yeux sur ce danger. On excite la guerre entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, et vous ne faites rien pour la prévenir. Faites rentrer ces insectes vénéneux dans leurs repaires ». Par cette volte-face totale, celui qui avait exhorté riches et pauvres du Tiers à rester unis face à la contre-révolution ne craignait maintenant que pour sa richesse et se trouvait aux côtés du grand propriétaire Barruel-Beauvert, dont l’apostrophe brutale est restée fameuse : « Propriétaires, qui que vous soyez, gardez-vous de soutenir une fausse doctrine ; les hommes qui n’ont rien ne sont pas vos égaux. Les véritables citoyens sont ceux qui ont des possessions ; les autres ne sont que des prolétaires ou faiseurs d’enfants. Depuis quand les frelons sont-ils regardés comme les frères des abeilles ? Au premier signal d’une révolte, courez, chassez cette nuée d’insectes qui veut partager sans effort et sans gloire votre fortune acquise ou celle qu’augmentera bientôt votre industrie ».

Ainsi, la bourgeoisie s’oppose à la masse prolétarienne et précipite l’antagonisme de classe. Marat depuis 1791 la dénonce en vain et essaie sans y parvenir de donner au peuple une conscience propre. Contre la bourgeoisie qui les exploite, il appelle les ouvriers et les pauvres à former une fédération uniquement populaire, au lieu de se laisser étouffer comme au 14 juillet 1790 dans la Fédération des Gardes nationales bourgeoises « aristocratie militaire où entraient des légions de vos ennemis. Ni fédération universelle, ni fusion, mais le peuple à part… la fédération que je vous avais proposée entre les seuls amis de la liberté ». Seule la classe ouvrière saura défendre les conquêtes révolutionnaires. « Il n’y a que les cultivateurs, les petits marchands, les artisans et les ouvriers, les manœuvres et les prolétaires, comme les appellent les aristocrates, qui pourront former un peuple libre. » Et l’Ami du Peuple rêve d’opposer une authentique classe prolétarienne aux aristocrates qui combattent la Révolution et aux bourgeois riches et opulents qu’il accuse de la compromettre avant de la trahir. « Nous ne nous laisserons plus endormir par les bourgeois comme nous l’avons fait jusqu’à présent » (25 mars 1791). Mais s’il dénonce dans l’inégalité politique et matérielle la source de la servitude plébéienne, Marat ne sait que vitupérer les accapareurs et attaquer les profiteurs de la misère. II n’a ni doctrine de lutte des classes, ni système précis de moyens et d’objectifs.

L’idée en est encore prématurée. Elle commence seulement à se répandre dans le peuple. Les difficultés économiques lui font ressentir sa solidarité et un véritable prolétariat prend naissance avec la conscience de sa force, de ses souffrances et de ses aspirations. Comme l’a souligné Marx, les conditions d’existence déterminent le comportement politique. Les revendications ouvrières en matière de salaires, puis l’agitation populaire provoquée par le prix et la rareté des subsistances assurent et marquent la diffusion de l’idée de lutte des classes.

Le bouleversement de la Révolution bourgeoise a encore aggravé la situation précaire des ouvriers. Les ateliers de charité, qui disparaissent en juin 1791, n’y ont en rien remédié et les premières difficultés se manifestent quand les ouvriers demandent des augmentations.

C’est encore Marat qui prend fait et cause pour les charpentiers de la nouvelle église Sainte-Geneviève en conflit avec leurs entrepreneurs[22]. Pour obtenir le salaire qu’ils réclament, ils ont présenté le 5 mai 1791 une pétition à la municipalité parisienne, puis le 2 juin à l’Assemblée constituante, au nom de « la classe la plus indigente, qui a été si longtemps le jouet du despotisme des entrepreneurs ». Le 12 juin, L’Ami du Peuple publie une lettre que Marat affirme avoir reçue d’eux et où l’on reconnaît facilement son inspiration grandiloquente. Adressée au « cher Prophète, vrai défenseur de la classe des indigents », elle rappelle que « la classe des infortunés avait fait seule la Révolution » et Marat s’indigne dramatiquement de l’exploitation dont elle est victime : « On rougit de honte et on gémit de douleur en voyant une classe d’infortunés aussi utiles, livrés à la merci d’une poignée de fripons… ; abus… qui tendent à détruire par la misère une classe nombreuse de citoyens recommandables ».

La réaction de la Constituante ne tarde pas. La suppression des corporations par le décret d’Allarde des 2-17 mars 1791 a privé de toute protection l’ouvrier laissé seul devant la puissance du patron, en lui interdisant d’y résister par l’union avec ses camarades de travail. Le respect des volontés individuelles fournira le prétexte et assurera à l’employeur la liberté d’exploiter sa main-d’œuvre. Le préambule de la loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 l’avoue sans détour : il s’agit de prévenir les coalitions pour faire monter ou baisser les salaires. Les droits respectifs des patrons et des ouvriers semblent ainsi impartialement respectés, et cet équilibre juridique couvre et légalise une « inégalité économique, source de l’inégalité politique et de la destruction de la liberté » (Robespierre, avril 1791). La situation dominante du patron n’en fait-elle pas une coalition à lui tout seul ? Isolé, l’ouvrier ne peut que subir ses conditions. La loi Le Chapelier prive la classe ouvrière de toute force contractuelle en interdisant de s’assembler « pour de prétendus intérêts communs » professionnels ; en annulant « toute adresse ou pétition au nom de l’état ou de la profession » ; en déclarant « perturbateurs du repos public » et justiciables des loi criminelles « ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie » et en poursuivant comme séditieux « tous attroupements d’artisans, d’ouvriers, compagnons, journaliers ou excités par eux contre le libre exercice ». Tout cet appareil répressif vise et frappe la discussion des salaires à force égale entre capital et travail. « Si contre les principes de la liberté et de la Constitution, les citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des délibérations ou faisaient des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations ou conventions, accompagnées ou non de serments, seront déclarées inconstitutionnelles et attentatoires à la liberté et la Déclaration des Droits de l’Homme, et de nul effet… Si lesdites délibérations ou conventions, affiches apposées, lettres circulaires, contenaient quelques menaces contre les entrepreneurs, les artisans ouvriers ou journaliers étrangers qui viennent travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires des actes ou écrits seront punis d’une amende de mille livres chacun et de trois mois de prison ».

Dans sa lettre comme dans son esprit, la loi Le Chapelier porte l’empreinte de son époque et des événements qui l’ont précédée. Mais on y verrait à tort une simple loi de circonstance. Marat, dès le lendemain de sa promulgation, en attaquait dans son journal le caractère de classe : « Pour prévenir les rassemblements nombreux du peuple qu’ils redoutent si fort, ils ont enlevé à la classe innombrable des manœuvriers et des ouvriers le droit de s’assembler pour délibérer en règle de leurs intérêts… Ils ne voulaient qu’isoler les citoyens et les empêcher de s’occuper en commun de la chose publique. » Mais, emporté par son sens politique aigu, Marat n’apercevait dans ce « coup d’État bourgeois » (Marx) qu’une manœuvre contre-révolutionnaire, et en négligeait l’immense portée économique et sociale. Les historiens de la Révolution et du mouvement ouvrier nos contemporains [23] ont bien montré son caractère de loi de principe, de « loi organique » de l’économie, puisqu’elle organisait les rapports professionnels en transformant en profit capitaliste l’exploitation du travail et en assurant aux industriels la main-d’œuvre bon marché qui contribuerait à leur fortune.

En même temps, là où l’ouvrier ne voyait que son patron, la loi Le Chapelier lui montrera le capitalisme : aux rapports personnels de travail en commun qu’il connaissait, elle substitue le sentiment nouveau de la lutte de deux classes, de plus en plus profond tandis que les revendications de salaires reprennent en 1793 avec la cherté croissante de la vie et s’appuient sur des grèves. Pour les arrêter, la loi du 29 septembre fixe le maximum des salaires au niveau de 1790 augmenté de la moitié et sanctionne les grèves, interdites par la loi Le Chapelier. Conflits du travail et répressions se multiplient pendant l’hiver 1793-1794. Le 17 février le Comité de Salut Public décide de traiter en suspects ceux qui exigent un salaire supérieur au maximum. Épurée des hébertistes, la Commune de Paris adopte la même attitude. Payan, qui a remplacé Chaumette à l’Hôtel de Ville, accuse le 5 mai les ouvriers d’un « esprit de révolte et d’insubordination que les lois révolutionnaires punissent de mort… Nous déclarons à tous les ouvriers… que nous ferons conduire sur-le-champ devant les tribunaux compétents tous ceux d’entre eux qui, au mépris des lois, abandonneraient des travaux qui doivent leur être d’autant plus chers qu’ils sont nécessaires à l’existence publique ». Mais le 5 thermidor (21 juillet) la Commune doit consentir un nouveau maximum des salaires. Les revendications ouvrières ne se limitent pas à Paris. Hanriot, dans son ordre général du 5 mai à la garde Nationale, vitupère les ouvriers des ports qui « exigent pour leur journée un salaire trop fort qui ne peut qu’occasionner la cherté des denrées ». Le Comité de Salut Public doit réquisitionner dans les départements les ouvriers des mines de houille, puis les ouvriers agricoles : « Tout refus de réquisition… toute coalition tendant à faire abandonner les travaux, à les suspendre, à exiger des prix arbitraires, sera poursuivie et punie, comme un crime de contre-révolution » (décret du 30 mai 1794). En même temps, l’agitation pour les subsistances renforce et étend au peuple entier l’idée de lutte des classes acquise par les ouvriers.

Ces nouvelles manifestations de la scission entre bourgeois et bras nus datent du début de 1792. « Le peuple s’irrite des fortunes subites des spéculateurs bourgeois, de l’audace des accapareurs » (Jaurès). Le premier mouvement contre la vie chère se produit le 15 septembre à Lyon, où la foule taxe et distribue d’office les marchandises, qui ne cessent de renchérir et de se raréfier. Hébert écrit dans son journal : « Tous les jours le prix des denrées augmente. Il y a quatre ans que nous souffrons. Qu’avons-nous gagné à la Révolution ? » et Jacques Roux pourra déclarer que l’Ancien Régime valait mieux ! « sous le régime des Sartine et des Flesselles, le gouvernement n’aurait pas toléré qu’on fit payer les denrées de première néces­sité trois fois au-dessus de leur valeur ». Le 25 juin 1793, il lit à la barre de la Convention une pétition particulièrement violente dans son expression de la lutte des classes : « La liberté n’est qu’une illusion si une classe d’hommes peut impunément en affamer une autre. L’égalité est un leurre aussi longtemps que les riches, par le monopole, exercent le droit de vie et de mort sur leurs semblables. »

Pamphlétaires et meneurs ne sont plus seuls à parler de lutte des classes. Parce qu’il doit avant tout penser à vivre, le peuple le ressent maintenant de plus en plus : ses difficultés d’existence la lui rendent tangible. Ce profond changement dans l’esprit des masses ne se comprend que trop devant les privations matérielles endurées, qui expliquent l’extension populaire de l’idée de lutte des classes. En janvier 1793, même le Girondin Rabaud Saint-Étienne peut constater « l’immense inégalité des fortunes… la Nation se trouve divisée en deux classes ». Le Conventionnel Levasseur écrira dans ses Mémoires sur cette période : « L’effervescence populaire avait été poussée à un assez haut degré pour que les classes sociales plus élevées commençassent à s’alarmer… Il y avait, en quelque sorte, une espèce de guerre sourde, organisée entre le riche et le pauvre ». Aussi, les ouvriers de Paris et de province eux-mêmes expriment-ils nettement l’opposition et l’exploitation sociales déterminées qu’ils rencontrent : parmi leurs derniers appels à la fraternité ancienne apparaît la détermination de répondre à l’irréductible hostilité bourgeoise par une déclaration de guerre des classes. Ceux du Faubourg Saint-Antoine demandent aux conventionnels le 1er mai 1793 : « Faites des sacrifices, que la majeure partie de vous oublie qu’il est propriétaire… La Révolution n’a encore pesé que sur la classe indigente, il est temps que le riche, que l’égoïste soit aussi, lui, républicain, et qu’il substitue son bien à son courage ». Le mois suivant, la menace se joint aux exhortations dans la lettre de la Société des Sans Culottes de Nogent-le-Rotrou aux Jacobins de Paris : « Le petit bourgeois est le plus cruel ennemi des sans-culottes parce qu’il est plus près d’eux… C’est donc aux bourgeois seuls que nous avons affaire en ce moment : eux seuls nous font ouvertement la guerre… Réunissons-nous donc contre la stupide et cruelle aristocratie bourgeoise ; éclairons-la si possible, et disons-lui que si l’empire de la raison, la force des principes, les insurrections morales ne suffisent pas pour la retirer de son erreur ou pour vaincre son apathie, il faudra bien que le peuple, que la classe terrible des sans-culottes, ait recours à d’autres moyens plus actifs, plus efficaces, plus prompts [24]».

C’est de même l’initiative populaire qui réclame des mesures contre la hausse et la disette aggravées par les profiteurs, et c’est son action oui les impose à la Convention. Lue à sa barre le 15 novembre 1792, la pétition de l’Assemblée électorale de Seine-et-Oise constate que « la République se compose d’un petit nombre de capitalistes et d’un grand nombre de pauvres » et propose vainement l’établissement du maximum des grains. Un meilleur succès attend la députation des quarante-huit sections parisiennes qui, en février 1793, demande à la Convention une loi sur les subsistances et le maximum du blé. Malgré l’opposition des Girondins au cours de la discussion ouverte le 25 avril, l’Assemblée fixe, le 3 mai, sous peine d’amende et de confiscation, un prix maximum aux grains. Leurs détenteurs sont tenus de les déclarer aux autorités, qui pourront les réquisitionner. Mais, laissée à des décisions locales, l’entrée en vigueur de la taxation ne s’effectue que successivement ; d’un département à l’autre, elle fait disparaître le blé qui reflue là où elle n’est pas établie. Paris manque de farine et dès juillet, la Convention se trouve obligée d’autoriser les achats aux particuliers dans les départements où les grains abondent et de lever toutes interdictions de sortie édictées par les administrations départementales.

Allait-elle abandonner le maximum ? Lindet lui montrait l’inévitable effet d’une abstention facile : « Si, l’on accorde la liberté indéfinie de vendre les grains de gré à gré, le prix en triplera avant trois mois ». Par ailleurs, l’agitation populaire n’avait cessé de grandir. Fin juin 1793, la population parisienne force de nouveau les commerçants à vendre moins cher. Les prix et la pénurie des subsistances l’indignent. Les pétitions affluent à la Convention et à la Commune. « L’excessive cherté des denrées de première nécessité… la difficulté d’avoir du pain chez les boulangers en est la cause ». La foule qui attend à la porte des boulangeries ne cesse « de crier au pain » (Hébert). De même, près de Paris, « on se plaint, et avec raison, de la cherté des denrées en général et spécialement du pain. L’ouvrier, le père de famille, l’homme de main peuvent à peine s’en procurer ». (Lettre de Saunier au ministre de l’Intérieur Garat du 15 août 1793). Indispensable, le maximum ne pouvait réussir que s’il était général et centralisé. « Il faut… tout taxer, si vous voulez taxer le prix du pain » (Ducos). La fixation d’un maximum aux grains « est-elle juste quand toutes les autres denrées et marchandises se vendent à un prix débattu et libre ? » (Garat [25]). Décrétant le 11 septembre le maintien de la taxation des grains, la Convention arrête pour toute la France un maximum unique, dont elle fixe le montant augmenté d’une indemnité de transport. Lors de l’émeute du 4 septembre, elle avait promis le maximum sur toutes les denrées de première nécessité, et elle vote le 29 la loi du maximum général. Quand le texte en parvient à Beaune, le club local des Jacobins écrit à la Convention que « les malheureux, les pauvres, le peuple, ont béni la loi du maximum ». Comme l’a remarqué G. Lefebvre [26], le maximum, en les opposant aux profiteurs, développait l’esprit de classe des prolétaires.

Cependant, ce maximum « général » ne s’applique qu’aux denrées essentielles et la fixation en est encore laissée à la discrétion des districts, renouvelant l’erreur du maximum des grains. Les produits disparaissent de même. Le 2 novembre 1793, Barère obtient enfin que la Convention taxe elle-même le prix de toutes les marchandises sans exception. Long à dresser, le tableau général des maxima n’entrera en vigueur que fin mars 1794. Le relèvement par le nouveau tarif de février s’est ajouté alors à l’autorisation accordée dès octobre de prendre un bénéfice de dix pour cent en sus de la taxe. Comme il est normal, ces relâchements appellent des infractions. Les marchands protestent contre les marges, cachent leurs marchandises qu’ils cèdent au prix fort et finissent par retirer les pancartes imposées. Le maximum n’est plus respecté ni sanctionné. Dans son dernier discours du 8 thermidor, Robespierre en attribuait l’établissement aux hébertistes, et lui imputait la disette. Sa chute et sa mort en précipitent la disparition. Les réquisitions nationales instituées par Lindet abandonnées, l’armée révolutionnaire de l’intérieur qui devait les appuyer dissoute, il a perdu toute efficacité. À la Convention, le 9 décembre, Girod accuse la taxation de miner l’industrie et le commerce. À sa suite, les thermidoriens condamnent le maximum comme inapplicable et responsable de la disette : ils l’abrogent.

La réaction politique s’accompagne d’un retour au laissez-faire : la liberté thermidorienne se ramène à l’absence d’intervention, et ne se soucie pas de l’absence d’oppression économique et sociale. Buonarroti définira ainsi cette conception : « La liberté n’est pas autre chose que la faculté illimitée d’acquérir… conserver l’opulence et la misère » (Conspiration pour l’égalité, 1828).

La politique sociale de la Montagne en faveur des classes pauvres ne dure et ne réussit pas plus que la politique économique qu’elle voulait développer et achever. Robespierre sentait bien qu’il ne suffit pas de faire « des lois bienfaisantes qui tendent à rapprocher le prix des denrées de celui de l’industrie du pauvre », mais qu’il « faut très impérieusement faire vivre le pauvre si vous voulez qu’il vous aide à achever la Révolution » (26 mars 1793). Comment assurer son droit à la vie ? Robespierre en indiquait les voies à la Convention le 2 décembre 1792. « Le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? celui d’exister… Les aliments nécessaires à la vie de l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la   conserver est une propriété commune à la société entière… D’après ce principe, quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici : assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires et aux cultivateurs le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté du commerce ». Ces lignes montrent bien les illusions modérantistes de Robespierre. Il se range, certes, aux côtés des prolétaires : « Celui qui n’est pas pour le peuple, celui qui a des culottes dorées, est l’ennemi-né de tous les sans-culottes » (mai 1793). Mais le heurt des pauvres et des riches l’effraie. À l’idée réaliste de la lutte des classes, il préfère le rêve de leur égalité idyllique : « Législateurs, vous n’avez rien fait pour la liberté si vos lois ne tendent pas à diminuer graduellement, par des moyens doux et efficaces, l’extrême inégalité des fortunes ». Légalité, tendre à, diminution graduelle de l’excès d’inégalité, doux moyens : telle est l’utopie platonique de sa politique sociale. Niant toute possibilité d’opposition entre propriété individuelle et vie humaine, il rejette formellement la loi agraire, qu’il traite de projet brutal, dangereux et injuste.

Les Enragés et les Hébertistes qui la réclament veulent le partage universel des terres et la nationalisation générale des subsistances. Leurs partisans ne s’embarrassent pas d’une légalité contingente ou partiale. Le Comité révolutionnaire rédige en ces termes son Instruction adressée aux autorités du département du Rhône et de la Loire, le 16 novembre 1793 : « La Révolution a été faite par le peuple : son but est le bonheur du peuple… non la classe riche privilégiée, mais la classe nombreuse des pauvres ». Pour l’atteindre, ira-t-on jusqu’au collectivisme ? Le maximum en avait ouvert la carrière : « Les principes du maximum nous mènent à la communauté… Pour établir le maximum, il faudra établir des magasins nationaux pour recevoir l’excédent des consommations et des fabriques, pour être après cela réparti avec égalité, et alors on arrive à côté de la Communauté où chacun porte le produit de son industrie pour le répartir entre chacun [27] ». Le 5 octobre 1793, un congrès des Sociétés populaires du Midi, réuni à Marseille, adopte un projet selon lequel « pendant tout ce temps de crise, le sol productif et l’industrie productive de la France ne seront plus considérés que comme d’immenses manufactures nationales, dont la nation est usufruitière et dont les propriétaires ne sont que des agents [28] ». Par l’extension du droit de réquisition, Barère propose aussi à la Convention de rendre « la République propriétaire momentanée de tout ce que le commerce, l’industrie et l’agriculture ont produit et apporté sur le sol de France. » Ces résolutions restent verbales. On n’assiste de même à aucune véritable redistribution des terres par la confiscation et la vente au profit de la nation de tous les biens mobiliers et immobiliers des émigrés. Mis aux enchères au chef-lieu du district, ils sont accaparés par des bandes, comme celle de Jourdan Coupe-tête dans le Vaucluse, qui en font un fructueux trafic, ou enlevés par la bourgeoisie paysanne [29], qui, en se partageant encore le meilleur des biens communaux (décret du 10 juin 1793) enlève au contraire à la propriété rurale le seul aspect marqué de collectivisme qu’elle ait présenté, celui de la féodalité.

C’est dans ces circonstances que le 8 ventôse (26 février 1794), Saint-Just prononce à la Convention, en faveur des sans-culottes, un fulgurant discours, programme d’une révolution sociale. République illusoire que celle où chacun entend par sa liberté l’indépendance de ses passions et de son avarice, où règne l’esprit de conquête et d’égoïsme, où la licence de l’intérêt personnel produit l’esclavage de tous ! « On s’est engraissé des dépouilles du peuple, on en regorge et on l’insulte. L’opulence est dans les mains d’un assez grand nombre d’ennemis de la Révolution. Les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis… Celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. Les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour les malheureux. Les malheureux sont les puissances de la terre. Ils ont le droit de parler en maîtres au gouvernement qui les néglige… Ne souffrez point qu’il y ait un malheureux ni un pauvre dans l’État ». Et il fait voter le 13 ventôse (3 mars) le célèbre décret qui doit leur apporter « le bonheur… une idée neuve en Europe ». La République confisque à son profit les biens des ennemis de la Révolution, sur décision du Comité de Sûreté Générale. Elles les partages aux pauvres : « Toutes les communes de la République dresseront un état des patriotes indigents ; lorsque le Comité de Salut Public l’aura reçu, il proposera d’indemniser tous les malheureux avec les biens de la République ». En adressant le décret aux représentants en mission, le Comité souligne le caractère de réparation et de restitution que ses auteurs ont voulu lui donner : « L’indigence malheureuse devait rentrer dans la propriété que le crime avait usurpé sur elle : la Convention a proclamé ses droits ». C’est pour la même raison que « les propriétés des patriotes sont sacrées » : quelle révolution de classe depuis la fameuse Déclaration bourgeoise que la propriété est un droit inviolable et sacré ! C’était le transfert radical et la propriété d’une classe à une autre : une immense expropriation publique. Le peuple ne s’y trompait pas, comme en témoigne ce rapport de police daté du lendemain du décret : « Dans tous les groupes et les cafés, on parle du décret qui ordonne la distribution des propriétés des aristocrates aux sans-culottes. Cette loi populaire a soulevé une joie universelle [30]. »

Cet enthousiasme devait vite s’éteindre. La lenteur du double recensement communal des suspects et des indigents allait retarder l’application du décret jusqu’à son abandon. L’échec était en germe dans une tentative qui, en pleine Révolution, excluait la violence et pensait résoudre la lutte des classes autrement que par cette lutte même. Extrêmement avancée, la réforme sociale de ventôse n’était pas subversive ; révolutionnaire, elle demeurait légale et pacifique. Par là, elle était inévitablement condamnée dans une période d’agitation brutale. Ses protagonistes répudiaient l’insurrection et poursuivaient ceux qui y poussaient. Le chef des Enragés, Jacques Roux, arrêté et envoyé au Tribunal Révolutionnaire, n’avait échappé à la guillotine qu’en se suicidant dans sa prison le 10 février 1794. Les Hébertistes le suivent : ils sont jugés et condamnés à mort. Leur exécution, le 24 mars, frappe les meneurs de la lutte des classes et disperse leurs troupes, dont le moral ne se soutient pas. Au passage de Robespierre conduit à l’échafaud, les ouvriers se moquent du « foutu maximum ». Après le sursaut qui l’a créé, leur conscience de classe s’est éteinte. Les insurrections de 1795 ne seront plus, malgré leurs revendications politiques apparentes, que des émeutes de la faim. Aucun écho populaire n’amplifiera la grande voix de Babeuf [31].

L'EXPRESSION DE LA DOCTRINE 
DE LA LUTTE DES CLASSES

Babeuf élabore, seul, « le communisme dans la Révolution [32]», et cherche à le réaliser par la lutte des classes.

Sa doctrine s’enracine dans la paysannerie picarde, parmi les communautés rurales où il a travaillé comme commissaire à terriers. C’est par un Traité d’archiviste terriste ou traité méthodique des archives et des titres seigneuriaux que commencent ses écrits. Il se définit ainsi lui-même : « Avant la Révolution, archiviste et géomètre. Depuis la Révolution, propagandaire de la liberté et défenseur des opprimés ». Agitateur et journaliste dans la Somme et dans l’Oise, en 1790 et 1791, deux fois arrêté et relâché, il vient à Paris en 1794. Il y travaille à l’Administration des subsistances, et par son expérience de la misère ouvrière des villes, découvre le prolétariat urbain et la lutte des classes. Emprisonné de nouveau, libéré peu avant le 9 thermidor, il fonde un Journal de la liberté de la presse, bientôt remplacé par le Tribun du Peuple où il s’adresse aux masses qu’il cherchera à soulever. Mais son organisation clandestine, le Directoire secret, est livrée à la police par un traître, et Babeuf, condamné à mort, se poignarde sur l’échafaud, sans avoir pu affranchir une classe populaire encore mal préparée à sa propre conscience militante et à sa libération.

Babeuf souligne l’oppression de classe partout dans ses écrits. Il voit d’un côté « la classe riche » « cette classe des dévorants de la société », « classe prédestinée qui ne doit pas entendre même le moindre murmure, alors qu’il lui plaît de prendre tous les moyens de rayer bientôt, du rang des vivants, les trois quarts de la multitude [33] », de l’autre, « la classe ouvrière », « classe judicieuse et clairvoyante », « les classes utiles », « les classes pauvres », « l’innombrable classe des malheureux », « la classe des nécessiteux, classe sans contredit immensément majeure dans l’État… Cette classe intéressante, qui a réellement fait cette réflexion, qui peut devenir fatale au succès de notre cause, qu’on ne l’a fait se débattre et s’échauffer jusqu’à présent que pour ces béatitudes, puisque les mots de Révolution, de Liberté, d’Égalité, de République, de Patrie, n’ont pas changé en mieux sa manière d’être » (Lettre à Chaumette, datée du 7 mai de l’an II). Entre elles, c’est la lutte du riche et du pauvre, l’exploitation du travail par le capital. Et Babeuf dénonce « le complot à l’aide duquel on parvient à faire remuer une multitude de bras sans que ceux qui les remuent en retire le fruit destiné, dès le principe, à s’entasser en grande masse sous la main de criminels spéculateurs, lesquels après s’être entendus pour réduire sans cesse le salaire du travailleur, se concertent, soit entre eux, soit avec les distributeurs de ce qu’ils ont entassé, les marchands, leurs co-voleurs, pour fixer le taux de toutes choses… Dès lors, ces innombrables mains desquelles tout est sorti ne peuvent plus atteindre à rien, toucher à rien, et les vrais producteurs sont voués au dénuement ou, du moins, le peu qu’on leur laisse n’est que la grosse écume ou le très maigre gratin… Travaille beaucoup, mange peu, ou tu n’auras plus de travail et tu ne mangeras pas du tout. Voilà la loi barbare dictée par les capitaux » (Lettre à Charles Germain, 10 thermidor an III, 28 juillet 1795).

L’origine de cette lutte remonte à l’abandon de l’état naturel. Tous les hommes y étaient égaux, mais « les lois sociales ont fourni à l’intrigue, à l’astuce et à la souplesse, les moyens de s’emparer adroitement des propriétés communes… C’est donc par usurpation que des hommes possèdent individuellement plusieurs parts de l’héritage commun » (Cadastre Perpétuel). Ceux qu’ils ont dépouillés se sont dressés contre eux. La lutte ouverte dure depuis lors et la Révolution française n’en constitue qu’un épisode. « Qu’est-ce qu’une révolution politique en général ? Qu’est-ce, en particulier, que la Révolution française ? Une guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres… Quand l’existence de la majorité est devenue tellement pénible qu’elle ne peut plus y tenir, c’est ordinairement alors qu’éclate une insurrection des opprimés contre les oppresseurs… Il est deux choses contre lesquelles il faut se révolter, contre les lois qui ont consacré la violation du pacte originel, et contre les effets de la même violation » (Tribun du Peuple, n° 34). En se levant ainsi contre les riches, les pauvres n’en portent pas la responsabilité : ils répondent à ceux qui l’ont voulu. « Cette guerre des plébéiens et des patriciens, ou des pauvres et des riches, n’existe pas seulement du moment où elle est déclarée. Elle est perpétuelle, elle commence dès que les institutions tendent à ce que les uns prennent tout et à ce qu’il ne reste rien aux autres » (Id.). C’est ainsi qu’en dépit de son aspect offensif, la lutte des pauvres contre les riches n’est pas une guerre d’agression. C’est une voie d’exécution forcée, un acte de puissance qui ne vise qu’au rétablissement des droits violés, à la restitution des spoliations primitives, au retour à l’état de nature, avec le caractère d’une réparation régulière. « Elle a donc légitimé notre guerre des pauvres contre les riches, des plébéiens contre les patriciens, de ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont tout… Il a été reconnu que la justice du principe de l’Égalité réelle n’est pas contestable » (Tribun du Peuple, n° 40). Aussi la légalité de l’insurrection ne saurait-elle faire de doute dans ses buts. Elle forme même le « plus indispensable des devoirs… Je dis donc aussi tout bonnement que vous avez violé et que vous violez tous les jours les droits du peuple et que, dans ce cas, le Code des Nations dit qu’il est, pour le peuple et pour chaque fraction du peuple, un devoir à remplir, qui est le plus indispensable des devoirs et que ce devoir est l’insurrection… J’ai avec moi le peuple en majorité, qui est d’avis que ce serait aujourd’hui le cas, ou jamais, d’appliquer la conséquence du plus indispensable des devoirs, puisque le principe, la violation des droits du peuple, n’est aucunement douteux » (Tribun du Peuple, n° 31).

Babeuf, d’ailleurs, a cru un temps aux moyens légaux. Il a pensé à « faire cette insurrection… pacifiquement » et proposait alors un « projet d’adresse du peuple français à ses délégués, pour leur exposer, dans un tableau vif et vrai, l’état douloureux de la Nation, celui qu’elle devait attendre, ce qui a été fait pour le lui procurer, ce qui a arrêté et en arrête encore le succès, et ce qu’il convient de faire, et ce que le peuple entend qu’il soit fait pour le faire arriver au ternie des droits de tous les hommes et au bonheur commun, pour lesquels il a fait la révolution. » (Tribun du Peuple, n° 31). Dans sa détermination ultérieure à la violence nécessaire, il se justifie par le moindre mal. Au pis, la situation serait-elle pire ? « La guerre civile ! Je te demanderai s’il en est une plus horrible que celle qui existe perpétuellement depuis l’établissement de la propriété, par le moyen de laquelle chaque famille est une république à part, qui, par la crainte d’être dépouillée, et l’inquiétude constante de manquer elle ou les siens, conspire sans cesse pour dépouiller les autres » (Haute Cour de Justice, copie des pièces, tome I). « Vous parlez de guerre civile… comme si nous ne l’avions pas ! Comme si la guerre des riches contre les pauvres n’était point la plus cruelle des guerres civiles, surtout quand les uns sont armés de toutes pièces, et que les autres sont sans défense. Vous ne voulez pas de guerre civile et pour cela, vous voulez que le peuple meure patiemment de faim, de froid, de nudité… Ah ! donnez-lui plutôt toutes les guerres possibles… qu’il aille, à armes égales, se mesurer avec ceux qui l’assassinent. Cette guerre aura bientôt une issue en sa faveur, et elle terminera les maux du grand nombre » (Tribun du Peuple, n° 35). Mais s’il en accepte le risque, Babeuf ne croit pas au danger d’une guerre civile. « Il n’y a point à craindre, en marchant à l’égalité, de guerre civile comparable aux guerres d’hommes à hommes, et de peuple à peuple, qu’entretient sans interruption notre état présent. Eh, Nature ! Puisqu’on n’a pas hésité devant les guerres sans nombre et continuelles qui ont été ouvertes pour maintenir la violation de tes lois, comment pourrait-on balancer devant la guerre sainte et vénérable qui aurait pour objet leur rétablissement ? Encore est-il bien certain qu’il y aura une guerre au moment où nous serons assez sages pour vouloir instituer l’égalité ? Je n’en crois rien ». La tactique appliquée, — longue préparation d’une insurrection brutale et brève—, ne doit pas lui laisser le temps d’éclater.

Cette tactique préfigure celle de la lutte des classes d’aujourd’hui. Babeuf en a élaboré les éléments, tandis qu’il agitait les masses paysannes picardes en 1790 et 1791. Il les expose dans le numéro 29 du Tribun du Peuple. « Des circonstances font varier la force du parti plébéien ou de celui patricien et c’est là exclusivement ce qui explique les avantages alternatifs que chacun d’eux remporte… Tout le secret pour parvenir encore à faire le bien du grand nombre consiste à faire retrouver au parti plébéien la tactique de supériorité de force qu’il a perdue en la laissant conquérir par le parti adverse. »

Comment ? Le même numéro montre Babeuf convaincu de l’importance essentielle des forces morales, qui se confondent avec la propagande : « Il est constant, de plus, qu’avec des forces minimes, le parti du peuple devant être, comme je l’ai dit, immanquablement soutenu par le peuple, et par l’ascendant puissant de la vérité et de la raison, triomphera toujours ». La préparation des masses par la propagande permettra au mouvement de réussir. « Éternellement persuadé qu’on ne peut rien faire de grand qu’avec tout le peuple, je crois qu’il faut encore, pour faire quelque chose avec lui, lui tout dire, lui montrer sans cesse ce qu’il faut faire, et moins craindre les inconvénients de la publicité dont la politique profite, que compter sur les avantages de la force colossale qui déjoue toujours bien la politique… Il faut calculer tout ce qu’on perd de force en laissant l’opinion dans l’apathie, sans aliment et sans objet, et tout ce qu’on gagne en l’activant, en l’éclairant et en lui montrant un but » (Prospectus du Tribun du Peuple, B. N. Tome I en tête). Cette propagande ouverte se propose un double objet « pour miner l’édifice du crime, et pour jeter les fondements de la vraie justice. Faire détester les pouvoirs régnants en découvrant toujours à nu leur continuel forfait ; et faire adorer le système de la réelle égalité, en en développant de plus en plus les charmes. Nous avons à joindre à cela, le moyen de l’encouragement, par l’exposition ravissante du tableau des prosélytes nombreux et ardents qui viennent se ranger successivement autour de nos bannières sacrées » (Tribun du Peuple, n° 40). Persuasion et conviction forment les moyens essentiels, que Babeuf tient de Diderot, et qu’il emploie en particulier pour gagner l’armée : « Le soldat n’ira qu’avec nous et pour nous. Tant mieux que les scélérats qui nous vexent nous aient fait venir une grosse armée. Mieux encore ils feront s’ils l’augmentent, nous en serons plus forts. C’en est fait, l’endoctrinement a jeté ses racines parmi nos frères enrégimentés, qui sont comme nous du Peuple et qui n’ont avec nous qu’une même cause… Il n’est plus au pouvoir de l’inquisition ni civile ni militaire d’en empêcher la lecture à nos soldats et à nos ouvriers » (Tribun du Peuple, n° 42).

Ce serait l’idéal de diriger le mouvement aveugle et incohérent de la masse afin de profiter de cette force en l’organisant. S’il était possible de le réaliser, rien ne pourrait résister à cette puissance. On pourrait rejeter l’appareil de la clandestinité et effectuer brusquement les transformations fondamentales nécessaires. « Ah ! S’il y avait chance d’être compris de la masse, si elle pouvait tout à coup s’illuminer et sentir qu’à transiger sans cesse, elle ne fait qu’ajourner indéfiniment son bonheur, si elle pouvait se pénétrer de cette vérité que pour que l’égalité soit fondée définitivement, il ne doit pas rester vestige de tout ce qui a constitué le matériel des abus, elle se précipiterait d’elle-même à la destruction de toutes les arrogantes créations de l’inégalité ». Une telle action ne peut pas s’exécuter parce que la masse est encore trop ignorante de ses véritables intérêts, parce que sa conscience de classe ne s’est pas encore dégagée. « La minorité des égoïstes oppresseurs mène encore une majorité qui s’abuse et se croirait perdue si elle cessait d’être servile… La foule consternée, terrifiée, parce qu’aucun enseignement, aucun avertissement, ne l’aurait édifiée sur l’avantage d’employer le moyen le plus expéditif pour assurer d’emblée et à toujours le succès de la réforme qui doit ouvrir pour elle l’ère du bien-être, la foule incapable de saisir à l’instant même les heureuses et prochaines conséquences de ce soudain et rapide déblaiement, servirait certainement à souhait les ennemis de l’Égalité ». Cette situation défavorable oblige à renoncer au début aux « apôtres armés de torches », et Babeuf donne à Charles Germain, dans sa lettre du 10 Thermidor an III, des directives d’action préalable partielle et patiente : « Mon cher Général, gardons-nous d’aller trop vite et de vouloir tout emporter d’assaut. En suivant ton plan, si l’on réussit, on a remporté une immense et décisive victoire, par contre, si l’on éprouve un échec, il est irréparable, il est mortel. Sans doute, le moyen que je t’ai proposé n’est pas aussi héroïque, puisqu’il consiste à ne gagner d’abord à nos principes qu’une faible étendue de pays, mais il a pour lui un bien grand avantage, celui de ne rien compromettre. Autant que possible, nous cherchons à nous placer dans un centre de population où les dispositions des esprits nous soient généralement favorables. Une fois établis dans ce foyer, …les habitants des territoires limitrophes, entraînés par l’exemple, ne tardent pas à venir à nous ». On agira donc d’abord par noyautage, progressivement et clandestinement, pour saper l’organisation sociale et en préparer l’explosion. C’est la Vendée plébéienne, qu’annonce le « Manifeste des plébéiens : nécessité pour tous les malheureux français d’une retraite au Mont Sacré ou de la formation d’une Vendée plébéienne » (Tribun du Peuple, n° 35), et qui constitue le centre moteur du mouvement. « Que les partis en viennent aux prises, que la rébellion, partielle, générale, instante, reculée, se détermine ; nous sommes toujours satisfaits ! que le Mont Sacré ou la Vendée plébéienne se forment sur un seul point ou dans chacun des 86 départements ! que l’on conspire contre l’oppression, soit en grand, soit en petit, secrètement ou à découvert, dans cent mille conciliabules ou dans un seul, peu nous importe, pourvu que l’on conspire » (id.). Le noyautage met en marche le mécanisme de la contagion, moyen actuel important de la lutte des classes [34]. Son influence place le corps social en état de réceptivité à l’insurrection qui peut alors éclater dans tout son déchaînement.

Sa violence finalement inévitable découle du caractère impératif et nécessairement extrême du changement complet à apporter. Babeuf se refuse définitivement à toute réforme et à toute amélioration du système existant. Il adjure son ami Antonelle de renoncer à des demi-mesures qui pourraient tout perdre, de se débarrasser d’une modération fatale et il l’exhorte à la détermination farouche de faire table rase pour instaurer sûrement l’ordre fondamental nouveau. « Quoi ! citoyen ! des palliatifs… que le grand jour du peuple arrive, qu’on le fasse transiger avec les scélérats, que le peuple ne leur demande qu’une demi-justice, le peuple est presque sûr qu’il ne l’obtiendra point ; la caste friponne du million le marchandera ; elle temporisera et elle tâchera de ne rien finir. Qu’au contraire, le peuple exige une justice entière, il est obligé alors d’exprimer majestueusement sa volonté souveraine, de se montrer dans toute sa puissance ; et au ton dont il se prononce, aux forces qu’il déploie, tout cède nécessairement, rien ne lui résiste, il obtient tout ce qu’il veut et tout ce qu’il doit avoir… Les lois qui n’ont apporté que des remèdes palliatifs aux maux de l’Humanité peuvent être regardées comme cause première des suites fâcheuses de leur mauvaise cure… Laisse, Antonelle, laisse les malheureux jetés hors de la société par les monstres de la caverne, laisse-les faciliter son prompt écroulement ; ne viens pas avec des étançons, des contre-poids ; ne viens pas aussi pour REGLER, PERFECTIONNER L’IMPERFECTION ; laisse 24 millions d’Erostrate [35] renverser à tes yeux le temple infâme où l’on sacrifie au démon de la misère et de l’assassinat de presque tous les hommes ».

Ainsi condamnée dans les résultats, la mesure est enfin écartée des méthodes, qui appellent le recours à la violence. « Le salut de 25 millions d’hommes ne doit point être balancé contre le ménagement de quelques individus équivoques. Un régénérateur doit voir en grand. Il doit faucher tout ce qui le gêne, tout ce qui obstrue son passage, tout ce qui peut nuire à sa prompte arrivée au terme qu’il s’est prescrit ». (Haute Cour de Justice, suite de la copie des pièces, tome II).

C’est que la Révolution de Babeuf justifie les moyens qu’elle emploie par les fins qu’elle poursuit. « Nous n’avons voulu révolutionner que pour réparer les maux qui désolent le monde, …que pour remplir le but de la société, qui est le bonheur commun » (Tribun du Peuple, n° 34). L’humanité reviendra à l’état de nature originel, dans l’égalité réelle et universelle. C’est l’état d’un peuple tel « que le sol ne fut à personne, mais appartint à tous ; qu’enfin tout fut commun jusqu’aux produits de tous les genres d’industries » (Lettre du 21 mars 1787 citée dans Advielle : Correspondance). Dès ses premières lettres, Babeuf a insisté sur cet idéal de la communauté des biens. « Vers 1787, il semble bien que, déjà, l’idée du communisme hante la pensée de Babeuf [36]». Il en esquisse un programme dans le « Manifeste des Plébéiens » (Tribun du Peuple, n° 35) : « Le seul moyen d’en arriver là est d’établir l’administration commune ; de supprimer la propriété particulière, d’attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il connaît, de l’obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun ; et d’établir une simple administration de distribution ». Mais sa pensée finale apparaît singulièrement enrichie et précisée dans la lettre, parmi les dernières, du 10 thermidor an III à Charles Germain, ou il expose, avec la géniale prescience d’une planification collective intégrale, sa conception de l’État socialiste. C’est une société sans classe, égalitaire et frugale, réalisée par une économie fermée et autarcique, communautaire et distributive, technique et mécanisée, ou n’existent ni propriété particulière, ni concurrence, ni monnaie. La satisfaction des besoins de chacun est largement assurée en nature, selon les services fournis, par la production de tous multipliée par les machines. Le travail est obligatoire et l’oisiveté punie comme un crime Capital. « Un des principaux fondements de l’association étant la rigoureuse obligation de coopérer pour avoir droit à recueillir, aucun oisif volontaire ne pourra exister dans son sein… Plus d’exploitants, plus d’exploités… quand tous les agents de production et de fabrication travaillent pour le magasin commun et que chacun d’eux y enverra le produit en nature de sa tâche individuelle et que des agents de distribution non plus établis pour leur propre compte, mais pour celui de la grande famille, feront refluer vers chaque citoyen sa part égale et variée de la masse entière des produits de toute l’association, en retour de ce qu’il aura pu faire soit pour les augmenter, soit pour les améliorer… Au lieu que je sois obligé d’échanger comme par le passé le travail de mes mains contre des signes représentatifs qui, tantôt sont à peine au niveau des besoins de tous les jours et tantôt sont de beaucoup en dessous, j’échan­gerai ce travail contre tous les objets réels qui me sont nécessaires et je serai sûr qu’il me vaudra constamment tout ce qu’il me faudra… L’association sera constamment au courant de ce que chacun fait afin qu’il ne se produise ni trop ni trop peu des mêmes objets ; c’est elle qui déterminera pour chaque spécialité le nombre des citoyens qui devront y être employés et des jeunes gens qui s’y destineront. Tout sera approprié et proportionné aux besoins présents et aux besoins prévus selon l’accroissement probable et facilement supputable de la société. Tous les besoins réels seront exactement étudiés et pleinement satisfaits par une rapide transmission dans toutes les localités et à toutes les distances. »

Là se trouve fondée la République de Babeuf, là seulement s’achève sa vraie Révolution du peuple, que la Révolution française n’a pas réalisée, mais dont elle a été l’avant-coureuse, comme l’annonçait le manifeste des Égaux. Babeuf mort, sa pensée passe, par son ami et biographe Buonarroti, aux sociétés secrètes parisiennes, qui s’inspirent de ses principes pour leurs programmes et de ses méthodes pour leurs conspirations. Karl Marx les fréquente à sa venue à Paris en 1843, et retrouve l’influence de Babeuf présente au Parti Ouvrier Français de 1848, à la Fédération des Justes et à la Ligue des Communistes où s’élabore le célèbre Manifeste qu’il signe avec Engels. Par là, Babeuf inspire à la fois les doctrinaires des socialistes français et de la révolution russe, et les idéologies politiques qui s’en réclament aujourd’hui [37].

Exemple mémorable qu’aucune trahison humaine ne saurait attenter à la pensée inviolable et qu’ainsi il n’est pas de sacrifice inutile quand on lutte pour l’idée.

 

Cul de lampe Bonnet A

À PROPOS D’UN ARTICLE SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

par Albert Soboul

 

Encore une fois, ne confondons pas les époques, hier et aujourd’hui, le métier d’historien est à ce prix, les Annales ne cessent de le répéter. L’article de René Roux sur La Révolution française et Vidée de lutte des classes suscite d’utiles réflexions, niais révèle une fâcheuse confusion et, à mon avis, une méconnaissance singulière des perspectives générales de l’évolution historique [38]. Qu’on m’excuse de le dire avec une certaine vivacité.

C’est un lieu commun que d’affirmer le caractère bourgeois de la Révolution française : vérité d’évidence, mais bonne à répéter. S’y fût-il tenu, l’auteur eût évité de s’engager dans une voie sans issue. Révolution bourgeoise : elle a détruit la primauté politique et la puissance économique de l’aristocratie féodale ; s’il y eut lutte de classes — et, qui plus est, conscience de cette lutte — c’est entre cette bourgeoisie et cette aristocratie. René Roux le signale à peine et se fonde sur des cautions aussi peu sûres — dans ce domaine renouvelé depuis lors — que Proudhon et Michelet, responsable pour désigner les Sans-culottes, de cette fâcheuse expression de bras nus, source de tant d’incertitudes et à laquelle Daniel Guérin [39] donna un regain de célébrité. S’il se réfère à Marx dont il interprète mal, à notre sens, une citation fameuse [40], et à Kautsky dont le livre demeure valable [41], René Roux, au delà de ces politesses, semble estimer qu’en ce qui concerne la théorie de la lutte de classes Raymond Aron [42], Daniel Guérin et Jules Monnerot [43] sont bien meilleurs juges que Marx lui-même ou Engels. Si l’on veut ! Sur la trace de ses guides, René Roux ne voit dans la Révolution française que l’opposition Bourgeoisie—Sans-culottes. L’imprécision des termes le sert, qui contribue à aggraver le malentendu : ordres, écrit-il, dans le cadre de l’Ancien Régime, quand il aurait fallu dire classes (p. 258) ; et surtout pour désigner les classes populaires, il dira tantôt bras nus, tantôt ouvriers, ou prolétariat, ou encore plébéiens… René Roux en vient à soutenir à peu près la thèse de Daniel Guérin, controuvée pourtant, selon laquelle il aurait existé, pendant la Révolution un embryon de révolution prolétarienne : c’est prendre les Sans-culottes pour des prolétaires sans plus. Voire…

« La manifestation de la lutte de classes dans les faits n’en implique pas nécessairement la conscience », continue René Roux (p. 254) qui s’efforce après tant d’autres de retrouver à travers les philosophes du XVIIIe siècle les premières traces de cette conscience, puis d’en noter les manifestations après 1789. Il s’attarde ainsi sur la loi Le Chapelier, dont il souligne le caractère de « loi organique » du capitalisme (p. 262), sur les incidences sociales du maximum qui contribua à développer l’antagonisme entre possédants et non possédants (p. 263) [44].

Les décrets de ventôse fournissent à René Roux un argument de poids. À leur propos, il parle de « programme d’une révolution sociale » (p. 269), et plus loin : « Quelle révolution de classe depuis la fameuse Déclaration bourgeoise que la propriété est un droit inviolable et sacré ! C’est le transfert radical de la propriété d’une classe à une autre : une immense expropriation publique» (p. 270). Le point de vue n’est pas nouveau. Albert Mathiez avait déjà vanté cette « révolution nouvelle [45]». La réalité paraît plus modeste. Tous deux prennent pour un nouveau mouvement social une simple mesure politique dans le cadre de la lutte toujours poursuivie entre la bourgeoisie et l’aristocratie. Il ne s’agit pas tant d’élever les Sans-culottes à la propriété que de détruire radicalement la société de l’Ancien Régime. « Ce qui constitue la République, proclame Saint-Just, c’est la destruction de tout ce qui lui est opposé » : entendons, les aristocrates. Et encore : « Toute la sagesse du gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la Révolution » (13 ventôse an II). Saint-Just ne s’attaque pas à la propriété : celle des patriotes est inviolable et sacrée, ce qui — quoi qu’en pense René Roux  — rejoint étrangement la Déclaration des droits de 1789. On séquestre les biens des adversaires du régime nouveau, et l’on s’en sert pour indemniser ceux qui le soutiennent : les patriotes indigents. Mesure essentiellement politique : pour vaincre, à l’intérieur, comme aux frontières, au milieu des circonstances mouvantes de ventôse an II et de la propagande hébertiste, le Gouvernement révolutionnaire veut s’attacher les Sans-culottes. Comment le mieux faire qu’en les élevant, sur les ruines de l’aristocratie, à la dignité de propriétaires ? Sans insister davantage sur l’imprécision de ces décrets dans lesquels il n’est nullement question de cession gratuite de terres, remarquons qu’ils s’apparentent aux confiscations de biens privés motivées par la rébellion et la trahison, ou par toute autre cause révolutionnaire.

Sous ce jour, les décrets de ventôse perdent leur caractère d’exception. Les témoignages abondent — et tous n’émanent pas des Sans-culottes — de cette volonté de détruire l’aristocratie et d’en distribuer les dépouilles à ceux qui en auront triomphé. Le député Baudot, qui bientôt suivra Danton, demande aux Jacobins, le 21 juillet 1793, que l’on excite les Sans-culottes à frapper les aristocrates et les riches (dans la mesure où les seconds se font les soutiens des premiers) : « Il faut assurer aux Sans-culottes la propriété de tout ce qu’ils prendront sur eux de vive force. [46]» Jacques Roux, dans le n° 203 de son Publiciste, en août 1793, propose « qu’au retour de la campagne, on distribue aux Sans-culottes vainqueurs et à leurs veuves, une partie des biens des émigrés, des fédéralistes et des députés qui ont abandonné leur poste et trahi la nation ». Aux Jacobins encore, le 16 septembre 1793, d’après l’observateur Rousseville, il est donné lecture d’une lettre d’un bataillon de l’Hérault, demandant « qu’on partage aux soldats après la guerre les terres des émigrés et des traîtres [47]». Aux Jacobins toujours, Hanriot déclare le 7 brumaire an II : « Il faut que tout ce que perdent les aristocrates soit donné aux patriotes ; maisons, terres, tout doit être partagé entre ceux qui conquirent sur les scélérats [48]. » Quelques jours auparavant, à la société populaire de la section Le Peletier, « un membre [avait] représenté qu’il serait intéressant de stimuler l’ardeur de nos défenseurs, vrais Sans-culottes, qui combattent contre les ennemis de l’intérieur, en leur donnant une portion des biens qui seraient confisqués aux contre-révolutionnaires [49]». Nous n’avons cité ces quelques textes préfigurant, à des titres-divers, les décrets de ventôse, que dans la mesure où ils illustrent l’opposition des Sans-culottes, non à la bourgeoisie, comme s’est efforcé de le montrer René Roux, mais bien à l’aristocratie.

D’ailleurs, comment en aurait-il été autrement ? Les Sans-culottes ne forment pas une classe, encore moins un parti. Si l’on trouve parmi eux une minorité de prolétaires, on y rencontre surtout une majorité de boutiquiers et d’artisans qui ont accédé à la propriété, et des petits bourgeois des professions libérales. La haine de l’aristocratie unit tous ces hommes ; elle les entraîne, à la suite de la bourgeoisie, à l’assaut de l’Ancien Régime. Mais, intégrés dans l’économie traditionnelle de cette France du XVIIIe siècle essentiellement paysanne, artisanale et boutiquière, ils participent d’une mentalité précapitaliste et redoutent de se voir réduits par les progrès du capitalisme au rang de simples prolétaires. De là leurs déclamations contre les riches et les « gros », qui ont fait illusion à Daniel Guérin et, après lui, à René Roux, au point qu’ils ont pris les Sans-culottes pour une avant-garde prolétarienne, alors que sur le plan économique ils se rattachent au système traditionnel de production.

Sur Babeuf, nous serons, comme l’auteur, plus bref. L’essentiel est dit. Mais je ne pense pas que Babeuf ait eu une aussi claire conscience de la lutte des classes que l’affirme M. René Roux, pour cette seule raison qu’il n’avait pas une idée distincte des classes elles-mêmes. Il voit « la classe riche », « cette classe des dévorants de la société » : les patriciens d’un côté, de l’autre : les plébéiens, « la classe ouvrière », « les classes utiles », « les classes pauvres », « l’innombrable classe des malheureux ». C’est bien la lutte du riche et du pauvre, mais l’imprécision même de cette terminologie empêche d’affirmer que Babeuf ait clairement conçu ce qu’est « l’exploitation du travail par le capital », comme semble l’admettre René Roux (p. 271). Comment l’aurait-il pu, alors que le prolétariat ne se différenciait pas nettement de la sans-culotterie et que se dessinait à peine l’antagonisme qui allait l’opposer à la bourgeoisie ? Ce n’est pas diminuer la grandeur de Babeuf que de marquer les limites que la structure sociale de l’époque mettait à sa doctrine et à sa pensée.

Pour s’être fondé sur une insuffisante analyse de cette structure, René Roux fausse la perspective et donne des luttes de classes sous la Révolution une image déformée. Les réalités sociales sont complexes, leurs contradictions multiples ne se laissent pas enfermer dans des schémas préfabriqués. Ce serait beaucoup trop simple.

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Notes article R. Roux

[1] Proudhon : Capacité politique des classes ouvrières. Cité par J. Lhomme : Le Problème des classes, doctrines et faits, Paris, Sirey, 1988.

[2] Œuvres philosophiques, trad. Molitor, Paris, 1927.

[3] Die Klassengegensätze von 1789, Stuttgart, 1889, trad. fr. Berih, 1901.

[4] Deux volumes, Paris, 1946.

[5] ENGELS : Préface au Manifeste Communiste, éd. Molitor, 1934.

[6] Annales historiques de la Révolution Française, 1930.

[7] Cf. G. Lefebvre : La Révolution Française (avec R. Guyot et Ph. Sagnac), Paris, 1930, Les Thermidoriens, Paris, 1937.

[8] Jean Jaurès : Histoire socialiste de la Révolution Française, Paris, 1922. Histoire socialiste (1789-1900), Paris, publiée sous la direction de Jean Jaurès qui a écrit les quatre premiers tomes (jusqu’au 9 thermidor).

[9] A. Mathiez : La Révolution Française. Tome 1 : La chute de la royauté, Paris, 1930.

[10] Ibidem.

[11] Cf. A. Espinas : La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution, Paris, 1898. R. Picard : « La Théorie de la lutte des classes à la veille de la Révolution Française », Revue d’économie politique, 1911.

[12] Titre du livre de Daniel Mornet, Paris, 1935.

[13] Id. La France économique et sociale au XVIIIe siècle, Paris, 1935.

[14] Karl Marx : Neue Rheinische Zeitung, Cologne, 11 décembre 1848, in Aus dem literarischen Nachlass von K. Marx und F. Engels, 1841 bis 1850, herausgegeben von F. Mehring, Berlin 1923.

[15] Cité par Ch. L. Chassin : Les Élections et les cahiers de Paris en 1789, Paris, 1889.

[16] Cahier du Clergé de Paris : Cahiers des États Généraux, tome V, Paris, 1868.

[17] Cf. R. Picard : Les Cahiers de 1789 au point de vue industriel et commercial, Thèse Droit, Paris, 1910.

[18] Grace M. Jaffé : Le Mouvement ouvrier à Paris pendant la Révolution Française, 1789-1791, Thèse Lettres, Paris, 1921.

[19] R. Garmy : La Mine aux Mineurs de Rancié (Ariège), 1789-1799. Commission de Recherche et de Publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution : Assemblée générale de la Commission centrale et des comités départementaux, 1939, tome I, Besançon, 1942.

[20] R. Aron : Introduction à la philosophie de l’Histoire, essai sur les limites de l’objectivité historique, Paris, 1938.

[21] Jean. Jaurès : op. cit.

[22] Cf. Grace M. Jaffé : op. cit.

[23] Cf. Edmond SOREAU : « La loi le Chapelier », Annales historiques de la Révolution Française, 1931 et Edouard DOLLÉANS : Histoire du mouvement ouvrier, Paris, Colin.

[24] Dans D. Guérin : op. cit.

[25] Dans D. Guérin : Op. cit.

[26] Op. cit.

[27] Lettre de Grenus, député du Mont-Blanc, en novembre 1793. Publiée par F. Vermale : Mémoires de la Société savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, tome LXV et citée par A. Mathiez : Le Directoire, Paris, 1934.

[28] Cité par D. Guérin : op. cit.

[29] Cf. pour la vente des biens nationaux dans les Côtes-du-Nord, la thèse de L. Dubreuil sur : La Bretagne et les pays celtiques. La Révolution dans le département des Côtes-du-Nord (études et documents), Paris, 1909 ; et pour la Savoie, F. Vermale (Annales révolutionnaires, V, 1912).

[30] Cité par R. Garaudy : Les Sources françaises du socialisme scientifiaue Paris 1948.

[31] Dont A. Mathiez : Le Directoire, op. cit., méconnaît singulièrement l’importance et l’originalité.

[32] Babeuf : La doctrine des Égaux. Extraits des Œuvres complètes publiés par Albert Thomas, Paris, 1906.

[33] Tribun du Peuple, n° 35. Les citations sont faites d’après : Journal de la liberté de la presse, Tribun du Peuple, Paris, 2 vol.

[34] Cf. J. Monnerot : Sociologie du Communisme, Paris, Gallimard, 1948.

[35] Hérostrate ou Érostrate qui, selon Valère Maxime, incendia le temple d’Artémis, à Éphèse (côte ouest de l’Asie mineure ; en 356 av. J.-C.) « pour rendre son nom immortel ». Il fut condamné à mourir brûlé et toute mention de son nom fut interdite sous peine de mort. [Note C. G.]

[36] Albert THOMAS : « La pensée socialiste de Babeuf avant la Conspiration des Égaux », Revue socialiste, 1904-1905.

[37] Cf. G. Sencier : Sociétés secrètes et conspirations communistes, 1830-1848, Paris, 1912 ; A. Espinas : op. cit. ; A. Mathiez : compte rendu de Maurice Dommanget, Histoire des doctrines socialistes : « Babeuf et la conjuration des Égaux », dans Annales révolutionnaires, 1923. R. Garaudy : op. cit.

_______________

Notes texte A. Soboul

[38] Nous ne relèverons pas les erreurs matérielles. Redisons cependant que Georges Lefebvre n’est pas le « disciple » de Mathiez comme l’affirme M. René Roux (p. 253). G. Lefebvre s’en est lui-même expliqué dans les Annales historiques de la Révolution française (1947, n° 2, p. 188). Les Enragés ni les Hébertistes ne réclamèrent jamais « le partage universel des terres » (p. 268) : l’auteur confond le partage des terres (« la loi agraire », contre laquelle se sont élevés tous les révolutionnaires, sauf Babeuf) et le partage des grandes fermes (il s’agit du partage de l’exploitation, non de la propriété). Ce partage des grandes fermes, les Sans-culottes des campagnes ne cessèrent de le réclamer. Saint-Just et Robespierre en avaient reconnu le bien-fondé, au point de l’inscrire, celui-ci dans son carnet, celui-là dans ses notes sur les Institutions républicaines : ils ne le proposèrent jamais à l’Assemblée bourgeoise qu’était la Convention. — Peut-on parler d’un « Parti ouvrier français de 1848 » (p. 279) ?

[39] Daniel Guérin, La lutte de classes sous la première République. Bourgeois et « Bras nus» (1793-1797), 1946.

[40] La conspiration de Babeuf fut selon Marx « la première apparition d’un parti communiste réellement agissant… dans le cadre de la révolution bourgeoise » (citation de M. René Roux, p. 252). On ne saurait trop souligner l’importance du dernier membre de phrase, « dans le cadre de la révolution bourgeoise ».

[41] Karl Kautsky, La Lutte des classes en France en 1789, 1901 (traduction du livre paru en allemand, en 1889).

[42] Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 1938.

[43] Jules Monnerot, Sociologie du communisme, 1948.

[44] S’il cite Jean Jaurès et son Histoire socialiste (p. 273), René Roux ne le suit pas pour autant lorsqu’il se réfère à l’Introduction à la Révolution française de Barnave qui écrit : « Une nouvelle distribution de la richesse produit une nouvelle distribution du pouvoir. De même que la possession de la terre a élevé l’aristocratie, la propriété industrielle élève le pouvoir du peuple. » Et Jaurès commente : « La bourgeoisie du Dauphiné, dont Barnave a merveilleusement dégagé et interprété la pensée, a proclamé nettement l’antagonisme de la classe industrielle et de la classe foncière » (I, p. 104). De la conscience de cet antagonisme, les preuves abondent. Faut-il citer la brochure de Siéyès : Qu’est-ce que le Tiers État ?

[45] Albert Mathiez, La Révolution française, III, pp. 147-149.

[46] A. Aulard, La Société des Jacobins, V, p. 308.

[47] P. Caron, Paris pendant la Terreur, I, p. 120.

[48] Journal de la Montagne, n° 150, 9 brumaire an II.

[49] B. N., ms, F. fs., nouv. acq. 2662, fol. 25, 21 du premier mois an II.

 

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