…C’est la question que pose Serge Bianchi dans un livre-somme publié en 2003 : La Révolution et la Première République au village (CTHS). À quelque chose malheur est bon,
c’est probablement le confinement qui m’a décidé à dépouiller de son enveloppe plastique ce pavé de près de mille pages (959, précisément), dont je ne peux décemment vous recommander l’achat, non au vu des circonstances, mais de son prix (60 €). Cependant, je ne saurais trop en conseiller la lecture tant il est riche en informations tant sur la vie rurale et sur les recherches menées sur elle. J’y ai, par exemple, trouvé pour ma gouverne personnelle de précieuses explications sur les « fabriques », ces associations qui géraient les paroisses.
Le document que je publie ci-après (colorisé pour plus de lisibilité) a justement paru assez important à l’auteur pour le reproduire sur une page entière (p. 596), bien qu’il estime d’abord que la « société féminine » ici évoquée « ne semble pas appartenir à la sphère politique » (p. 557).
Trouvé, d’après les indications de S. Bianchi dans les «archives notariales de Mennecy», autre cité de l’Essonne, et daté de messidor an II (juillet 1794), le document est un extrait de procès-verbal de la société populaire de Ballancourt. Une oratrice s’y adresse en effet aux «Citoyens Frères et Amis», après avoir précisé qu’elle «n’est pas sociétaire».
On sait qu’à Paris la fête en l’honneur de Bara, jeune héros républicain, primitivement fixée au 18 juin 1794 a d’abord été repoussée au 18, puis au 28 juillet avant d’être annulée de facto par la chute de Robespierre, le 9 Thermidor. Les adversaires de Robespierre y voyaient d’ailleurs une dangereuse occasion pour les jeunes élèves de l’École de Mars de se rassembler en armes autour de la Convention[1]. La décision de la société populaire de Ballancourt date du 20 messidor (comme indiqué dans la seconde partie du texte), soit du 8 juillet.
L’oratrice se prononce en tout cas en faveur d’une fête incluant la célébration de la mémoire de Bara et celle des victoires des armées de la République. Elle demande – mais c’est clairement un souhait qu’elle exprime – «s’il y aura les Prêtresses Vestale et Bellonne». Il aurait été plus rigoureux de parler soit de Vesta, déesse romaine de la famille, soit des vestales, ses prêtresses, dispensées d’autres obligations sociales, y compris mariage et procréation. Quant à Bellone, c’est une déesse romaine de la guerre.
La référence à cette dernière de la part des femmes elles-mêmes est peu fréquente durant la Révolution. Je n’en connais que deux occurrences (mais il peut en exister d’autres). L’une concerne la fête de la Fédération du 10 août 1793 à Vesoul:
Le cortège composé des corps administratifs et judiciaires, de la garde citoyenne, de la gendarmerie et précédé des jeunes citoyennes décorées des couleurs nationales, suivies des jeunes citoyens, s’est rendu en l’église cathédrale ou le citoyen Barbaud, vicaire épiscopal a prononcé après la messe un discours patriotique dont le département a ordonné l’impression et l’envoi à toutes les communes de son ressort. […]
C’est dans ce moment qu’une des citoyennes montée à l’autel de la patrie [pour prêter le serment de “défendre jusqu’à la mort la république une et indivisible et la liberté et l’égalité”], a dit :
Citoyens, nous aussi ! nous avons dans le cœur
la liberté gravée, et les rois en horreur.
Nous aussi dans ces jours et de crises et d’alarmes,
nous saurons s’il le faut, prendre avec nous les armes,
de Bellonne avec vous partager les hasards,
et de la liberté sauver les étendards[2].
L’autre est indirecte et concerne Pérouges :
Le 29 mai [1794 si l’on suit la chronologie de l’auteur, qui dit suivre lui-même la chronique du maître d’école Tarpin], on réorganisa la garde nationale, on trouva dans l’enceinte de la ville 80 hommes au-dessous de 18 ans ; 127 femmes ou filles au-dessous de 48 ans furent inscrites pour former la garde de Bellone, déesse de la guerre[3].
Le fait que le texte qui nous est parvenu ne féminise pas les titres (président, etc.) quand ils désignent une femme ne facilite pas la compréhension. Remarquons que c’est loin d’être la règle : les textes révolutionnaires où les titres sont féminisés ne sont pas rares.
En l’espèce, l’on peut séparer le texte en deux parties, comme les lignes de blanc nous invitent à le faire. La première partie est le texte du discours d’une porte-parole féminine. Il se clôt sur son cinquième point et les mots : «le nombre de conviés de chaque commune». La seconde partie est le compte rendu de la réunion des «commissaires ordonnateurs» de la fête, que réclamait l’oratrice et qui ont été nommés par la société populaire.
Ces commissaires, dont nous ignorons si certains sont des femmes, vont nommer à leur tour un bureau, composé (je féminise) d’une présidente, d’une vice-présidente, d’une secrétaire et d’une vice-secrétaire. Sont désignées, dans l’ordre, la citoyenne Poulet, la citne Breton, la citne Élisabeth Guerton et la citne Marie-Jeanne Élisabeth Guerton.
On (?) nomme ensuite (je féminise) trois scrutatrices: les citoyennes Bazin, Paré et Poulet.
Il semble peu probable que la même citoyenne Poulet soit à la fois présidente et scrutatrice, mais ce point reste en suspens. Il est fréquent dans les pétitions de femmes de rencontrer des couples mère-fille ou des sœurs ; c’est d’ailleurs le cas ici avec les deux citoyennes Guerton. Mais en général, comme pour les Guerton, on prend soin de les distinguer par leurs prénoms ou par les mentions « fille », « jeune » ou « aînée ».
Nous en arrivons maintenant à l’interrogation principale concernant le document (et à la frustration qui en découle).
Si la société populaire a suivi les recommandations de l’oratrice féminine (la citne Poulet ?), les commissaires ordonnateurs sont six. Ils viennent de nommer un bureau féminin de six ou sept citoyennes (une Poulet ou deux ?). Il semble peu probable que la désignation des citoyennes chargées d’incarner Bellone et « Vestale » soit le fait de ces seules douze ou treize personnes. On n’aurait pas pris la peine, sinon, de désigner trois scrutatrices.
Cela suppose donc que ce bureau féminin, qui ressemble en effet beaucoup – dans sa forme – à celui d’un club de femmes déclaré, va superviser une élection à laquelle procède une assemblée plus vaste. S’agit-il d’une assemblée extraordinaire de la société populaire ? Le libellé du compte rendu ne nous incite pas à le croire : « Nous soussignés commissaires ordonnateurs de la fête […] conformément à l’arrêté du décadi […] de la Société populaire. » Alors quoi ? Une assemblée des habitant·e·s de Ballancourt ? C’est possible. Mais je penche plutôt – au vu de nombreux exemples semblables – pour une assemblée des citoyennes que l’on appelle ailleurs « habituées des tribunes » de la Société populaire. Il s’agirait donc de l’une des nombreuses occasions où, à l’intérieur d’une société populaire non-mixte (au sens où les femmes ne sont pas reçues sociétaires), les femmes admises dans le public sont consultées en tant que groupe ou – ici le cas – se manifestent en tant que groupe et sont reconnues comme tel.
Faute d’un document complémentaire, nous ne savons pas si cette hypothèse est la bonne ni quelles ont été les citoyennes choisies pour incarner les deux « Déesses »…
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__________________
[1] Voir Martin Jean-Clément, « Bara, de l’imaginaire révolutionnaire à la mémoire nationale », in Révolution et Contre-révolution, PUR.
[2] Extrait des minutes du secrétariat du département de la Haute-Saône. Fédération du 10 août 1793. AD Haute-Saône, 10 L 7 ; Cour-Drouhard Myriam, Laithier François-Xavier, Leroy Aubin (dir.), La Révolution dans les archives comtoises, s. l. n. d., p. 44. C’est moi qui souligne.
[3] Thibaut F., « Extraits d’une monographie de Pérouges », Annales de la Société d’émulation, agriculture, lettres et arts de l’Ain, 1903, pp. 213-236. Citation p. 234.
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