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LA RÉVOLUTION ET NOUS

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“Daniel Guérin, le trouble-fête” ~ par Louis Janover (1989)

13 dimanche Juin 2021

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

≈ Commentaires fermés sur “Daniel Guérin, le trouble-fête” ~ par Louis Janover (1989)

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1984: année de la haine au sens orwellien du terme! «Haïr la révolution» fait alors partie des «devoirs moraux et médiatiques de toute “âme” noble intéressée à sauver le monde de l’Empire du mal[1]». Et l’avertissement vient de très loin dans notre histoire: comme «Thermidor a sauvé la France» – la France thermidorienne, cela s’entend! – de cette «instance totalitaire, ou para ou pré-totalitaire, le Club des jacobins[2]», il convient de rester attentif à cette leçon du passé. Certains partis héritiers des jacobins ne font-ils pas toujours peser sur les institutions des menaces para ou post-totalitaires?

1989: il ne s’agit plus de haïr, mais de se servir des Tables de la loi bourgeoise comme d’une pierre tombale: sous le marbre de la Déclaration, le cadavre embaumé de la Révolution! Même l’évocation, sur le mode éploré, des dangers que les journées révolutionnaires auraient fait courir à l’avenir de la Démocratie risquerait de troubler les fastes programmés du bicentenaire. Ce n’est plus seulement la Terreur qui passe pour une déplorable parenthèse, heureusement refermée, un accident qui ne saurait se reproduire dans nos sociétés policées; l’histoire elle-même, l’histoire grandeur nature, finit par devenir suspecte aux yeux des historiens. Faute de pouvoir la coucher dans le lit de Procuste pour la raccourcir d’une tête, la tête révolutionnaire, bien entendu, ils se contentent de présenter les valeurs d’une réaction bien tempérée comme les valeurs de la Révolution même – de la belle et noble Révolution, celle qui n’avait rien de… révolutionnaire; inversion sémantique que Babeuf avait déjà dénoncée en son temps: «Parce que nous voulons refaire [la Révolution], écrivait-il dans Le Tribun du peuple, ils nous traitent d’anarchistes, de factieux, de désorganisateurs. Mais c’est par une de ces contradictions toutes semblables à celle qui leur fait appeler révolution la contre-révolution.» Et d’ajouter dans ce même article: «Mais tel est le dictionnaire des palais, des châteaux et des hôtels, que les mêmes expressions offrent toujours l’inverse de signification qu’on leur reconnaît dans les cabanes[3]»

Les procédés se sont raffinés; châteaux, hôtels et palais ont changé de propriétaires et d’allure, mais deux cents ans après que ces paroles ont été prononcées, on retrouve la même escroquerie langagière, le même acharnement à lire dans le dictionnaire de la contre-révolution le sens des mots révolutionnaires. L’anachronisme fait ici merveille. L’ombre du Goulag et de la terreur stalinienne se projette sur «la révolution» et «le communisme» érigés en principes métaphysiques intrinsèquement pervers. Ainsi, tel historien, ex-membre du PCF, ne craint pas de régler son compte avec son passé par Révolution interposée: «Par beaucoup d’aspects, déclare-t-il, la Terreur [!] annonce ce que seront les sociétés communistes[4].» Le problème avec un tel raccourci, c’est qu’il peut mener dans une direction tout opposée. La Révolution française s’inscrit indubitablement dans le cycle des révolutions à visage bourgeois: on guillotine volontiers des propriétaires, mais sans épargner les anarchistes du moment. Par conséquent, si la terreur organisée par les robespierristes «annonce» le totalitarisme des sociétés dites communistes; si les méthodes de gouvernement et de répression auxquelles les uns et les autres ont eu recours se ressemblent toutes, qu’en conclure? En toute logique, que nous sommes devant des pouvoirs «bourgeois» chargés, entre autres urgences, d’étouffer les aspirations égalitaires, communistes, de ceux d’«en bas». Serait alors en cause dans la terreur qu’exercent ces institutions non le «communisme», réduit ici à sa valeur purement nominale et mystificatrice, mais l’État politique moderne, «qui laisse subsister les piliers de la maison» (Marx) – ces rapports de domination et de servitude dont il est le plus sûr garant.

Aucun doute! A l’heure où la mort des idéologies est au programme de toutes les écoles historiques, la Grande Révolution fait l’objet d’un retraitement idéologique pour l’épurer de ses scories rebelles. Finie la franche «lutte au couteau» dont parlait Daniel Guérin dans un de ses derniers textes sur ce sujet qui lui tenait tant à cœur[5]. On assiste à des variations aussi infimes qu’infinies sur un même thème: la révolution des droits de l’homme – «une modification des moyens par lesquels les plus forts et les plus rusés se sont originairement arrogés des prétentions au préjudice des plus faibles et des plus crédules[6]». Cette critique de François Boissel, émise à chaud, au cœur de la tourmente, risque de passer aujourd’hui pour la preuve d’une incurable cécité. Par chance, l’étude de Guérin sur La lutte des classes sous la Première République est là pour convaincre le lecteur qu’il s’agit au contraire d’un signe de rare clairvoyance. Le communiste révolutionnaire Boissel voyait loin, et il a su d’emblée discerner sous la paille des mots le grain des choses.

Avant même de devenir «théoricien de la classe prolétaire» et critique de la civilisation du capital, Marx s’était lancé, dans l’intervalle de mars à octobre 1843, dans de sérieuses études sur la Révolution française[7]. Toute son œuvre ultérieure se nourrit de ces premières lectures historiques, sa conception de la démocratie comme sa «critique de la politique» et de l’État notamment. La Convention devait être le thème central et le chaînon essentiel d’une exploration en profondeur de ce que l’on pourrait appeler la loi de causalité du processus révolutionnaire. Le politique n’est pas le geste instituant qui noue le lien social en référence à une idéologie suspendue aux lèvres du législateur; il est l’expression même du rapport d’intérêt particulier existant entre les membres d’une classe qui marque ainsi son hégémonie sur la société du sceau de l’intérêt général. Ce rapport définit la place et la fonction de l’État. C’est pour ne pas s’être écarté de cette vérité «matérialiste» toute simple que Daniel Guérin, en dépit d’un schématisme qui le pousse parfois à forcer le trait, a, l’un des premiers, mis à nu le ressort caché des conflits politiques qui ont déchiré la Convention. Son apport à l’historiographie de la Révolution française ne réside pas dans une recherche érudite, puisqu’il s’en tient aux sources imprimées, mais dans le travail de synthèse entrepris pour montrer que la conception matérialiste et critique du monde s’appliquait pleinement à cette période d’antagonismes sociaux exacerbés. Guérin a su tirer profit de l’expérience historique pour enrichir ce qui était resté chez Marx à l’état de remarques ou de réflexions éparses. Pour mieux resserrer son propos, il a porté l’essentiel de son effort d’éclaircissement sur les quatorze mois (du 31 mai 1793 au 21 juillet 1794), «étape suprême de la révolution», pendant lesquels les représentants politiques de la bourgeoisie révolutionnaire ont eu à faire face non seulement à la menace d’une restauration de l’Ancien Régime, mais surtout à l’intervention d’une avant-garde populaire, les enragés, puis l’aile gauche de l’hébertisme s’efforçant successivement de dépasser le cadre de la dictature jacobine et de défendre les revendications spécifiques d’un pré-prolétariat.

Aussi considère-t-il la Révolution française, du moins dans cette phase finale, sous un double aspect: à la fois révolution bourgeoise dans son aspect objectif et révolution permanente (encore embryonnaire) dans son mécanisme interne[8]. On assiste en effet pendant la courte période de domination jacobine à un processus de dissociation accéléré entre les aspirations des «bras nus» et la volonté des jacobins maintenant installés aux leviers de commande; les premiers cherchent à imposer, par le biais des organes de représentation directe, une série de mesures anticapitalistes; les seconds, farouches partisans du système de démocratie représentative, tentent, avec une ténacité sans faille, d’émasculer le mouvement populaire pour placer hors de sa portée les institutions nouvelles. On tiendrait là un exemple de cette «transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne[9]» ou, selon les termes de Trotski, du processus unissant «la liquidation du Moyen Age à la révolution prolétarienne à travers une série de conflits sociaux croissants[10]». La clef de ce phénomène, c’est «la loi dite du développement combiné», autrement dit, cette constatation, susceptible d’interprétations multiples et contradictoires, qu’il existe dans toute société un «développement inégal des formes de propriété, des moyens de production». Marx et Engels avaient déjà observé semblable distorsion dans la Révolution française, certes, mais aussi dans la guerre des paysans allemands de 1525 (Mùnzer), dans la révolution anglaise de 1642 (les niveleurs). Mais c’est à Trotski que revint la tâche de donner aux aperçus des deux fondateurs une cohérence théorique et d’ériger ses conclusions en système d’explication valable pour tous les pays présentant cette particularité historique: l’imbrication dans un même cadre national d’éléments archaïques, précapitalistes et de secteurs capitalistes développés, capables d’impulser une dynamique de modernisation, avec toutes les implications sociales que cette «contradiction» comporte. Ainsi, au terme d’un processus de luttes de classes et de transformations sociales extrêmement rapide, la révolution russe, révolution bourgeoise en février 1917, a fini par céder le pas en octobre à une révolution prolétarienne. Tout au long de l’analyse, ce modèle a fourni à Guérin son cadre de référence et le sens de ses périodisations. Mais quelle valeur heuristique accorder à l’analogie qu’il établit entre les différentes phases de la Révolution française et de la Révolution russe et entre leurs acteurs politiques? L’équivalent en Russie du mouvement des enragés, ce n’est pas le parti bolchevique, minorité hyper-centralisée qui visait en premier lieu la prise du pouvoir d’État; on penserait plutôt aux Soviets et aux conseils d’usine, Trotski et le Parti représentant, comme on l’a maintes fois dit, le stade jacobin du processus de maturation révolutionnaire. N’ont-ils pas satisfait avant tout les aspirations fondamentales de l’énorme masse paysanne par un décret sur le partage des terres qui légalisait le fait accompli? Sur ce point, qui montre les bolcheviks réussissant là où les enragés et Babeuf auraient échoué, la démonstration de Guérin boite; et cette faiblesse apparaît d’autant plus préjudiciable à l’analyse que le mythe de Lénine fondateur de la dictature du prolétariat a servi à obscurcir la signification sociale d’Octobre exactement de la même manière que la légende de Robespierre et de la Terreur révolutionnaire a obscurci celle de la Révolution française. Qu’en 1793 comme en 1918, bras nus ou prolétaires aient fourni la puissance massive pour balayer les vestiges de l’ancienne société et aplanir le terrain sous les pas des nouveaux dirigeants ne fait que mettre en lumière une tendance commune aux deux mouvements: ils ont fourbi les armes que les dominants s’apprêtaient à retourner contre eux pour éliminer les éléments les plus avancés après avoir tiré profit de leur dynamisme. Victime de ce tête-à-queue historique, Anton Ciliga a vu plus clair ici que Guérin sur la nature du lien dialectique – au sens de rapport de négation et d’affirmation réciproque – qui unissait Lénine aux masses.

Ses remarques à ce sujet s’appliquent trait pour trait au portrait de Robespierre tel que Guérin l’a dessiné d’une pointe acérée: Janus bifrons, une face tournée, avec une légère grimace, vers la sans-culotterie pauvre courtisée aux moments de crise, l’autre vers la bourgeoisie révolutionnaire à l’heure où les encombrants alliés «anarchistes» ayant fini de jouer leur rôle étaient sommés de regagner leur place naturelle: les coulisses de l’histoire. Écoutons Ciliga apostropher son ancienne idole sur un air connu: et toi aussi Lénine! et parler à son propos de la «mystification du mythe postrévolutionnaire»: «N’aurais-tu été aussi grand qu’aussi longtemps que les masses et la révolution le furent? Et lorsque les forces des masses déclinèrent, ton esprit révolutionnaire n’en fît-il pas autant, déclinant même davantage encore? Serait-il possible que, pour conserver le pouvoir, tu aies trahi, toi aussi, les intérêts sociaux des masses? Et que ce soit ta décision de conserver le pouvoir qui nous ait séduits, nous, les naïfs? […] Mais dès l’instant où l’édifice ancien se fut écroulé et où Lénine prit le pouvoir, le divorce tragique commença entre lui et les masses. Imperceptible au début, il grandit, se développa et finalement devint fondamental[11]» – quand aux naïfs succédèrent les bureaucrates du Thermidor stalinien, exploitant cyniquement la réaction au profit des nouvelles couches privilégiées. Guérin se garde bien de faire intervenir la soif de pouvoir, explication trop courte dans le cas de Lénine, et qui ne rend pas davantage compte des volte-face de Robespierre. Il suit jusqu’au bout la logique de l’analyse «matérialiste» pour caractériser la politique de l’Incorruptible, petit-bourgeois spiritualiste, penchant toujours au bon moment du côté des possédants, mais attentif néanmoins à ne pas s’aliéner l’appui des sans-culottes. Comme la majorité des jacobins, c’est à son corps défendant qu’il fut entraîné sur la voie de la taxation, du maximum, de la lutte contre les accapareurs, avec, pour corollaire obligé, les mesures d’accompagnement terroristes sans lesquelles cette audacieuse tentative d’instaurer un contrôle de l’État sur certains secteurs de l’économie serait restée lettre morte. Les véritables initiateurs de cet anticapitalisme plébéien, ce sont les enragés, Jacques Roux, Leclerc et Varlet en tête, représentants d’une avant-garde populaire dont les jacobins captèrent le programme pour canaliser l’énergie des bras nus, asseoir sur des bases solides le gouvernement révolutionnaire et donner une impulsion décisive à la grande affaire de la bourgeoisie: la lutte à mort contre le concurrent anglais. Le mythe de Robespierre déchiré, les implications profondes de sa politique se dessinent nettement, et des événements comme la déchristianisation et ses retombées politiques, en apparence indépendants de cette lutte sociale acharnée, apparaissent bel et bien comme un épisode dérivé mais signifiant du conflit opposant bourgeois et bras nus.

Sur le fond d’une synthèse socio-politique qui excelle à mettre en perspective les facteurs décisifs de cette évolution, Guérin, prolongeant en cela le livre de Pierre Kropotkine sur La Grande Révolution, a mené à bien la première étude exhaustive des luttes sociales saisies sous l’angle de la spontanéité créatrice des masses populaires. Contrairement au reproche fondamental qui lui a été fait, il est loin de méconnaître le caractère hétérogène de ceux qu’il englobe dans la catégorie des bras nus, petits-bourgeois et artisans attachés à la propriété privée. Il distingue une pluralité de conflits, chaque fraction de la sans-culotterie défendant ses intérêts propres, alors que le prolétariat au sens moderne du terme ne constitue qu’une infime fraction des masses populaires et apparaît sous une forme embryonnaire, sans pouvoir peser de manière décisive dans les luttes en cours. Ainsi s’explique la relative facilité avec laquelle hébertistes et robespierristes, pour une fois réconciliés dans l’ombre de Marat, «eurent» les enragés après les avoir isolés de cette masse idéologiquement indécise et flottante. Il n’empêche! Une véritable conscience de classe s’est progressivement constituée, une fois accomplie la tâche commune à toutes les parties: la destruction de l’Ancien Régime. La vie chère n’est pas seule en cause. Très vite les plus défavorisés soupçonnèrent que les objectifs poursuivis par les jacobins ne menaient nullement à ce changement social radical qu’ils attendaient de leurs sacrifices. Cette sensibilité a trouvé ses porte-parole dans des agitateurs populaires qui défendent un ensemble de revendications à caractère politique. Ainsi s’approfondit le clivage de classes qui tend à donner une structure cohérente à la sans-culotterie[12].

Sur tous ces points, l’analyse de Daniel Guérin n’a guère reçu de démentis, sauf à considérer comme tels les jugements condescendants qui ont accueilli l’ouvrage à sa sortie[13]. La méthode, en revanche, mérite quelques remarques, indépendamment des écueils de l’analogie, déjà signalés. Une fois reconnue «la primauté de l’économie sur le politique», les déterminismes socio-historiques circonscrivent de manière rigoureuse et quasi mécanique la tâche des classes en présence et de leurs représentants politiques. Guérin ne se lasse pas de répéter que, dans la France de 1789, la conscience des bras nus ne pouvait aller bien au-delà d’un anticapitalisme élémentaire; les plus lucides étaient incapables de mettre à nu les mécanismes de la domination bourgeoise qu’ils combattaient par intuition. D’où le caractère terroriste des mesures préconisées. Il s’agit non de s’attaquer au droit de propriété, mais, tout au plus, de limiter les effets délétères de la richesse et d’égaliser les fortunes et les conditions autant que faire se peut. Mais, de ce point de vue, la politique de Robespierre n’était-elle pas le maximum de ce qui pouvait s’inscrire dans la réalité économique, sociale et culturelle de l’époque? Si toute solution radicale au conflit social était interdite, alors la position de l’Incorruptible apparaît singulièrement réaliste, fondée sur une appréciation lucide, «dialectique», des rapports de forces entre les principaux protagonistes, compte tenu des bornes à ne pas dépasser pour préserver l’essentiel des conquêtes de la révolution. L’analogie avec Lénine et les bolcheviks retrouverait alors sa fonction explicative. Ainsi, poussé jusqu’à ses limites, le schéma de la révolution permanente finit par se retourner contre la thèse défendue par l’auteur. Les facteurs d’arriération qui, dans la conception matérialiste de l’histoire, permettent d’expliquer l’échec des mouvements révolutionnaires en avance sur les conditions objectives servent ici à expliquer le contraire: le succès de ces minorités actives; puis derechef, ils rendent compte de l’avortement final, et nous voilà ramenés «en deçà» des objectifs possibles. Or, l’expérience la plus radicale de la Révolution française, celle qui nous conduit à l’orée du communisme, offre sur ce problème matière à réflexion. En pleine réaction thermidorienne, à l’heure où l’élan populaire est irrémédiablement brisé, où les petits-bourgeois révolutionnaires ont les jarrets coupés par la répression, la Conspiration pour l’égalité de Babeuf fait surgir pour la première fois le spectre qui va bientôt hanter l’Europe. Ici, les conditions objectives sont loin de répondre à la prise de conscience subjective et l’histoire s’offre un dernier détour imprévu avant d’emprunter une ligne descendante toujours plus brutale. Le Tribun du peuple fera preuve d’une lucidité désarmante en procédant à une réévaluation, en forme d’autocritique, de la place de Robespierre dans l’histoire de la Révolution. Il avait tôt compris que l’Incorruptible, perfectionnant «l’art de Machiavel», s’était multiplié «pour amener le peuple à ne plus tenir compte de ses droits de souveraineté, à croire qu’il était nécessaire au salut de la patrie qu’il s’en dépouillât pour un temps afin d’en jouir plus sûrement dans un autre[14]». S’il change maintenant de perspective, la raison en est simple: «L’hébertisme n’est qu’à Paris et dans une petite portion d’hommes… Le robespierrisme est dans toute la République.» D’où la condamnation sans appel: «Je n’entre pas dans l’examen si Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand cela serait, je justifie encore Robespierre[15]». Terrible couperet que celui de la nécessité historique, et sa lame est toujours à double tranchant! Daniel Guérin n’a pas tort de noter que Babeuf plaidait ainsi contre sa propre cause, puisque son action s’inscrivait dans le droit fil de ces minorités que Robespierre avait éliminées dans l’intérêt général, réel ou supposé, de la Révolution. Mais il oublie de dire que Babeuf, désormais poussé par la logique de la situation, plaidait aussi pour lui-même, car il aspirait à prendre la place laissée vacante par la disparition de Robespierre, et à exercer à son tour une dictature révolutionnaire «transitoire», légitimée par ses seules intentions. Guérin n’apporte aucune réponse à une question qu’il est impossible aujourd’hui de trancher à la manière de Babeuf. En effet, la méthode matérialiste met entre parenthèses le problème de la finalité éthique de l’action révolutionnaire ainsi conçue. Elle nous éclaire quant au caractère des conditions objectives, mais reste muette, ou peu s’en faut, sur le rapport réel qu’elles entretiennent avec la subjectivité critique. Et voilà pourquoi Guérin, comme Babeuf en d’autres temps et sur d’autres bases, peut critiquer la démarche jacobine tout en se référant à des principes théoriques qui aident à la justifier.

Dans son effort pour opérer une «synthèse entre marxisme et anarchisme», et fonder un «marxisme libertaire», Guérin fait appel à la méthode d’investigation scientifique fécondée par l’intuition; on serait ainsi armé à la fois d’un instrument d’analyse sociologique et d’un guide pour l’action politique. Étude de la structure socio-économique et foi dans «l’instinct profond des larges masses», tels sont les deux axes de cette démarche, avec, pour aiguillon, une stratégie faite de «surprise», de «provocation», d’«audace» et l’intervention de «minorités agissantes plus instruites et plus conscientes […] dont la contribution est inévitable pour amener les arrière-gardes à la pleine maturité socialiste[16]». Réunir deux théories incomplètes ne donne pas nécessairement un ensemble cohérent et opératoire. L’aporie reste toujours la même: quels sont les critères qui mesurent la valeur d’une action révolutionnaire? Qui les définit et au nom de quoi? Si l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué, que devient dans ce cas la fonction pédagogique des minorités agissantes? La question attend toujours la réponse.

La révolution, nous dit-on, est terminée! Et, en effet, la révolution bourgeoise a libéré le potentiel créateur que contenait la charte des droits de l’homme et du citoyen. L’émancipation politique a parcouru le cycle dans sa totalité; elle est passée par toutes les formes de domination compatibles, à un moment donné, avec le mode de rapport immédiat entre les «maîtres des conditions de production et les producteurs directs», compte tenu du «niveau déterminé du développement du genre et du mode de travail et par suite de sa productivité sociale[17]». Il n’est pas jusqu’à l’esquisse d’économie dirigée et de socialisation «par le haut» qui n’ait trouvé son aboutissement sur le terrain des révolutions politiques du xxe siècle. L’État jacobin, l’État bourgeois total, se dresse, à l’aube de l’ère capitaliste, comme l’ancêtre, déjà bien armé, des régimes bonapartistes, puis «totalitaires». Tous les phénomènes de manipulation et d’instrumentalisation des masses, que l’on observe par la suite dans les régimes de partis, ont été décrits et démontés par Guérin, scrutateur attentif de cette grandiose scène parlementaire dominée par les héros de la Révolution. On peut ainsi tirer d’une lecture avertie de La lutte des classes sous la Première République maints éléments d’une sociologie critique des formes de l’État bourgeois – dont les moyens d’action s’opposent vite à ceux utilisés par les bras nus. Voilà pour la part proprement scientifique de cette œuvre. Et nous prendrons le contre-pied de l’opinion communément admise en ce domaine en affirmant que c’est ici qu’il faut chercher la raison pour laquelle ce livre n’est pas près de figurer au nombre des best-sellers sur la Révolution. Rien dans cette histoire des origines ne peut accréditer le «mensonge déconcertant» du siècle: révolution = terreur = goulag = communisme = marxisme. Tout en revanche nous montre que la bourgeoisie, en inventant l’État politique moderne garant du droit de propriété, «collective» ou privée, a d’emblée ajouté quelques solides maillons aux antiques chaînes de l’esclavage[18].

Il n’est évidemment pas difficile de dégager l’intention normative qui sous-tend une telle analyse. Les mécanismes de démocratie directe à l’œuvre dans la Révolution française représentent, aux yeux de l’auteur, la pierre de touche de tout mouvement de libération radical. Et cette forme de lutte porteuse d’une promesse d’émancipation humaine universelle, il la rapporte à l’existence et à la conscience d’une classe qui était encore à l’état d’«embryon»; c’est elle qui devait, en prenant sa stature adulte, faire sauter tout l’édifice hiérarchique mis en place par la bourgeoisie à la faveur de ces événements fondateurs. Après Octobre, plus de doute! Les bolcheviks sont bien les héritiers naturels des enragés et des babouvistes. Animés par une certaine idée du communisme, n’ont-ils pas, grâce à leur volontarisme audacieux, amené à maturation en Russie la conscience révolutionnaire d’un prolétariat enfin mûri par l’expérience historique et trouvant dans les «contradictions» d’un capitalisme en plein essor les conditions de sa libération? Guérin a su lui-même admettre que la question ne se posait pas forcément en ces termes et que la révolution d’Octobre, même si l’on s’en tient au «matérialisme historique», a soulevé plus de problèmes qu’elle n’a permis d’en résoudre. Revenons donc pour finir aux remarques de Marx sur la Révolution française, remarques que Daniel Guérin avait sans cesse à l’esprit quand, en faisant revivre avec passion les luttes du passé, il pensait obstinément aux combats à venir. «Des idées ne peuvent jamais mener au-delà d’un ancien ordre du monde, dit Marx; elles peuvent seulement mener au-delà des idées de l’ancien ordre du monde. Des idées ne peuvent absolument rien réaliser. Pour réaliser les idées, il faut les hommes qui mettent en jeu une force pratique […] Le mouvement révolutionnaire, qui prit naissance en 1789 au Cercle social, qui, en cours de route, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber temporairement avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste que Buonarroti, l’ami de Babeuf, réintroduisit en France après la Révolution de 1830. Cette idée, élaborée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel ordre du monde [19].»

Marx a cru qu’il pouvait désigner avec certitude les «hommes» qui mettraient en branle cette force pratique capable de les porter au-delà de l’ancien ordre du monde. Dans les révolutions bourgeoises, une minorité prétendait bouleverser la société dans l’intérêt de l’immense majorité et ne réussissait, finalement, qu’à se fondre dans l’ancienne classe dirigeante ou à se hisser à son tour vers les sommets. Le Manifeste communiste voit s’ouvrir des perspectives moins sombres: le «mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité». À la limite, tout organe de médiation devient superflu, ce qui ne va pas sans poser problème. Que les solutions proposées par Guérin pour sortir du dilemme: spontanéité-volontarisme, objectivité-subjectivité, soient, elles aussi, source de questions, voilà qui ne saurait surprendre. L’essentiel est qu’elles aient néanmoins enrichi l’idée du nouvel ordre du monde en nous montrant sur quelles bases s’était élevé l’ordre actuel du monde qu’il voulait jeter bas.

Janover Louis, « Daniel Guérin, le trouble-fête », L’Homme et la société, n° 94, 1989. «Dissonances dans la Révolution», pp. 83-93.

[1] Élisabeth Guibert-Sledziewski. «Haïr la Révolution», Enjeu, n° 11, 1984.

[2] Pierre Manent, «Le totalitarisme et le problème de la représentation politique», Commentaire, n° 26, été 1984, p. 213.

[3] Gracchus Babeuf, «Quoi faire», Le Tribun du peuple, n° 36, 20 Frimaire an IV (10 décembre 1795), in Le Tribun du peuple par Gracchus Babeuf, textes choisis et présentés par Armand Saïtta, Paris, UGE, «10/18», 1969, p. 220.

[4] François Furet, «La Gauche doit rompre avec la terreur», interview dans Libération, 17 janvier 1983. Comme le souligne Élisabeth Guibert-Sledziewski, cet historien s’est érigé en juge suprême des écrits sur la Révolution française bien qu’il n’ait «signé aucun des travaux approfondis ayant fait progresser de façon notable la connaissance contemporaine en matière d’histoire révolutionnaire» (op. cit.).

[5] Daniel Guérin, Introduction à la brochure de Maurice Dommanget, Les Enragés dans la Révolution française (1948), Paris, Spartacus, 1987.

[6] Lettre de François Boissel du 3 septembre 1789, citée in A. Ioannissian, Les Idées communistes pendant la Révolution française. Éditions du Progrès, Moscou, 1984, p. 331.

[7] Maximilien Rubel, «Marx penseur de la Révolution française», Études de marxologie, n° 27, 1989. Voir également de François Furet, Marx et la Révolution française (suivi de textes de Karl Marx réunis, présentés et traduits par Lucien Calvié), Paris, Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque scientifique», 1986; confondant la thèse normative et l’argument scientifique, l’auteur prétend prendre Marx en flagrant délit d’anachronisme et de téléologie; voir notre critique, «Liberté, Égalité, Propriété et Bentham», in Études de marxologie, n° 27, 1989.

[8] Sur la place de la théorie de la révolution permanente et de la loi du développement combiné dans l’œuvre de Guérin, voir l’Introduction de La lutte des classes sous la Première République (Bourgeois et «Bras nus», 1793-1797), 2 t., Paris, Gallimard, 1946 (nouvelle édition revue et augmentée, 1968). Voir également La Révolution française et nous, Bruxelles, La Taupe, 1969.

[9] Lénine, cité par Guérin in La Révolution française et nous, op. cit., p. 21.

[10] Trotski, cité par Guérin in La Révolution française et nous, op. cit., p. 21.

[11] Anton Ciliga, Lénine et la révolution (1946), Paris, Spartacus, 1978, pp. 12, 13.

[12] Sans oublier l’influence sur le mouvement social de la paysannerie pauvre qui «avait sur la position de la propriété une position plus hardie que la sans-culotterie urbaine» et formait «un prolétariat rural aux aspirations propres» (Guérin, La lutte des classes…, t. I, op. cit., p. 82). Le livre pionnier de Pierre Kropotkine, La Grande Révolution (1909), Paris, Stock, 1976, est riche en aperçus dans ce domaine.

[13] Voir l’ouvrage de synthèse d’Olivier Bétourné et d’Aglaia I. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989, pp. 112-114. Sur l’histoire conçue désormais comme «structure immobile», on lira l’essai stimulant de François Dosse, L’Histoire en miettes (Des «Annales» à la «nouvelle histoire»), Paris, Découverte, 1987, et notamment le chapitre «La Révolution française est terminée», pp. 235-259.

[14] Journal de la liberté de la presse, n° 2, 5 septembre 1794, cité in Guérin, La lutte des classes…, t. II, op. cit., p. 353.

[15] Lettre de Babeuf à Bodson, citée in Guérin, lui lutte des classes…, op. cit., pp. 353, 352.

[16] Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Paris, Laffont, «Libertés», 1969, p. 288.

[17] Karl Marx, Le Capital III, Œuvres II, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1968, p. 1400; trad. modifiée.

[18] Il s’agit moins dans cette conspiration du silence de Guérin penseur de la révolution que de Guérin penseur de la contre-révolution et de la réaction. Voir les remarques critiques de Denis Berger, «La révolution plurielle (Pour Daniel Guérin)», in Permanence de la Révolution. Pour un autre Bicentenaire, Paris, La Brèche, 1989.

[19] Karl Marx, La Sainte Famille, Œuvres III, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1982, p. 558.

 

Récemment publié aux Éditions Klincksieck

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«Une émission monétaire débridée dans une période de crise majeure ne débouche pas automatiquement sur un krach» ~ par Serge Aberdam, Laure Desprès et André Tiran.

30 vendredi Avr 2021

Posted by Claude Guillon in «Articles», «Faites comme chez vous !»

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André Tiran, Assignats, Économie, Laure Despres, Maximum, Semion Anissimovitch Fal'kner, Serge Aberdam, Subsistances

Je republie ci-dessous une tribune accueillie par Le Monde du 2 avril dernier. Ses autrice et auteurs, Laure Desprès et André Tiran (économistes) et Serge Aberdam (historien) s’appuient sur l’exemple des assignats émis pendant la Révolution française, tel qu’analysé par Semion Anissimovitch Fal’kner, pour estimer qu’un pouvoir politique peut réguler une économie d’émission afin de compenser les effets néfastes de l’émission sur l’appareil productif et sur la répartition des richesses et des revenus.

Laure Desprès et Serge Aberdam sont coéditeurs de la traduction récente du livre de Fal’kner Le papier-monnaie dans la Révolution française parue aux Classiques Garnier (la traduction est d’Alexis Berelowitch.)

Capture d’écran 2021-04-30 à 17.20.39

Le débat actuel sur la question du financement monétaire de la dette publique renvoie à diverses expériences passées, notamment celle des assignats émis en 1789 et devenus monnaie en 1791. L’actuelle doxa veut que cette émission ait été désastreuse alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle, un grand nombre de républicains continuèrent à soutenir l’expérience des assignats et émirent un jugement moins critique.

D’ailleurs en 1919, dans Le Papier-monnaie dans la Révolution française, un économiste russe Semion Anissimovitch Fal’kner (1890-1938) a soutenu l’émission des assignats :

– D’un point de vue politique: sans eux, la Révolution française n’aurait pas été en mesure de résister à la coalition des monarchies européennes et de financer l’effort de guerre.

– D’un point de vue monétaire: une émission monétaire débridée dans une période de crise majeure ne débouche pas automatiquement sur un krach.

– D’un point de vue social et économique: l’émission monétaire n’engendre pas inévitablement un effondrement de la production et un appauvrissement généralisé.

Une théorie originale

Semion Anissimovitch Fal’kner a entrepris son étude en 1916, au moment où le gouvernement tsariste a choisi de financer l’effort de guerre par émission monétaire. Elle fut publiée en pleine tourmente révolutionnaire, alors que la guerre civile et l’hyperinflation battaient leur plein. L’ouvrage n’a jamais été traduit, sauf très partiellement en allemand. Une traduction en français (Classique Garnier, 536 pages, 49 euros, janvier 2021), vient enfin combler cette absence.

Fal’kner a élaboré une synthèse des recherches historiques de son temps sur les assignats, ainsi qu’une théorie originale de ce qu’il appelle une économie d’émission. Pour lui, le financement monétaire des déficits publics, dans une période de crise aiguë, impacte l’économie réelle et la répartition des richesses entre les groupes sociaux, créant un système sui generis, qui fonctionne selon ses propres lois socio-économiques.

L’Ancien Régime avait laissé une très lourde dette publique, et la capacité d’emprunter du nouveau pouvoir révolutionnaire était quasi inexistante, les impôts rentrant très mal. Dans une situation de crise extrême, les bourgeois révolutionnaires n’hésitèrent pas à opérer une redistribution radicale des richesses en nationalisant les biens de l’Église, consolidant ainsi leurs propres créances sur l’État.

Fondamentalement, Fal’kner considère l’émission de papier-monnaie comme une forme d’imposition, la plus puissante qui soit, à la disposition des États affaiblis. Chacun va chercher, en se débarrassant au plus vite de ses billets, à transférer le poids de cet impôt sur quelqu’un d’autre. Finalement, l’impôt d’émission pèse sur les plus pauvres.

Famine de monnaie

Ceux-ci peuvent toutefois résister s’ils réussissent à infléchir le rapport de force en leur faveur. En effet, sous la pression populaire, des municipalités décident ou sont contraintes de fixer le prix du pain et quelquefois de la viande, tout en organisant un système local de rationnement qui concerne toute la population, riches et pauvres.

Ce mouvement de socialisation du commerce des produits de première nécessité débouche sur le vote, en septembre 1793, par la Convention, d’une loi établissant le «maximum général» des prix. Tous les acteurs économiques cherchent à protéger leur pouvoir d’achat en se débarrassant de leur encaisse monétaire qui se dévalorise : la vitesse de circulation de la monnaie s’accélère et les prix augmentent.

L’État est contraint, pour maintenir ses ressources, d’émettre de plus en plus de billets. Ce n’est donc pas l’augmentation de la quantité de monnaie qui provoque la hausse des prix, mais l’inverse. En effet, les hyperinflations s’accompagnent toujours d’une famine de monnaie : devant le manque de moyens de paiement, des entreprises ou des municipalités émettent des monnaies locales, les billets de confiance, et même la fausse monnaie est acceptée sans problème.

Une hausse des prix n’est pas uniforme, elle dépend de l’augmentation de la demande solvable pour chaque type de bien: la structure des dépenses de consommation se déforme au détriment des biens les moins indispensables. L’appareil productif se réorganise et une nouvelle répartition des revenus et des patrimoines émerge.

Aucune limite

Ainsi, Fal’kner remarque que pendant la Révolution française, les groupes socio-économiques gagnants sont, par ordre décroissant : les détenteurs du capital marchand, puis ceux du capital industriel et enfin ceux du capital foncier. Ceux qui vivent des revenus du travail sont les grands perdants ; les paysans, producteurs de nourriture, résistant mieux que les travailleurs des villes.

Dans une économie d’émission, la valeur de l’unité de papier-monnaie repose essentiellement sur le besoin qu’a la société en moyens de paiement, car s’il existe une monnaie jugée «meilleure» par la population, telle que la monnaie métallique, elle va monopoliser la fonction de réserve de valeur. L’État doit donc défendre son propre papier-monnaie, par exemple en l’acceptant en paiement des impôts et des biens nationaux à égalité avec la monnaie métallique.

Pour Fal’kner, il n’existe aucune limite interne à l’émission monétaire ni à la hausse des prix. Le fameux krach des assignats ne provient pas d’une émission excessive de monnaie papier. Il se produit parce que le pouvoir politique, après Thermidor, a supprimé le cours forcé et abandonné ainsi la monnaie de la Révolution. Parallèlement, il a décrété la fin de la taxation des prix et la transformation du rationnement universel en système de charité, ce qui provoque la reprise des émeutes populaires.

On ne peut pas transférer telles quelles les conclusions de Fal’kner à notre économie et au financement monétaire des déficits par le «quantitative easing» [politique d’assouplissement monétaire]. Mais l’essentiel de son message mérite d’être rappelé : un pouvoir politique peut réguler une économie d’émission, et même il le doit, afin de compenser les effets néfastes de l’émission sur l’appareil productif et sur la répartition des richesses et des revenus. Une leçon encore d’actualité.

Serge Aberdam, ancien ingénieur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ; Laure Després, professeure émérite, université de Nantes, Laboratoire d’économie et de management (Lemna) et André Tiran, professeur émérite, université de Lyon-II, Laboratoire Triangle CNRS.

Capture d’écran 2021-04-30 à 17.22.11
Éventail réalisé avec des assignats. Musée Carnavalet.

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“L’homme des droits et la citoyenne tout court: essais d’écriture inclusive pendant la Révolution” ~ par Annie Geffroy

07 vendredi Fév 2020

Posted by Claude Guillon in «Articles», «Faites comme chez vous !»

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Annie Geffroy, « Théorie du genre », Condorcet, Dominique Godineau, Dufourny, Féminisme, François Chabot, Guyomar, Jacques Godechot, Jean-Denis Lanjuinais, Léopoldine Frey, Paule-Marie Duhet, Pauline Léon, Républicaines révolutionnaires, Robespierre, Talleyrand

Je reproduis ci-après le début d’un passionnant article d’Annie Geffroy, publié sur le site de la revue en ligne Savoirs En Prisme. Vous pouvez accéder à l’intégralité du texte en cliquant sur le lien figurant en bas de l’extrait. [Comme d’habitude, les notes sont à consulter sur l’original. On trouvera également en annexe de l’original une bibliographie et les extraits de textes utilisés par l’autrice.]

L’homme enfin satisfait d’avoir recouvré ses droits, en rend graces à l’Etre Suprême.

En évoquant les débats qui, pendant les années de la Révolution, portent sur les paires de mots homme/femme et citoyen/citoyenne, je voudrais montrer comment un nom, potentiellement générique c’est à dire incluant les deux sexes, rate l’inclusion tandis qu’un autre, sur un plan quotidien et fugitivement, la réussit.

Je m’appuierai sur une trentaine de textes, regroupés en annexe dans l’ordre chronologique. Ils ont des statuts historiques et énonciatifs très divers: entre un article de dictionnaire, un discours, une lettre, un rapport de police, quels points communs? Un même statut linguistique d’énoncés attestés, qui témoignent de la réalisation de possibles-en-langue dans un discours.

L’homme potentiellement inclusif des droits

En latin, homo a deux sens : générique – ne disons surtout pas neutre! – ou sexué. Le nominatif homo donne en français le pronom on, et l’accusatif hominem le nom homme; mais y a-t-il eu continuité sémantique d’une langue à l’autre? Vers 1360, Oresme affirme que non (texte 1). En 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académie dit que oui, et établit les deux acceptions, espèce humaine et sexe masculin (t. 2). Les éditions suivantes redisent la même chose, et les dictionnaires concurrents suivent peu à peu. La langue enregistre donc deux sens, mais le discours ne peut en actualiser qu’un à la fois, car ils sont, en toute logique, incompatibles: homme ne peut pas, à la fois, inclure et exclure les femmes.

En 1788, une solution radicale est suggérée : les femmes, parait-il, veulent abolir… le mot femme! (t. 4). Moins drastiquement, l’ambiguïté est levée quand le texte comporte une définition (t. 22). Elle l’est encore, et c’est le cas le plus fréquent, quand le contexte offre un terme associé ou opposé à homme. Il en est ainsi dans les textes 9 (l’homme/ sa compagne), 11 (les hommes/ nous), 15 (les femmes/ les deux sexes), etc. Parfois, c’est le référentiel, le monde extérieur, qui commande l’interprétation. Quand Robespierre définit la France comme « une nation de 25 millions d’hommes », hommes est un équivalent d’habitants (t. 14). Mais, en l’absence de précision contextuelle ou référentielle, on hésite sur le sens à donner au mot. Il peut alors véhiculer une exclusion non dite… et celles-ci  sont les plus efficaces!

Dans la Déclaration de 1789 comme dans celles qui suivirent, on n’a ni définition ni terme associé, et aucun univers de faits qui serve de pierre de touche, puisqu’il s’agit d’une proclamation de principes. Le lecteur est renvoyé à son propre univers de référence, et/ou à  celui qu’il prête au collectif auteur du texte. La divergence possible n’est pas mince, puisqu’il s’agit de l’égalité des droits politiques pour les deux sexes, acquise aujourd’hui mais qui ne l’était pas en 1789. Il risque donc de projeter rétroactivement sur le texte (et ce d’autant plus qu’il est sacré!) des valeurs actuelles qui pouvaient être étrangères à ses rédacteurs, et de lire le mot homme dans la Déclaration selon sa sensibilité personnelle: ce flou, comme toute imprécision, est le véhicule idéal pour le maintien d’un sexisme implicite.

Le 26 août 1789, l’Assemblée constituante, après avoir discuté et voté les 17 articles du texte, renvoie corrections et achèvement après la rédaction de la Constitution elle-même. Mais, en septembre 1791, elle conserve la version initiale. C’est que ledit texte est vite devenu un bloc sacré donc intouchable, table de la loi, catéchisme et credo popularisant le syntagme droits de l’homme si opportunément ambigu. Cent soixante ans plus tard, le Préambule de la Constitution de 1946 (t. 35) récupère ce bloc, mais le complète par des ajouts. Le premier, qui « garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme », rappelle (et prouve) que le mot homme dans le texte de 1789 est bien lu, en 1946 encore, comme sexué. C’est seulement après cette date que peut s’installer, puis dominer la lecture générique. Des deux interprétations, universaliste ou sexiste, c’est la première qui semble aujourd’hui naturelle ; mais c’est la seconde qui l’était il y a 250 ans.

Née en 1943, j’ai cru à l’interprétation universaliste au début de mes études en 1955, et je m’y suis accrochée pendant 25 ans, malgré des doutes croissants, jusqu’à la lecture  en 1982  du recueil  Les Femmes dans la Révolution française.Ces textes sont aujourd’hui bien connus (et disponibles sur Gallica), mais ils l’étaient beaucoup moins il y a 50 ans. Et on peut hésiter sur le statut à donner à certains d’entre eux : plaisanteries, persiflages ? En 1971, P.M. Duhet considérait la Requête des dames  (t. 10) comme un «faux décalogue», car «les femmes ne parlent pas ainsi»[2]. Ne sachant pas comment «les femmes» parlent (ou devraient parler), je trouve aujourd’hui ce texte fort facétieux, ce qui ne l’empêche pas d’être prophétique!

Je ne suis pas la seule à avoir cru à l’interprétation inclusive, universaliste, de l’expression droits de l’homme. J. Godechot (1909-1989) affirmait, en 1951, que «Robespierre réclama le suffrage des femmes». D. Godineau, en 1989, ne commet pas cette erreur, mais elle attribue l’antiféminisme de l’époque à «des questions de mentalités»,  ce qui est une quasi-tautologie, peut-être une excuse, mais pas une explication.

Bien sûr, la mentalité dominante de l’époque est sexiste et ségrégative: les femmes sont un ensemble à part ; pour certains elles sont, plutôt que des personnes, des propriétés, et avant d’avoir des droits elles sont un droit (de l’homme, bien entendu). Car parfois, le mot femme ne possède pas même le sème humain. En 1793, Dufourny dénonce Chabot qui vient d’épouser Léopoldine Frey, sœur de riches banquiers autrichiens: «Une femme est un vêtement», et les «étoffes étrangères» sont proscrites (t. 28). En 1794, Duffay, curé abdicataire, se vante d’avoir échangé «un vieux bréviaire contre une jeune républicaine» (t. 29). Comment l’objet ainsi désigné pourrait-il être sujet d’un quelconque droit? Quand elle est vue comme un être humain, c’est un humain bien particulier. En 1789 Marat, dans son projet de déclaration, se débat (il n’est pas le seul!) entre nature et société. Si l’homme «a le droit de se reproduire», sa partenaire n’a qu’un gré. Dans l’état de nature, il n’y a que doux penchant. Mais dans l’état de société, femmes et enfants sont «représentés par les chefs de famille»; où est donc passée la violence présente dans ledit état? (t. 9).

En juillet 1789, Sieyès introduit la distinction, promise à un bel avenir, entre citoyens actifs et passifs. Et les femmes appartiennent, «du moins dans l’état actuel» concède-t-il (t. 8), à la seconde catégorie. Fr. Héritier a pointé cette paire non symétrique comme le pilier de la «valence différentielle des sexes», comme le trait qui, d’Aristote à L’Encyclopedia Universalis (-325, +1984) oppose le gamète à l’ovule. En juillet 1792, la section du Louvre conteste la distinction de Sieyès: les citoyens, si pauvres soient-ils, «servent la patrie par leurs bras, par leurs femmes et par leurs enfants»… mais ils ne vont pas jusqu’à donner à leurs possessifs un sens réciproque (t. 18).

Souvent, cerise sur le gâteau, c’est dans son propre intérêt que la femme est exclue. En 1791, Talleyrand  réserve aux hommes les pouvoirs publics: cette exclusion sert «le bonheur commun, surtout celui des femmes» (t. 15). Lanjuinais, en 1793, la réitère comme conforme à la nature ; si on la transgressait, «les hommes et les femmes n’y gagneraient rien de bon» (t. 23). Ladite nature, comme le droit censé en être issu, est souvent évoquée pour mettre les femmes à part (t. 9, 23, 29), mais elle peut aussi servir d’argument pour l’égalité (t. 16, 17): preuve que la notion se décline dans l’histoire et les sociétés de diverses façons, comme l’a montré l’anthropologie.

On trouve heureusement, dans le chœur sexiste, des dissonances. La revendication égalitaire s’exprime pendant la Révolution, et elle comporte forcément une levée d’ambiguïté sur le sens du mot homme. Quels moyens linguistiques sont utilisés?

Quand on pense féminisme, on pense d’abord, et avec raison hélas, à Condorcet. Pourquoi hélas? Il parle en 1788 des «droits du genre humain» (t. 5). En 1789, dans son projet de déclaration, il définit l’autorité des maris comme une violation de la «liberté naturelle» des épouses. Mais, dans le résumé qu’il publie, la précision a disparu. En 1790, il prend à nouveau parti pour «l’admission des femmes au droit de cité». Mais, élu à la Convention et membre de son Comité de constitution, il propose le 15 février 1793 un nouveau projet de Déclaration qui conserve les signifiants ambigus homme et citoyen. Ce «silence de Condorcet» me semble d’autant plus déplorable que, dans le débat de 1793, d’autres Conventionnels font, eux, des propositions fort claires.

Guyomar publie en avril 1793 Le partisan de l’égalité politique, et préconise de donner à homme le sens générique (t. 22). Romme propose la même solution: «Tout homme de l’un ou de l’autre sexe», une fois adulte, devient citoyen (t. 21).

Le recours au masculin comme genre non spécifié fait toujours l’objet de débats animés. On l’a constaté en 1984, lors de la commission Roudy-Groult sur la féminisation des noms de métier, qui suscita l’ire de l’Académie. Si l’on en croit B. Cerquiglini, qui  a fait le récit des affrontements politico-linguistiques de ces 30 dernières années, le débat est aujourd’hui quasi-périmé.

En 1789, les optimistes espèrent pouvoir étendre la Déclaration aux femmes aussi; les pessimistes, ou les plus lucides, y voient d’abord une continuation de l’ancien patriarcat. Les  militantes appliquent des droits, en participant aux affaires publiques par l’écrit, la manifestation, le vote, la réunion, et essaient de les faire avaliser par les autorités. En mars 1792, devant l’Assemblée législative, Pauline Léon réclame le droit des femmes à s’armer, comme «tout individu», pour leur défense; sauf, et elle court-circuite le mot décisif, si on prétend que «la Déclaration des Droits n’a point d’application pour les femmes» (t. 17). En juillet 1793, des citoyennes de la Section des Droits de l’Homme affirment que les devoirs sont différents pour les deux sexes, mais pas les droits; là encore, le mot litigieux est évité: «La déclaration des droits est commune à l’un et l’autre sexe» (t. 25). Il est assumé, au contraire, par des femmes de la section Beaurepaire venues affirmer leur soutien à la nouvelle constitution, en même temps que leur contestation: elles revendiquent «l’entier exercice […] des droits de l’homme» (t. 26). […]

Cliquez pour lire la suite du texte sur le site de Savoirs En Prisme.

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«Faire la grève à Noël : à la mémoire des mineurs de Trieux» ~ par Gérard Noiriel

22 dimanche Déc 2019

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

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Gérard Noiriel, Lutte des classes

Je donne ici le début de ce beau texte de Gérard Noiriel, dont vous pourrez lire l’intégralité sur son blogue «Le populaire dans tous ses états».

J’y ai ajouté deux photos d’époque, recueillies par le Comité d’histoire locale de Trieux-Tucquegnieux.

Pour tenter de discréditer le mouvement de grève contre le projet de loi sur les retraites, le gouvernement et tous ceux qui le relaient dans les médias ont trouvé un nouveau cheval de bataille. Ils s’insurgent contre ces grévistes qui, arc-boutés sur leurs « privilèges », vont jusqu’à refuser de respecter la « trêve de Noël ». Même en décembre 1995, ajoutent-ils, la CGT n’avait pas osé briser ce consensus, puisque le sommet social organisé à Matignon le 21 décembre avait mis fin au mouvement.

Face à cette propagande, il n’est donc pas inutile de rappeler que la lutte des classes ne connaît pas de trêve et que le mouvement ouvrier n’a jamais hésité à poursuivre son combat le jour de Noël, lorsque la classe dominante menaçait les intérêts vitaux des classes populaires.

Pour illustrer cette combativité, j’évoquerai dans mon blog d’aujourd’hui la grève des mineurs de fer à Trieux (dans le Pays-Haut lorrain). Le 14 octobre 1963, ils apprirent brutalement que 258 d’entre eux (soit la moitié des effectifs) allaient être licenciés. Le choc fut tel qu’à l’appel de la CGT, ils décidèrent unanimement la grève générale avec occupation. Ils restèrent ainsi mobilisés au fond du puits pendant 79 jours, jusqu’au 31 décembre 1963.

Cet épisode du combat ouvrier n’est pas très connu car il a été éclipsé par la puissante grève nationale des mineurs qui avait eu lieu quelques mois plus tôt, du 1er mars au 4 avril 1963, mobilisant quelque 200 000 ouvriers, employés, techniciens et agents de maîtrise. Ce mouvement social massif avait été déclenché par les syndicats pour protester contre la remise en cause des avantages acquis par la profession depuis 1945. En décembre 1954, un accord instituant une indexation des salaires miniers sur les prix, avec une clause d’évolution en fonction de la productivité, avait été signé, mais le gouvernement l’avait dénoncé unilatéralement en 1959 ; remettant ainsi en cause la progression du pouvoir d’achat des mineurs. La protestation de toute la corporation contre ces mesures fut tellement puissante que le Premier ministre, Georges Pompidou, finit par céder en accordant des augmentations de salaires aux mineurs, mais aussi en ouvrant des négociations sur la quatrième semaine de congés payés et sur la durée du travail.

Capture d’écran 2019-12-22 à 14.14.09Les mineurs fêtent Noël au fond. Photo Comité d’histoire locale de Trieux-Tucquegnieux.

Célébration de l’anniversaire d’un gréviste. Photo Comité d’histoire locale de Trieux-Tucquegnieux.

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“La république d’avant la République (1760-1791). Voyages français en terres de liberté” ~ par Annie Jourdan

19 jeudi Déc 2019

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Annie Jourdan, Claude Nicolet, Condorcet, Hollande, Jean-Marie Goulemot, Keith Baker, Mirabeau, République

À en croire Jean-Marie Goulemot, auteur de plusieurs articles sur le républicanisme des Lumières, la France n’a découvert ce courant politique que tardivement, et sous la Révolution seulement. Avant le grand événement, l’idée républicaine ne s’y serait pas incarnée politiquement et serait demeurée tout au plus une image morale ou un objet culturel. Inversement, Keith Baker a démontré que la référence était omniprésente tout au long du XVIIIe siècle dans les pamphlets politiques, en tant que discours oppositionnel. À ses yeux, c’était plus un diagnostic qu’un idéal politique. Tous deux rappellent évidemment la forte présence des républiques antiques dans l’imaginaire des Français, pour en relativiser l’importance d’un point de vue strictement politique. L’Antiquité en effet ne présenterait pas un modèle à suivre ou à imiter. C’est sans doute plus complexe, mais surtout aucun des deux ne prend non plus au sérieux l’influence diffuse et l’émulation qu’a pu exercer le républicanisme européen contemporain – que ce soit celui de Venise, mais surtout celui de l’Angleterre, de la Suisse et des Provinces-Unies. Et de ce fait, ils rejoignent Claude Nicolet, qui contestait la valeur d’exemple des républiques modernes et leur importance dans la naissance du républicanisme français.

C’est faire bien peu de cas des interactions ou des transferts à l’œuvre et des effets à court ou à moyen terme qu’ils provoquent, et d’autre part, c’est méconnaître l’impact sur les esprits des Français des deux républiques modernes qu’étaient la Suisse et les Provinces-Unies et l’attraction qu’exerçait encore et toujours le système anglais. Il est certes difficile de mesurer l’impact précis des modèles. Mais si les livres et les discussions demeurent du domaine de l’abstraction, les expériences vécues et les voyages concrétisent les réalités étrangères, les rendent tangibles et concevables. Selon la personnalité de l’acteur, ses attentes et interprétations, elles seront acceptées ou rejetées, en partie assimilées ou incomprises. Sensible aux réformes américaines, un penseur comme Condorcet, par exemple, est capable de concevoir les droits imprescriptibles de l’homme dès 1786. Mirabeau et son atelier poursuivront dans ce sens en 1788, en regardant du côté de la Hollande.

En un mot, l’acquisition des connaissances dépend de nombreux facteurs, mais elle est indéniablement stimulée à la fois par les lectures, les contacts interpersonnels et les expériences. Tout cela peut mener à l’action, si la conjoncture y invite. Or, les années 1770-1780 y étaient particulièrement propices, puisque la création des assemblées provinciales, la rumeur de réformes à venir, l’assemblée des notables et, enfin, la convocation des États généraux ont suscité en France d’intenses discussions au niveau national, qui se sont traduites dans des projets hautement politiques.

Vous pouvez télécharger ici l’intégralité de l’article au format pdf (les notes ont été enlevées dans l’extrait reproduit ci-dessus).

Annie Jourdan a récemment publié chez Flammarion:

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“Un argument saisi dans le mouvement démocratique, la souveraineté délibérante. Le cas marseillais” ~ par Jacques Guilhaumou

27 dimanche Oct 2019

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Démocratie directe, Féminisme, Jacques Guilhaumou, Marseille, Souveraineté populaire

L’étude des manières de s’assembler pour délibérer des affaires communes pendant la Révolution française est généralement rapportée à une émergence fondatrice, certes radicale, l’avènement d’un espace législatif inédit avec la formation de l’Assemblée nationale en juin 1789. A partir de cet événement majeur, dont nous avons décrit par ailleurs les caractéristiques discursives (Guilhaumou, 1998a), s’instaure un ensemble de pratiques délibératives propres à la centralité législative (Brasart 1988), mais progressivement étendues, par le biais du club des Jacobins (Jaume, 1989), au réseau des sociétés populaires.

Même si l’anachronisme de notre sensibilité contemporaine, et plus particulièrement «l’émotion en partage» (Wahnich, 2000), peut justifier une attention marquée pour le dispositif interlocutif de l’Assemblée nationale, le «partage des langues» pendant la Révolution française, dont la complexité suscite des pratiques colingues démocratiques (Guilhaumou, 1989; Balibar, 1993), n’est pas calqué sur le partage du pouvoir politique dans l’espace de la « centralité législative ». Il n’est donc pas possible de limiter l’espace délibératif à l’espace tribunitien de l’Assemblée nationale et du club des Jacobins dont il suffirait de décrire les règles de fonctionnement et son insertion interlocutive dans le nouvel espace public pour comprendre l’impact du mécanisme démocratique dans son ensemble, y compris dans sa dimension foncièrement représentative. Bref, il ne nous semble guère possible de s’en tenir à la description des pratiques langagières du discours d’assemblée si l’on veut appréhender la dimension foncièrement démocratique des nouveaux espaces délibératifs.

I- Critères méthodologiques.

Durant deux mois, de mars à mai 1789, l’assemblée des trois ordres de Marseille se déclare permanente et entre en dissidence vis-à-vis des représentants de l’exécutif royal, en appui sur la garde citoyenne (Cubells, 1989). C’était déjà une façon d’instaurer une scène délibérative locale autonome avant même l’avènement de l’Assemblée nationale à Paris. Le « principe de droit naturel », qui assujettit le mandataire à son commettant et laisse toujours à ce dernier la possibilité de délibérer sur ce que doit faire son mandataire, est ainsi au fondement de la souveraineté nationale. C’est pourquoi nous devons être très attentif à la multiplication, tant en Province qu’à Paris, de centres d’opinion et de délibération distincts de la scène parisienne de la centralité législative.

En effet, nous y trouvons une pratique au quotidien de la souveraineté qui se légitime dans l’acte de faire parler la loi, distinct de l’énoncé de la loi réservé au législateur. Dans la perspective tracée par l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, cet acte langagier procède d’un droit subjectif, de la capacité juridique de tout citoyen de faire la loi au nom de la raison constituante («le principe de toute liberté est de pouvoir faire la loi», écrit le républicain François Robert en 1790), c’est-à-dire sous l’égide de la souveraineté du peuple. Il s’appuie d’abord sur la proposition de droit définissant la liberté de chacun par la possibilité de la liberté de l’autre, puis sur la prononciation de droit, ouvrant la possibilité de voter, déléguer, nommer et sanctionner au sein d’un processus délibératif. Mais il n’est pas vraiment complet sans la prise en compte de la réciprocité du droit qui permet de mettre l’accent sur les droits attachés à la personne, en particulier le droit à l’existence.

Dès 1791, nous pouvons alors parler d’un espace public de réciprocité appréhendé sur la base des actions réflexives des patriotes et manifesté à l’aide d’une norme politico-morale acceptable par tous, donc faisant sens commun. Cet espace public de réciprocité, si spécifique du républicanisme de droit naturel (Gauthier, 1992), s’actualise d’un événement révolutionnaire à l’autre. Il se précise donc, au sein du réseau des assemblées révolutionnaires, à partir de procédures nombreuses et variées de formation de l’opinion et de la volonté outrepassant les pratiques délibératives mises en oeuvre dans le seul espace de la centralité législative. C’est pourquoi le laboratoire Révolution française demeure toujours ouvert à la réflexion contemporaine sur la politique délibérative appréhendée du point de vue du «concept procédurale de démocratie» (Habermas, 1997).

1- La mise en acte de l’argument de souveraineté du peuple.

Certes il ne s’agit pas de se cantonner à l’étude des manifestations exemplaires de la «démocratie pure», même si elles revêtent, nous le verrons dans la seconde partie, une importance capitale. Mais de la représentation classique d’Assemblée au simple mandat électoral en passant par diverses modalités de délégation dans le vaste réseau des appareils démocratiques, il reste beaucoup à dire sur les pratiques délibératives hors de l’enceinte de l’Assemblée nationale et du maillage des sociétés affiliées au club des Jacobins. L’espace interlocutif instauré dans l’échange, via les adresses, entre les députés et les citoyens pétitionnaires est certes un élément important de l’espace public de réciprocité mais n’en demeure pas moins en partie décalé, à cause d’un effet de hiérarchisation, par rapport au champ des expérimentations délibératives.

Répétons-le, le principe de l’unité et de l’indivisibilité de la souveraineté ne s’incarne pas exclusivement dans une Assemblée nationale représentative élue, mais concerne d’abord tout citoyen détenteur du pouvoir législatif «empirique», c’est-à-dire d’une «faculté de dire le droit», du pouvoir de faire (dire) la loi. Ainsi les pratiques délibératives doivent être aussi rapportées à l’acte de faire parler la loi, au jugement de tout citoyen présent activement dans un espace délibératif, ou plus simplement qui contribue par sa position de spectateur à la contextualisation de cet acte de langage.

Le problème posé ici est une question de méthode à part entière. L’analyse interne des pratiques délibératives, et des leurs règles, au sein de l’Assemblée nationale et du club des jacobins est certes justifiée, mais risque de faire l’impasse sur une bonne part du contexte historique et discursif. Par ce propos, nous ne souhaitons pas soit revenir à la théorie des circonstances, sans grand intérêt dans le propos qui nous rassemble, soit rappeler l’état des choses. Mais il nous importe avant tout de prendre au sérieux un argument, la souveraineté du peuple, d’en décrire les contextes d’émergence et surtout de replacer les pratiques délibératives disséminées dans ce contexte, de manière à les étudier au sein d’un continuum argumentatif où elles contribuent à la multiplication d’événements d’assemblée inédits.

D’un point de vue d’histoire des concepts (Guilhaumou, 2000), et plus précisément dans la lignée des récents travaux de Quentin Skinner, en particulier sur Hobbes (1996), nous voulons décrire une chaîne argumentative que l’acte délibératif met en mouvement, considérant ainsi le contexte non pas dans sa dimension extrinsèque, mais dans sa réactivation « interne » par un acte de langage à visée délibérative. Il s’agit donc de s’intéresser à la mise en acte d’un contexte dans le mouvement même d’un argument, la souveraineté du peuple, à la fois principe actif et raison pratique de la dimension délibérative du politique.

L’étude des pratiques délibératives, sous l’argument de souveraineté du peuple, dans le vaste espace public de réciprocité instauré par le mouvement révolutionnaire, nécessite également un champ d’investigation archivistique qui outrepasse non seulement le corpus des Archives parlementaires, adresses comprises, mais aussi le corpus des débats du club des Jacobins et de ses sociétés affiliées. Il nous faut étendre notre investigation aux procès-verbaux des municipalités, des sections, des comités de surveillance et autres assemblées délibératives et plus encore à l’ensemble des archives, y compris administratives, judiciaires et «médiatiques» (la presse, l’image, les chansons, etc.) qui participent du contexte même de ces expériences délibératives multiples. Vaste chantier archivistique dont nous ne retenons, dans notre propos actuel, que des éléments particulièrement significatifs.

Dans cette perspective, nous sommes également obligé de prendre en compte la Province, ou plus exactement le rapport entre Paris et la Province souvent revendiqué sur un mode égalitaire par les acteurs du mouvement révolutionnaire, mais trop rapidement rapporté, dans les représentations des législateurs et des jacobins, au fédéralisme. Enfin d’autres villes que Paris ont des traditions civiques très anciennes, parfois même fondatrices comme dans le cas de Marseille.

Aborder la diversité des pratiques délibératives dans le cas marseillais suppose donc toute une série de considérations contextuelles, toujours saisies dans le mouvement de mise en acte de l’argument de souveraineté du peuple.

C’est ainsi que nous convenons de présenter d’abord rapidement les caractéristiques majeures de la tradition civique marseillaise telles qu’elles se dégagent dans un travail commun avec un sociologue (Donzel, Guilhaumou, 2000) et s’étendent donc à l’ensemble de la période moderne et contemporaine. Déjà, nous y abordons de façon dynamique les conditions d’émergence et la diffusion de l’argument de souveraineté du peuple dans une période particulièrement riche en expériences délibératives, les années 1792-1793, mais souvent qualifiées de fédéralistes par le pouvoir central (Guilhaumou, 1992). Cependant nous nous arrêtons plus longuement dans la seconde partie sur le fonctionnement de la démocratie sectionnaire en 1793 (Guilhaumou, 1991), peu connue à cause de l’étiquette infamante de fédéraliste qui lui a été attachée par les historiens jusqu’à une date récente, mais tout à fait exemplaire de la diffusion de la parole publique, y compris sur l’axe masculin/féminin, dans un espace délibératif élargi.

2- La tradition civique marseillaise.

À Marseille, «l’expérience de la Cité» (Donzel, 1998) nous renvoie à une tradition civique attestée dès l’Antiquité. Marseille se définit très tôt comme une ville républicaine, créant ainsi, sur le modèle de la Cité grecque, un espace civique inscrit à l’horizon du droit, ce que nous appelons un espace public de réciprocité en référence aux caractéristiques majeures de cette tradition propre.

La Révolution française favorise tout particulièrement le développement d’un tel esprit civique. Son fondement doctrinal, le républicanisme de droit naturel, y trouve une réalisation exemplaire. En affirmant que la Constitution est tout entière dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les républicains marseillais, à l’égal du jugement des autres citoyens français, rappellent que la liberté en société, propriété essentielle de l’être humain, n’est autre que le droit naturel en société, et équivaut donc à la base de la constitution du peuple en société politique. Qui plus est, la réciprocité de la liberté et de la citoyenneté désigne l’égalité elle-même. L’actualisation du droit dans la relation à l’autre, par le fait de l’altérité, est donc ici essentielle pour atteindre la dimension universelle de toute expression particulière du droit.

La première des caractéristiques de la tradition civique marseillaise consiste alors dans l’exercice de la souveraineté populaire pendant la Révolution française au sein du réseau délibérant de la Municipalité, des sections et des sociétés populaires par l’expérimentation permanente d’une décision politique fondée sur l’égalité citoyenne. Nous sommes bien confrontés à «une Cité libre» où le sujet de droit s’actualise à distance de  la «centralité législative» tout en exerçant pleinement son jugement civique. Les acteurs émergents du mouvement républicain s’autolégitiment dans une telle souveraineté en acte, des «missionnaires patriotes» jacobins qui sillonnent les routes de Provence pour rendre effective l’existence d’un espace public fondé sur des bases constitutionnelles aux notables jacobins présents sur les tribunes des assemblées de la Cité.

Une telle dynamique de la citoyenneté n’est pas dissociable de sa finalité pratique, c’est-à-dire de la mise en œuvre effective du droit de cité dans une certaine manière d’habiter une Cité libre. Là l’historien laisse la place, un temps, au sociologue (Donzel, 1998) plus apte à décrire l’intervention directe des habitants dans la production et la gestion de leur cadre de vie, transformé en lieu de citoyenneté, jusqu’à l’époque actuelle. Ainsi la formation d’un espace public de réciprocité pendant la Révolution française marque l’accélération d’une autonomisation croissante de l’expression collective des habitants sur leur lieu de vie. Les sections périphériques pendant la Révolution française, et de nos jours les cités marseillaises, peuvent alors apparaître comme des lieux centraux dans l’expression de la citoyenneté, en particulier par le fait de l’action des citoyennes. La perception des modes d’habiter la cité par les acteurs eux-mêmes, à l’encontre de leur représentation négative dans le discours excluant de l’autre, constitue donc, dans sa dimension de projet civique, la seconde caractéristique de la tradition civique marseillaise.

En troisième lieu, nous mettons l’accent sur la capacité des citoyens marseillais à intégrer l’altérité, y compris dans les manifestations les plus extrêmes de l’exclusion. Une telle centralité paradoxale des «sans-parts» (Rancière, 1995) dans la dynamique sociale nourrit une aptitude spécifique à produire du lien social, à rendre compte d’une dynamique de l’Humain porteuse d’émancipation citoyenne. La force exemplaire du vivre ensemble explique ainsi l’accès, certes momentané, des femmes dans la citoyenneté active, en particulier dans les sections: elles arrivent ainsi à rendre compte de leur agir civique alors que leurs droits politiques ne sont pas reconnus dans l’espace de la centralité législative. Nous reviendrons sur ce point décisif de l’action des citoyennes en matière de souveraineté active.

Pour autant, du mode d’habiter au «vivre ensemble», il ne s’agit pas d’un repli sur soi, bien au contraire. La tradition civique marseillaise concerne une manière de situer son civisme aussi bien à l’intérieur de la Cité qu’à son extérieur. De la Révolution française aux années 1990, des «marches civiques» des «missionnaires patriotes» en 1792 aux marches contemporaines contre l’exclusion et le chômage (Guilhaumou, 1998b), les exemples sont nombreux d’une véritable stratégie d’essaimage d’un modèle de citoyenneté adéquat à l’expérience démocratique de la Cité. Ces pratiques extensives des manières de s’assembler se retrouvent encore dans la quotidienneté actuelle des jeunes venant des Cités en centre ville, voire dans l’importance du théâtre de rue où les acteurs «jouent en ambulatoire». Ainsi les spectateurs eux-mêmes jouent un rôle essentiel dans les nouvelles pratiques de formation de l’opinion et de la volonté. C’est un point qui mériterait développement, dans la perspective ouverte par Hannah Arendt selon laquelle seul le spectateur achève le parcours délibératif, en lui donnant une dimension narrative par sa capacité à en témoigner, donc à en transmettre le sens (Kristeva, 1999). Concluons sur ce point qu’il convient de ne pas s’enfermer dans les débats des assemblées représentatives si l’on veut comprendre les manières délibérantes de s’assembler, voire de délibérer. Il importe aussi d’appréhender la manière propre des «missionnaires patriotes» de délibérer en marchant, si l’on peut dire.

Ainsi lorsqu’un groupe de «missionnaires patriotes» marseillais encerclent, au terme de leur «ambulance» dans les Basses-Alpes, la ville royaliste de Sisteron, le 16 mai 1792, avec l’aide de trois rassemblements d’environ 1500 hommes chacun, positionnés aux principales portes de la ville et qualifiés dans leur ensemble de «peuple armé de la Constitution», ils répondent aux autorités constituées de cette ville venues en délégation à leur rencontre pour exprimer leur inquiétude devant une telle «armée sans chefs et sans discipline» qu’«ils se faisaient forts d’être approuvés de ce qu’ils diraient et feraient». Ils témoignent ainsi de la capacité délibérative en marche d’une telle «expédition patriotique» contre les ennemis de la république naissante. Il s’agit bien alors d’instaurer, par le recours permanent à la délibération sur l’application des lois constitutionnelles, un nouvel ordre civique là où «les lois sont sans vigueur», en particulier la loi sur la patrie en danger, par la médiation citoyenne de l’acte de faire parler la loi (Guilhaumou, 1992).

En fin de compte, il ressort des trois premières caractéristiques de la tradition civique marseillais une aspiration au « bonheur de vivre ensemble », déjà présente chez Aristote au principe même de l’appartenance à la Cité: sa dynamique procède d’un dialectique souffrance/bonheur, d’une aptitude à éprouver des émotions et des sentiments au cœur même de la rationalité civique porté par le mouvement républicain. Le droit à la parole et le droit à agir y occupent une place centrale, au point de constituer les critères propres de la vérité et de l’authenticité humaines, à l’égal de la formule des «missionnaires patriotes», «Qui agit bien dit vrai». La part du conflit et de l’adversité est bien sûr très présente dans une telle quête d’émancipation dans la mesure où les citoyens s’assemblent et délibèrent pour obtenir la part du commun qui leur revient et leur est généralement déniée.

II- La « souveraineté active » du fédéralisme sectionnaire (1793).

Nous sommes maintenant à Avignon, sur les bords du Rhône, quelque temps après la chute de la royauté, le 10 août 1792. Ici s’impose, au sein de l’assemblée électorale des Bouches-du-Rhône, l’expression de «souveraineté du peuple». Ainsi peut-on entendre dans la bouche de Barbaroux:

Le président donnant son avis avec l’agrément de l’assemblée sur le gouvernement représentatif et républicain fait sentir que le mot de République ne dit pas assez pour la garantie de la liberté, puisqu’il y a eu des républiques despotiques, telle que celle de Rome avec ses dictateurs; qu’il y en a eu d’aristocratiques, telles que celles de Venise et de Gênes. Il expose qu’il nous faut un gouvernement républicain; mais adapté à notre état moral et physique qui laisse au peuple sa souveraineté en toute chose […] Il faut que tout se rapporte au peuple, comme tout vient du peuple; il faut que sa souveraineté reste sans cesse active, soit qu’il nomme des législateurs et un pouvoir exécutif temporaire, soit qu’il sanctionne les décrets et juge la conduite des autres.

Laissons de côté la manière dont Barbaroux définit la «souveraineté active» en conformité à une position «minimaliste». Ce girondin restreint en effet les formes d’expression populaire au seul usage par chaque citoyen du droit de voter, déléguer, nommer et sanctionner; il se refuse donc à les étendre aux manifestations diversifiées de «la langue du peuple» au sein des événements révolutionnaires, là où le principe de souveraineté du peuple n’est pas appréhendé dans ses seules applications légales, mais relève aussi de l’ensemble des manifestations de l’identité du peuple souverain (Guilhaumou, 1998a, 163)

Constatons simplement l’enclenchement d’une série d’intrigues, sous l’argument de «souveraineté du peuple», destinées à occuper la scène politique provençale pendant près de deux années. C’est donc bien à partir de la catégorie contextuelle de souveraineté du peuple, de sa mise en acte au sein même d’une dissémination délibérative que s’organise notre analyse des pratiques d’assemblée. Il s’agit ici d’une catégorie procédurale. Nullement prisonnière de sa résonance abstraite, la catégorie référentielle de «souveraineté du peuple» se déploie au sein de configurations discursives significatives de l’actualisation du droit naturel déclaré universel et intersubjectif. Nous sommes ainsi confronté, dans les espaces d’assemblée, à une raison politique à la fois procédurale, dans la mesure où la vérité d’un énoncé, son intelligibilité, procède de l’énonciation de son agir, et régulatrice, là où elle élabore un «sens commun» de la politique au sein même d’un espace public de réciprocité. Une telle raison démocratique s’appréhende à la fois dans sa diversité (l’intelligibilité propre de chaque série d’événements) et son unité  (l’élaboration d’un lieu commun de la politique).

Cependant nous ne pouvons décrire ici l’ensemble d’un champ d’expérience (Guilhaumou, 1994) où l’événement demeure premier, y compris dans le fonctionnement des assemblées représentatives. Nous préférons donc nous en tenir, dans un propos désormais plus proche des énoncés attestés d’archive, au cas du fédéralisme sectionnaire, et plus particulièrement à sa période d’apogée au printemps 1793, d’autant plus que nous avons conservé une grande part des procès-verbaux des assemblées sectionnaires pour cette période mouvementée de l’histoire de Marseille, qualifiée usuellement de fédéraliste.

1- La « souveraineté délibérante » des sections marseillaises.

Au nom de «ce grand principe que le peuple est souverain», les patriotes de Marseille affirment que «tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires, ou les sections en permanence». S’opposant à «tout pouvoir quelconque attentatoire à la souveraineté», en l’occurrence la Société populaire et la Municipalité, le mouvement sectionnaire prend le pouvoir vers la mi-mai 1793. Son dessein est de consacrer les principes de la souveraineté populaire par l’acte de «mettre en exercice les droits de souveraineté du peuple».

Cet acte procède tout autant d’une réalité empirique («Tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires, ou des sections en permanence») que d’un principe naturel («La souveraineté naturelle et imprescriptible n’est due qu’au peuple»). C’est pourquoi l’accent est mis, au titre de la nécessaire «extension de la souveraineté», sur « ’exercice de la faculté de citoyen» par le droit de voter. «Tout individu dans une République étant membre du souverain doit participer à l’exercice de sa souveraineté qui consiste pour l’individu dans le droit de voter dans les assemblées primaires» précise un membre de la section 10, dont nous verrons bientôt le rôle de porte-parole au sein des sections marseillaises.

Ainsi, l’insurrection contre les Montagnards, accusée de vouloir détruire «l’unité de la Convention» suscite le recours permanent à «la souveraineté délibérante des sections» qui doit permettre de «donner à la souveraineté du peuple toute l’extension et la latitude dont elle est susceptible». «Le «droit de résistance à l’oppression» justifie que le peuple se ressaisisse de «l’exercice de la souveraineté» par le fait que tout individu use concrètement du droit de voter au sein des assemblées sectionnaires primaires.

Étant désormais acquis qu’«il faut que la souveraineté reste sans cesse active», et donc qu’«il faut laisser au peuple sa souveraineté en toutes choses», les commissaires des sections de Marseille parcourent la Provence «pour y faire exercer le droit de souveraineté du peuple dans les sections permanentes»; ils remontent en quelque sorte les chemins empruntés par «les missionnaires patriotes» jacobins de 1792, tout en les présentant comme des terroristes. Il s’agit alors de susciter «l’exercice en masse de la souveraineté locale» à l’encontre du mouvement jugé nocif que les sociétés populaires, sociétés dites particulières, ont antérieurement suscité. Ainsi des simples propos de sections aux organes sectionnaires de propagande, «on parle de la souveraineté du peuple et ses droits» sans cesse. S’il est donc toujours affirmé que «personne ne peut ravir au peuple sa souveraineté», de quelle souveraineté s’agit-il plus précisément?

À l’inquiétude de la section 12 qui considère que «les sections de Marseille ne sont point en insurrection pour faire la contre-révolution», mais «font usage de la souveraineté pour consolider la république une et indivisible» répond l’explication par la section 24 du sens de l’expression «sections souveraines», à l’encontre de son assimilation au fédéralisme par les Montagnards:

Considérant que les Sections de Marseille ne se disent point SOUVERAINES dans le sens que voudraient le faire entendre les Duumvirs, auteurs de l’Arrêté; que les sections sont trop instruites du principe de la souveraineté nationale et trop déterminées à le respecter, pour ne pas se tenir en garde contre toute atteinte qui pourrait y être portée; que quoique la souveraineté n’admette point de fractions dans le sens absolu, il est cependant une souveraineté relative dont un citoyen ou une portion de citoyens peut revendiquer l’exercice, toutes les fois que les droits qui lui ont été transmis et cédés par le pacte social sont violés à son égard: faculté qui lui est accordé par la Loi sous le nom de droit de résistance à l’oppression; que c’est purement de cette souveraineté relative, et pour ainsi dire de localité, que les sections de Marseille ont réclamé l’exercice; que cet exercice, bien loin de tendre au fédéralisme, c’est-à-dire à la division de la République, ne tend au contraire qu’à consolider son unité et son indivisibilité.

Ainsi se précise l’argumentaire qui préside au mécanisme démocratique mis en place par les citoyens des sections que nous allons décrire, L’acte de souveraineté est bien investi dans une pratique immédiate de la démocratie. Certes nous pouvons parler ici d’une expérience de «démocratie pure», en position-limite par rapport à la théorie du gouvernement représentatif basé sur un pacte social. Mais, le caractère indéniablement progressiste, républicain du mouvement sectionnaire, sa valeur processuelle, induit une dynamique spécifique, un rapport privilégié à l’action, non totalement réductible à un modèle théorique attesté. En effet, une telle pratique de la « démocratie pure » est pensée dans un projet, intitulé Idées à développer et soumis aux citoyens de Marseille par la section 18.

Il y est question d’«un Gouvernement démocratique» où «le peuple souverain veut garder immuablement le droit et l’action de sa souveraineté», c’est-à-dire le droit à la parole et à l’action, donc refuse toute délégation à des Représentants qui s’arrogent des «pouvoirs illimités», dans le cas présent les Montagnards. Le système démocratique proposé a pour objectif de faire que «toutes les représentations ne soient qu’une», qu’il existe qu’«une seule hiérarchie de droit» dont le peuple «tient les deux bouts et fixe le mouvement sans crainte de scission». Un tel refus de la centralité législative ne se veut donc pas en contradiction avec le principe d’unité et d’indivisibilité de la République. S’il existe, dans chaque Cité, un point central «vers lequel elle réunira plusieurs citoyens détachés de chaque section», puis d’autres points centraux au niveau départemental pour aboutir à «une représentation nationale», la hiérarchie des délégués d’un point à l’autre de l’édifice politique demeure sous la dépendance régulatrice du principe du peuple souverain.

En fin de compte, l’objectif des républicains sectionnaires est de jouir de la souveraineté de droit naturel au sein même d’une pratique empirique de la démocratie tout à fait spécifique, donc qu’il convient maintenant de décrire dans ses rouages les plus intimes.

2- Le mécanisme démocratique.

«L’assemblée considérant que tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires»: c’est à ce titre que les assemblées sectionnaires de Marseille acceptent en leur sein la masse des citoyens, à la limite près que la présence des citoyennes dans les tribunes, voir dans la salle elle-même, fait l’objet de discussions contradictoires d’une section à l’autre. Toujours est-il que les sectionnaires refusent le contrôle par certificat de civisme («C’est contre les lois et la souveraineté du peuple»), antérieurement imposé par la société populaire qui, se réunissant en corps constitué, s’est mise ainsi, à leurs yeux, en situation «attentatoire à la souveraineté des assemblées primaires»

Tout individu de nationalité française peut exercer sans entrave sa «fonction de citoyen» dans la mesure où la concrétisation du principe de souveraineté lui a permis, dès 1789, de retrouver sa «faculté d’énoncer ses pensées». Cette volonté d’ouverture se traduit par une brusque augmentation du nombre de votants: de 400 le 12 avril dans la section 6, ils sont 950 le 26 avril, alors que la société populaire a perdu son rôle dominant dans cette section.

Considérant que «le temps de parler librement et sans crainte est arrivé», tout sectionnaire peut prononcer un discours («Un membre, après avoir obtenu la parole, a dit…»), et espérer sa traduction finale sous la forme d’une motion de la section assemblée («discours suivi de la délibération de nos frères qui ont converti en pétition le dit discours»). Après délibération, une telle motion devient, par adhésion des membres de la section, une pétition adressée aux sections sœurs. D’une section à l’autre, par la médiation de délégués, la pétition est de nouveau prononcée, délibérée et éventuellement adhérée jusqu’à son terme, c’est-à-dire au moment où il devient possible de la présenter aux autorités constituées, surtout la Municipalité, qui doivent faire «droit à la demande». De fait, les registres de délibérations des sections sont remplis de formule du type: «Il a été fait lecture d’une pétition de la section n°-», «Une députation de la section n°- est entrée et a remis sur le bureau une pétition dont la lecture a été faite», «Deux commissaires ont présenté le projet adhéré par la section n°-», «La section – nous a fait présenter, pour y adhérer, une délibération qu’elle a prise».

Compte tenu de la complexité du trajet délibératif, l’attention à la bonne marche du mécanisme démocratique est très forte: désormais «tout citoyen ne quitte plus sa carte de section». La quantité de lampes nécessaire pour «bien distinguer ceux qui prennent la parole» est même un objet de discussion! Certes l’essentiel des citoyens concernés sont des hommes, mais des citoyennes, parfois très jeunes, peuvent quitter les tribunes, prononcer des discours et manifester ainsi leur adhésion à des pétitions, en particulier dans la section 8 où un groupe de jeunes filles s’avère particulièrement actif. Jeunes et citoyennes, le fait est suffisamment important dans un monde de la politique révolutionnaire dominé par des individus masculins d’une quarantaine d’années pour qu’il soit souligné.

La lenteur d’un tel système n’échappe à personne, surtout pas aux sectionnaires. C’est pourquoi s’impose très vite l’établissement d’organismes exécutifs internes aux sections, les comités. S’instaure aussi un Comité Général Central des 32 sections marseillaises chargé des «parties d’exécution, de correspondance et de salut public» au point de prendre le risque d’enrayer un tel mécanisme démocratique, c’est-à-dire de «s’asservir à un ordre».

Cependant le mécanisme démocratique lui-même engendre la parade à un tel risque de bureaucratisation du mouvement sectionnaire. Tout vient de la section 10, proche de l’Hôtel de Ville, où se configure progressivement un lieu central de rassemblement des délégués de section, en toute indépendance du Comité Central, donc en toute souveraineté. Dès la fin avril 1793, la section 10 est présentée comme «le modèle à suivre» par les sections sœurs à cause de sa capacité à «concourir au bien général», à concrétiser l’union et la fraternité entre citoyens. À ce titre, là où elle se réunit, se tient, de façon quasi-journalière, des réunions de commissaires de section qui délibèrent sur la bonne marche des pétitions adhérées par la majorité des sections. Il s’agit en quelque sorte d’un comité précisant les modalités d’exécution des décisions unanimes, et renvoyant ainsi le Comité central au seul règlement des affaires courantes. L’extension de la souveraineté concerne donc tout aussi bien la délibération sur l’exécution des demandes que leur énonciation et leur adoption par le vote ouvrant «droit à la demande» des citoyens réunis.

À ce stade de notre analyse, précisons plusieurs points importants:

– L’activité unificatrice de la section 10 est complétée par l’activité de la section 4, fortement marquée par l’action de citoyennes, qui devient progressivement «l’interprète des sentiments» des sections sœurs. Dans la raison démocratique, l’union du coeur et de l’esprit est l’expression même de l’unité républicaine. Présentement, elle s’actualise aussi sur l’axe masculin/féminin.

– Au sein des modalités concrètes de cette expérience démocratique, le refus doctrinal de toute représentation permanente (les commissaires changent d’une délégation à l’autre) n’implique pas l’absence de processus énonciatif spécifique sous la modalité du porte-parole, incarné ici par une section particulière, la 10, qui énonce sans cesse sa capacité à traduire «l’impulsion spontanée» des citoyens délibérant dans leur section en «un assentiment général».

– La première réunion des commissaires prend acte du vote à l’unanimité des délégués de la permanence de la garde nationale. Ce n’est pas un hasard si la section 10 est la première à formuler cette demande auprès des autres sections: «La section 10 nous a présenté une pétition demandant à la municipalité de mettre la garde nationale en réquisition permanente, que tout citoyen a le droit d’opposer la résistance à l’oppression» (section 2). C’est donc bien sur la question des «citoyens en armes» en référence au droit de résistance à l’oppression que s’enclenche une telle manière de porter la parole en nom collectif.

Ainsi les sectionnaires puisent, par l’intermédiaire de la section 10, leur «énergie républicaine» dans un contexte d’union et de mobilisation toujours formulé dans l’argument du droit souverain. Un tel rapprochement, jusqu’à l’indistinction, entre les notions de droit et de souveraineté devrait nous faire réfléchir sur la manière souvent très abstraite dont les historiens abordent en général le principe de souveraineté nationale. Le trajet de la proclamation de l’intangibilité du principe de souveraineté à l’exercice effectif des droits de souveraineté est de bout en bout pris dans le même argumentaire. Rien de plus concret donc qu’une telle souveraineté en acte, sans pour autant qu’une telle constatation pratique nie la valeur principielle de la catégorie de souveraineté.

En développant des trois points évoqués ci-dessus le premier, nous pouvons préciser encore plus le caractère concret de la souveraineté avec le cas particulièrement important de l‘action des citoyennes. Nous nous tiendrons à des considérations locales, sans perdre de vue pour autant l’action des femmes pendant la Révolution française dans leur ensemble (Guilhaumou, Lapied, 1997).

3- Le rôle des citoyennes.

L’analyse quantitative du phénomène de la suspicion en l’An II met en évidence une présence notable de femmes dans les prisons marseillaises, la plupart soupçonnées d’appartenir à une famille d’obédience fédéraliste (Guilhaumou, 1996). Nous pouvons ainsi circonscrire un groupe de neuf femmes plutôt jeunes dont l’activité au sein de la section 4 est particulièrement visible pour l’une d’entre elles Thérèse Clappier (Guilhaumou, 1999).

Deux sœurs, Marie et Claire Odde, 25 et 28 ans, dont le père serrurier est aussi en prison, y côtoient Sabine et Fouquette Reboul, 21 et 27 ans dont le frère s’est engagé dans l’armée départementale levée contre les troupes de la Convention. Viennent ensuite Thérèse Mary, 30 ans, Julie Sorel, 17 ans, et la Catalane, 30 ans. Enfin, avec Sabine Maisse, 19 ans, nous approchons le noyau le plus actif: Sabine est la fille de Nicolas Maisse, guillotiné en tant que l’un des principaux dirigeants de la section 4, et l’amie de Thérèse Clappier, 16 ans.

Nous connaissons la famille Clappier grâce à sa correspondance envoyée au représentant du peuple Maignet dont nous avons conservé une partie. Cette famille est composée du père Joseph, parfumeur, de la mère Marie-Thérèse, gantière, et de leur fille Thérèse. Le père et la mère sont arrêtés une première fois en novembre 1793, puis relâchés. Mais la mère est de nouveau emprisonnée, au titre de son attitude à l’égard de sa fille, également mise en cause. En effet, devant le tribunal révolutionnaire, il lui est reprochée d’avoir «instruit sa jeune fille dans les principes des sections», de l’avoir conduite dans la section 4 et de l’avoir forcée «à soulever le peuple contre la Convention et les patriotes par un discours contre-révolutionnaire». Thérèse sa fille, également convoquée par le tribunal, se défend d’avoir prononcé ce discours («C’est le citoyen Maisse qui me l’avait fait pour me faire passer pour héroïne, je ne l’ai pas prononcé»), mettant ainsi en évidence ses liens avec la famille «très suspecte» des Maisse.

De fait, nous avons retrouvé et publié ce discours (Guilhaumou, 1992, 245-248) qui développe longuement la thèse de «l’influence du sexe féminin» dans ce moment décisif d’août 1793 de mobilisation contre l’armée des «usurpateurs» de la Convention. Il s’agit d’inciter les citoyens des sections à prendre les armes:

O vous citoyennes de cette section, joignez vous à moi et toutes ensemble disons à nos époux et à nos enfants, marchez, volez vous ranger sous les étendards de la liberté, emblème de la victoire, allez combattre […] Pourriez-vous encore délibérer, lorsqu’il vous faut combattre, y a-t-il parmi vous des âmes assez lâches pour nous livrer au fer des assassins […] Allez combattre, sans doute vous serez victorieux quand vous saurez que pour prix de votre triomphe, vous trouverez en rentrant dans vos foyers vos filles et vos femmes ne formant qu’un groupe sur l’autel de la Patrie.

Délibérer et combattre: l’un est-il dans la continuité de l’autre, ou l’un et l’autre s’opposent-ils? La délibération peut-elle se maintenir en combattant? Nous touchons là au problème de l’héroïsme en l’occurrence féminin qui manifeste la présence d’une communauté idéale des citoyens (Centlivres, Fabre, Zonabend, 1998). Mais ne manifeste-t-il pas pour autant les limites d’un espace délibératif qui ne peut prendre les armes, si l’on peut dire, sans se dissoudre et devenir le bras armé d’une autorité exécutive, en l’occurrence le Comité Central des sections? Nous sommes plutôt enclin à penser que l’action féminine introduit à une nouvelle extension de l’action politique au sein de l’espace public.

Nous sommes en effet confronté, avec le cas de Thérèse Clappier et de ses amies, au portrait d’un groupe de jeunes républicaines, formées à l’école de la souveraineté du peuple, et qui symbolisent, par leur présence active dans la section, la dimension héroïque de tout mouvement d’enthousiasme nourri par la mobilisation démocratique. Présentes dans les tribunes de la section, d’abord spectatrices des délibérations entre hommes, elles montent, au moment le plus crucial, à la tribune pour prononcer des discours énergiques, elles deviennent ainsi des protagonistes de l’action en étendant la rationalité délibérative à une part du sensible (Rancière, 1995) ouvrant largement l’espace politique par la sympathie d’aspiration qu’elles expriment à l’égard du mouvement sectionnaire.

En affirmant que «nous sommes citoyennes» parce que «nous sommes le souverain», les citoyennes révolutionnaires, en dépit de leur exclusion légale du vote et donc de l’espace législatif, investissent à leur façon l’espace public par leurs actions politiques en mettant tout particulièrement l’accent sur le mot d’ordre «Ce sont des armes qu’il nous faut». Peut-on dire que, dès les journées d’octobre 1789, elles délibèrent en marchant les armes à la main? Du moins nous sommes bien confronté à un investissement féminin de dimension universelle dans sa manière de manifester la part sensible d’une sympathie d’aspiration pour la Révolution, et d’exprimer de manière héroïque un sentiment d’humanité propice à la formation d’un nouveau lien social.

Conclusion.

Nous avons essayé de faire comprendre ce nous entendions par la nécessaire contextualisation des manières de s’assembler et de délibérer, de leur appréhension première comme événements avant tout engagement, certes légitime, dans des comparaisons historiques. Il ne s’agit vraiment pas de rappeler le sociologue, l’anthropologue ou le politiste à l’ordre irréductible de la réalité historique, de l’état des choses. Le contexte est pris ici tout autrement comme une réserve de sens, donc d’arguments. Ainsi l’argument de souveraineté s’investit dans le mécanisme délibératif en l’associant aussi bien à des émergences complexes de porte-parole qu’à des pratiques ambulatoires irréductibles à tout espace clos.

En d’autres termes, plus proches de notre sensibilité d’analyste de discours, nous pensons que les pratiques d’assemblée de la Révolution française ne se résument pas dans des pratiques représentatives, aussi bien au sens de la représentation politique que dans les termes d’une histoire des représentations très en vogue de nos jours. Il s’agit aussi de pratiques cognitives qui rendent compte des ressources et des connaissances de chaque citoyen devenu juge en matière d’activité législative et d’émancipation politique dans le nouvel espace public de réciprocité. Tout référent «politique» susceptible de permettre la reconnaissance et l’identification des manières de s’assembler et de délibérer n’a d’autre présupposé que lui-même. Il se déploie alors, en tant que type cognitif (Eco, 1999), et s’interprète dans un trajet, des procédures et une production de sens qui nous interdit de le dissocier, une fois posé sa valeur principielle, de l’exercice concret d’une politique délibérante.

Bref, à l’encontre de toute démarche constructiviste, nous pensons que la compréhension de l’historicité des pratiques d’assemblée nécessite leur appréhension première comme événements d’assemblée dans la concrétisation même des principes qui les fondent, présentement sous l’argument de souveraineté du peuple. Empiricité et historicité peuvent alors fonder une démarche comparative qui demeurera au plus près des ressources discursives attestées, et au plus loin des observations en surplomb. Il existe bien des idéaux-types de la politique démocratique, mais leur appréhension passe par une attention privilégiée au trajet de la langue empirique – dans laquelle ils se concrétisent comme événements – à la langue abstraite, métadiscours second certes, mais seul susceptible d’en faire des objets de comparaison.

Jacques Guilhaumou    

«Un argument saisi dans le mouvement démocratique, la souveraineté délibérante à Marseille», Qui veut prendre la parole? dir. M. Detienne, Paris, Seuil, Le Genre Humain, 2003, p. 329-349.

Références bibliographiques

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“De l’historiographie de la Révolution française – réflexions liées au bicentenaire” ~ Trois textes de Jean-Clément Martin

27 vendredi Sep 2019

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

≈ Commentaires fermés sur “De l’historiographie de la Révolution française – réflexions liées au bicentenaire” ~ Trois textes de Jean-Clément Martin

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« Théorie du genre », Bicentenaire, Jean-Clément Martin

Trois textes de Jean-Clément Martin sont ici regroupés, écrits entre 2005 et 2008.

Une présentation de l’historiographie autour de la violence en Révolution, qui avait été initialement destiné à ouvrir Violence et Révolution, paru au Seuil en 2006.

Le bilan du colloque de 2004 à l’Université Paris 1, IHRF La Révolution à l’œuvre, (livre paru aux Presses universitaires de Rennes en 2005).

L’article est paru: «Perspectives actuelles de la recherche à propos de la Révolution française», The Kwansei Gakuin Historical Review, vol 33, mars 2006, 109-129 (en japonais), Colloque Tokyo, université Shenshu, 2005.

Une proposition de synthèse sur les mutations survenues dans les années 1990-2005 paru «Réflexions sur les évolutions historiographiques depuis le bicentenaire de la Révolution française», French Historical Studies, 2009, vol. 32, n° 4, p. 689-696.

La longue histoire de la violence révolutionnaire.

 

Le bicentenaire de la Révolution : un héritage en partie double?

Qui pouvait douter, en 1989, que la violence était emblématique de la période révolutionnaire? Lors d’une enquête réalisée à Nantes à cette date, l’une des personnes interrogées parlait ainsi des souvenirs familiaux: «Oui, on en parlait dans ma famille. La tradition c’était que ç’avait été très sanglant, puis que les troupes républicaines avaient massacré un peu tout le monde et au hasard. Ce qui est d’ailleurs la stricte vérité, et c’était resté».[1] Spécificité de l’Ouest, appartenance à un courant contre-révolutionnaire, habitudes de pensée? Dans le nord, la mémoire de Robespierre est encore passionnée. Qu’un lycée ou que des rues portent son nom n’a pas mis fin aux débats sur sa responsabilité pendant la Terreur. À Lyon, une des premières réactions aux préparations du bicentenaire fut la création de l’association «Lyon 93», sous-titrée «Association des familles lyonnaises victimes de la Révolution».[2] «Les dérives de 1793»[3] et l’idéologie contre-révolutionnaire continuent de diviser l’opinion française, même si ces divisions paraissent moins violentes qu’elles ne le furent dans les années 1930, lorsqu’en prévision d’une réhabilitation officielle de Robespierre à Arras, trois guillotines avaient été élevées au-dessus de caniveaux couverts de longues traînées de peinture rouge.[4] Combien de personnes voient-elles encore Robespierre comme un assassin?[5] L’imaginaire de la guillotine continue d’identifier la Révolution[6] – au point que certains de ses défenseurs réclament même que l’on rappelle les tortures antérieures pour illustrer le progrès humain réalisé par la machine attribuée au docteur Guillotin. [7] France-Culture a consacré une émission de La Fabrique de l’Histoire, retransmise à nouveau le 16 novembre 2003, à «Robespierre, le continent noir de la Révolution». Insidieusement toute une culture ordinaire est ainsi orientée, la gauche plutôt favorable à la construction révolutionnaire, la droite dénonçant le vandalisme[8]. Au début du XXe siècle, Aulard s’irritait de constater que les guides des monuments officiels déversaient «l’odieux sur la Révolution»; à la fin du même siècle, M. Agulhon, faisait le même constat.[9] Aggravons le constat en constatant qu’à l’autre bout du monde, les mangas japonais se sont aussi inspirés de la violence révolutionnaire, notamment lorsqu’elle est portée par des figures féminines.[10]

En 1989, chez les élites, même chez celles qui sont plutôt favorables à la Révolution, l’association violence-révolution va de soi. Dans l’allocution prononcée en novembre 1987, à l’ouverture d’un colloque de l’université de Besançon, Edgar Faure, alors président de la Commission chargée de la commémoration du bicentenaire, concéda que l’on ne pouvait pas se réjouir «du fait que l’on ait massacré des gens», tout en reprochant gentiment à l’ancien ministre André Bettencourt d’avoir écrit qu’«en somme, la démocratie était née au pays des coupeurs de têtes». Il entendait garder «toute la leçon» de la Révolution, y compris le caractère «inévitable» de la violence[11]. C’est elle qui est au cœur du livre collectif édité par la Mission du bicentenaire réunissant des articles d’auteurs sud-américains[12]. Violence de l’Ancien régime, contre laquelle la Révolution réagit violemment, annonçant «l’universalité de la violence» pour Carlos Fuentes, «irrépressible mécanisme de subversion» pour Arturo Pietri, «problème impressionnant de la Terreur» pour Alberto Sanchez; le livre se clôt sur des extraits du Siècle des Lumières d’Alejo Carpentier, liant la Révolution en Amérique latine à l’arrivée de la guillotine. Comment s’étonner alors que des personnes interrogées en 1989 au sortir de l’exposition consacrée à la Révolution française par le Centre Pompidou butent sur la Terreur, la guillotine et «les Chouans», même si presque toutes reconnaissent le bien-fondé de la Révolution. Les «excès» de 1793 restent pour elles incompréhensibles, inutiles, voire condamnables[13]. La mémoire des descendants des victimes demeure manifestement vive autour de certains lieux, que ce soit la Vendée ou le cimetière de Picpus à Paris.[14]

Pourtant les années du bicentenaire de la Révolution représentent un tournant. Certes les discours ordinaires à la droite et à la gauche continuent encore d’être tenus: ainsi en 1981, le congrès de Valence du Parti socialiste français et la victoire de la gauche aux élections donnent-ils lieu à des comparaisons remarquées avec les années 1789-1793. Le slogan socialiste: «la force tranquille» devient «la Terreur tranquille» dans le journal de droite Le Quotidien de Paris. Le journal socialiste Le Matin de Paris s’interroge: «Faire tomber des têtes ou ne pas perdre la tête?» Ces analogies ne sont pas superficielles. Les «Gens du château» sont promis par Pierre Mauroy à la vengeance du «peuple de gauche»; Paul Quilès assure qu’il ne faut pas «dire: “Des têtes vont tomber”, comme Robespierre à la Convention, mais [qu’] il faut dire lesquelles et le dire rapidement». La culture politique des principaux dirigeants de la gauche française dans ces années assimile la révolution à la Terreur, estime que la Révolution a été «horrible et magnifique» et justifie même les massacres d’aristocrates en rappelant «les milliers de gens du peuple qui sont morts à Valmy». Pour Pierre Joxe, les tueries de septembre 1792 ne sont pas différentes de celles de 1848, de la Commune de 1871 ou de la guerre 1914-1918. La Révolution est «un bloc», Terreur comprise, et la violence est le prix à payer pour l’accession à la modernité politique. Les hommes de droite dissocient nettement les deux pans de la Révolution: d’un côté, les grands principes, de l’autre, les «bavures du point de vue de la Terreur», le sang versé et «l’échec de 93». Philippe Mestre, ancien ministre, fait cohabiter une mémoire familiale liée à la répression en Vendée, qualifiée de «génocide», ou d’«Oradour», qui le conduit à condamner la Révolution, avec sa volonté de servir l’État républicain. Jean-Pierre Soisson, comparant les décès pendant la Terreur avec ceux des autres époques, conclut quant à lui, que la Terreur «ne [le] gêne pas»[15] au regard de ce que la Révolution a apporté.[16]

Or dans ces années 1980 le débat est déplacé sur le terrain de la comparaison entre la Révolution française et les «totalitarismes», nazi et stalinien, qui seraient d’une façon ou d’une autre les héritiers des structures de pensée mises en place dès 1789. La violence révolutionnaire, qu’elle ait pris la forme de la guillotine, des noyades de Nantes ou des fusillades de Lyon, est considérée comme la conséquence logique des contradictions insolubles introduites par les inventions démocratiques de 1789. Contre Albert Soboul, qui voyait la Révolution comme le couronnement du XVIIIe siècle, «le plus grand de notre histoire»[17], dès 1978, François Furet y avait vu l’inauguration d’une sociabilité politique permettant les pires dérives idéologiques et légitimant la terreur.[18] Bien entendu d’autres critiques s’étaient faites jour auparavant, sans obtenir beaucoup d’échos pour autant. L’étonnement d’Albert Camus devant le «répugnant scandale» de la mort de Louis XVI, cet «assassinat d’un homme faible et bon», placé à la charnière de l’histoire nationale[19], ou la traduction des livres d’Hannah Arendt n’avaient touché qu’une frange de l’opinion. De la même façon, on peut citer l’entretien accordé par le biologiste Henri Laborit au Monde sous le chapeau «“Liberté, égalité, fraternité”, les mots avec lesquels on fait des génocides», comme son interview dans le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique [20].

Le changement est amorcé depuis les années 1970 au croisement de plusieurs influences différentes qui contestent les héritages français. L’héritage révolutionnaire est remis en cause par les livres d’Alexandre Soljenitsyne, au moment où l’union de la gauche est en train de se briser, si bien que le centenaire de la Commune n’a pas pu être commémoré dans l’unanimité. L’héritage des Lumières est lui-même ébranlé par Michel Foucault, qui refuse les lectures naïves de l’historicisme et dénonce les ravages des utopies rationalisantes. Les pertes de l’héritage national, enfin, commencent à être estimées par Pierre Nora dans un séminaire qui débouche plus tard sur le premier volume des Lieux de Mémoire. Dans ces perspectives, F. Furet prolonge Penser la Révolution où il estimait que Goulag et terreur relevaient d’une «identité de projet»[21], pour poser la Révolution comme matrice du totalitarisme; le mot est employé en 1986. [22] Le courant de pensée qui naît alors trouve immédiatement un grand écho. Les ouvrages suivants, notamment le Dictionnaire critique et philosophique de la Révolution française, dirigé en collaboration avec Mona Ozouf, et La Révolution française, consacrent le renversement de perspective en privilégiant la lecture politique de la Révolution. [23] Ils s’appuient sur la pensée d’Hanna Arendt pour dénoncer dans la Révolution les dangers induits par l’abstraction philosophique et les dérives des systèmes de pensée, démonstration que la publication du Passé d’une illusion achève en insistant sur la faillite européenne au moment de la première guerre mondiale. Dans ce courant, animé également par Mona Ozouf, s’inscrivent par la suite, les travaux de Pierre Rosanvallon, de Marcel Gauchet, de Stéphane Courtois, enfin plus tard ceux de Patrice Guéniffey, et les ouvrages plus polémiques d’Alain Gérard[24]. Le succès de ces œuvres marque le bicentenaire.

Cette remise en cause de la Révolution était prévisible. Le courant de pensée illustré notamment par Albert Soboul et par Michel Vovelle avait préféré s’en tenir aux acquis de la Révolution, ou s’était intéressé aux phénomènes culturels et aux jeux doubles de l’imagerie. Estimant qu’il était logique que la violence choque, M. Vovelle s’était lancé dans l’étude des mentalités révolutionnaires pour contester le fait que «la Révolution [soit le] lieu privilégié de la peur, de la folie sanglante et collective d’un jour».[25] Les côtés «négatifs» de la Révolution n’étaient pas niés mais mis en parallèle avec ce qui était «positif» et «nécessaire», notamment pour faire face aux contraintes internes et externes.[26] Il n’y avait pas de camp organisé, puisque Claude Mazauric défendait une position plus fonctionnaliste de la Révolution, estimant que la Terreur n’était à confondre ni avec la violence populaire qu’elle endigue, ni avec le terrorisme qu’elle ignore ; résultat de la peur, elle est le produit des circonstances et la réponse à la violence royale et contre-révolutionnaire.[27] L’histoire de la Révolution française ayant toujours été traversée de luttes idéologiques, les affrontements du bicentenaire n’auraient pu être qu’un avatar supplémentaire, mais l’offensive s’est menée sur un plan beaucoup plus médiatique qui a touché l’opinion et marqué le pays. La nouveauté tint sans doute à ce que la dénonciation la plus virulente parte de l’Université elle-même, orchestrée par Pierre Chaunu et ses amis (les «Chaunu’s boys» selon S. Kaplan[28]). Les imprécateurs furent prolifiques et efficaces, que ce soit dans les colonnes du Figaro-Magazine, dans de nombreuses publications dont un ouvrage comparant les Révolutions française et américaine, au sous-titre suggestif : «la violence et la sagesse»[29], ou dans les notices d’un dictionnaire insistant sur les pratiques déshonorantes et excessives des révolutionnaires[30], enfin dans les rééditions opportunes des classiques du XIXe siècle.[31]

Quand en 1985, R. Sécher, sous le double parrainage de J. Meyer et de P. Chaunu, défend l’idée que la Vendée a subi un génocide décidé par la France révolutionnaire, le ton change encore. Ayant lui-même signé un ouvrage décrivant les conséquences tragiques de la Révolution française, P. Chaunu revendiquait la paternité de l’expression «génocide franco-français»[32]. En 1991, R. Sécher, dans Juifs et Vendéens, sous-titré «la manipulation de la mémoire» compare l’histoire de la mémoire du génocide vendéen à celle du génocide subi par les juifs. Citant l’historien allemand, E. Nolte, il rejoint l’avocat Jean-Marc Varaut, qui a publié des livres sur le procès de Nüremberg et sur la Terreur judiciaire, pour dénoncer la conspiration du silence sur la Vendée et faire l’amalgame entre Révolution et nazisme, tout comme elle se faisait entre Révolution et stalinisme! R. Sécher s’employa à populariser le mot génocide à propos de la Vendée et à discréditer, d’une part, les historiens précédents présentés comme «révisionnistes», et d’autre part, «l’histoire officielle» fautive par mutisme volontaire et désinformateur. L’air du temps fit que de nombreux journaux et revues (dont Études et Le Canard enchaîné) présentèrent favorablement le livre de R. Sécher, en insistant sur le dévoilement qu’il était censé avoir réalisé [33]. Dans cette ligne, en 1993, sont organisés à Paris une exposition, «Vendée, Chouanneries, L’Ouest dans la Révolution» sous le patronage de J. Chirac et du cardinal Poupard, président du Comité d’honneur, et un colloque à La Roche-sur-Yon avec l’appui et la participation du président du Conseil général, Philippe de Villiers[34], tandis que Soljenitsyne vient dénoncer en Vendée la Révolution initiatrice du Goulag. Finalement le terme «populicide» fut préféré à génocide. Sans doute celui-là fut-il présenté comme «l’exact correspondant de notre “génocide” contemporain»[35], reste que le changement eut lieu et qu’il n’est pas anodin. Dans ce même département, en 1995, est créé un Centre vendéen de recherches historiques[36], patronné par P. Chaunu et F. Furet et hébergé par Paris IV-Sorbonne, qui organise l’année suivante un second colloque: Après la Terreur, la reconstruction, rassemblant, dans la même orientation, des intervenants déjà présents pour la plupart en 1993. On comprend que la presse de droite et d’extrême droite ait pu se déchaîner contre la «révolution sanguinaire» annonciatrices de Staline et de Pol Pot.[37]

En 1989, le climat intellectuel est tel que F. Mitterrand ne peut invoquer ni Robespierre, ni même Napoléon et qu’il se contente de maintenir une position républicaine en admettant que tous les choix ne se valent pas.[38] La manifestation de J.-P. Goude, le 14 juillet 1789, sauve à l’évidence l’ensemble des commémorations populaires, mais au prix de l’abandon des pratiques traditionnelles et en oubliant de proposer des réponses politiques aux critiques. Ainsi de l’année 1792, seule la bataille de Valmy est-elle commémorée selon un dispositif qui la rend particulièrement illisible, même aux yeux des commanditaires, alors que les massacres de septembre ne sont pas rappelés, au grand dam de l’Église catholique.[39] Cependant, au-delà de quelques déclarations tranchées (ainsi un président de Conseil régional s’oppose à toute célébration dans sa commune, car «on ne danse pas sur les tombes»[40]), le bicentenaire trouve un écho réel dans le pays. Au-delà des cercles militants, les hommes politiques en place ont été amenés, indépendamment de leurs opinions, à organiser des commémorations locales, et même à réinventer la mémoire de la Révolution jusqu’à la transmuer en véritable mythe[41]. Dans ce mouvement collectif qui gomme les manifestations trop éclatantes, la violence n’est pas tabou, elle est même assumée parfois, comme en Côte-d’Or par une dizaine de villages marquée par des émeutes rurales deux cents ans plus tôt; plus fréquemment la guillotine devient paradoxalement un symbole ludique, rappelé pour le plaisir des spectateurs [42].

Pourtant l’opinion n’est pas d’un seul bloc. Si un tiers des personnes sondées en 1989 lient Terreur et Révolution, les clivages politiques droite/gauche n’expliquent pas tout, ainsi la violence subie par la révolte vendéenne trouve-t-elle un écho de compassion important chez les femmes, quelles que soient leurs appartenances idéologiques, et majoritairement les professeurs d’histoire disculpent 1793.[43] La connaissance des faits demeure souvent imprécise, ou plus exactement, seuls des éléments symboliques sont retenus, rappelés à satiété et régulièrement déformés dans une débauche de médiocres souvenirs.[44] N’a-t-on pas comparé la violence de la prise de la Bastille à la mêlée du Quinze de France «en pire»[45]? Même dans une région marquée par une «hypermnésie», comme la Vendée militaire, des connaisseurs nourris aux sources de la commémoration vendéenne commettent des confusions incroyables. Un sondage national révèle que le grand événement révolutionnaire reste toujours le 14-Juillet, que l’idée de progrès demeure associée à la rupture provoquée en 1789, et que le sang et «la boucherie» ne seraient associés systématiquement à la Révolution que par une faible part de nos contemporains. Seules des minorités accepteraient ou repousseraient la violence pour des raisons idéologiques et politiques affirmées, la majorité exprimant un compromis inspiré de l’air du temps[46]. Révolution et Terreur entretiendraient alors des relations de plus en plus distendues, peut-être sous l’effet de forces politiques et sociales qui, volontairement ou non, tendent à banaliser le débat autour de la Révolution.[47] «Tout compte fait la Révolution [était] une bonne chose» pour 77% des Français de 1989[48], qui, dans le même temps en refusaient la violence!

Si la Révolution française demeure ainsi un des fondements de l’identité nationale et régionale, même si les souvenirs qui lui sont liés sont détournés, faut-il en conclure que la «guerre civile historiographique» que se livrent les Français depuis 1814 est en voie d’achèvement[49]? Si l’on prend comme exemple la querelle autour du «génocide vendéen»[50] la «spectacularisation» a entraîné la dénonciation du complot, l’appel à la vigilance, voire à l’indignation dans un domaine où les historiens professionnels avaient eu tendance à la discrétion. La querelle du génocide aura été ce «passé qui ne passe pas» attestant de l’enkystement d’une mémoire douloureuse. Elle aura également facilité l’acceptation de la mémoire de la Contre-Révolution dans le pays. Il n’est pas anodin que l’État français autorise l’inhumation du cœur de Louis XVII, mort au Temple, dans la basilique de Saint-Denis en 2004[51], quinze ans après ce bicentenaire qui a légitimé la présence de la mémoire contre-révolutionnaire. Peut-on penser que le lien mémoriel est en train de s’affaiblir, en se transformant en fête ou en rite? La relation interindividuelle entre acteurs et témoins de l’époque et nous-mêmes ne cesse évidemment de s’amenuiser. Ainsi Paul Valéry avait entendu le peintre Degas rappeler qu’enfant il allait rendre visite à la veuve du conventionnel Lebas, dont elle conservait le souvenir avec ceux de Robespierre et Saint-Just[52]. Quelques générations seulement séparaient les hommes du vingtième siècle de ceux du dix-huitième. Hors de familles immergées dans le flot du passé, notamment celles qui ont un héritage nobiliaire ou militant, les autres perdent radicalement tout rapport immédiat avec le passé et dépendent des constructions mémorielles collectives.

La naissance des traditions nationales

Cette mémoire a en effet une histoire dont on ne possède pas tous les éléments, même dans sa dimension purement française. Le lien entre violence et révolution n’a pas été établi de façon définitive par les témoins, ce qu’atteste une lettre du duc de Dorset, ambassadeur de la Grande-Bretagne à Paris, le 16 juillet 1789, estimant que la plus grande révolution s’est accomplie avec la perte, relative, de très peu de vies[53]. À ce moment, le mot «révolution», passe des «sphères du rêve et de la spéculation, dans la vie»[54], désignant tout à la fois l’ordre nouveau et la remise en cause fondamentale de l’ordre ancien, et introduisant l’idée que les traditions peuvent être renversées. En août 1789, un autre voyageur anglais, Thomas Clarkson, s’étonne de la mauvaise presse de la Révolution dans son pays, ne voyant rien le justifiant à Paris. Plus personne ne fait allusion au sang de Launay et de Flesselles, qui lui paraît «bien sec»[55]. Lire la suite →

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“Le mouvement social à l’épreuve de la Révolution française. Une question de visibilité sociale” (2005) ~ par Jacques Guilhaumou

04 mercredi Sep 2019

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Emmanuel Renault, François Bousquet, Geneviève Fraisse, Habermas, Jacques Guilhaumou, Jacques Monbrion, Jacques Rancière, Sieyès

Fortement marqué par la recrudescence au cours des années 1990 du mouvement social par le fait des luttes et de la parole des sans, nous avons essayé d’en évaluer les caractéristiques propres à l’épreuve de la Révolution française, et tout particulièrement du phénomène conjoint des porte-parole (Guilhaumou, 1998b). Nous avons voulu ainsi attester du présent de la Révolution française dans le mouvement social, donc sa part inhérente, voire immanente, aux ressources permettant de comprendre la portée émancipatoire des luttes sociales actuelles. Nous avons ainsi contribué, nous semble-t-il, à donner une visibilité et une centralité historiques à un mouvement des sans relégué trop souvent sur les marges de la société.

Pour sa part, Olivier Voirol (2005) développe, dans la présente publication, une interrogation sur la visibilité de l’histoire du mouvement social et de ses luttes par un regard critique sur l’infrastructure médiatique de la visibilité dans nos sociétés contemporaines. Il propose une critique des apparences médiatisées qui tendent à restreindre l’horizon de la visibilité sociale. Il souligne ainsi d’autant mieux l’importance de la perspective ouverte par la reconnaissance des « résistances invisibles » inscrites dans une dynamique de l’agir en commun. Dans cet horizon élargi des luttes pour la visibilité, nous pouvons alors circonscrire l’enjeu éthique de l’écoute par l’historien des médiations réelles à l’œuvre dans un trajet d’émancipation attesté du mouvement révolutionnaire au mouvement social, et qui plus est formulé au terme d’un détour sociologique par l’étude des résistances à l’exclusion et de leur ancrage historique (Mesini, Pelen, Guilhaumou, 2004).

 

I – Un cheminement éthique.

De la figure historique du porte-parole (Guilhaumou, 1998a) à la figure actuelle du porte-parole des sans (Guilhaumou, 1998b), un vaste espace de visibilité à forte dimension communicationnelle s’est mis en place. A vrai dire, Habermas (1992) avait déjà notifié l’importance de cette figure éphémère en soulignant la présence, dans les mouvements sociaux, d’acteurs émergents du public et participant eux-mêmes à la création d’un espace public inscrit à l’horizon du droit. Cependant il apparaît qu’une recherche encore plus ample sur la visibilité sociale des mouvements actuels, toujours à la lumière de la Révolution française, nécessite une évaluation des apports et des limites, donc une critique du modèle habermasien de l’agir communicationnel initialement pris en compte sous la forme d’«un pouvoir engendré communicativement» présent dans la  Révolution française en tant que «chaîne d’événements bardée d’arguments» (Habermas, 1989).

En effet, une telle mise à l’épreuve de l’actualité des luttes sociales sous une description renouvelée de la langue politique de la Révolution française (Guilhaumou, 2005) a fait son chemin à l’intérieur même du mouvement social sous la forme de la désignation des nouvelles Bastilles à prendre. Elle a même pris récemment sa place dans des considérations particulièrement originales sur le rapport de réflexion que la théorie de la critique sociale entretient avec la prise de parti pour le mouvement social (Renault, 2004 a).

Ainsi la dimension éthique – certes déjà pensée en terme habermasien d’intérêt pour l’émancipation comme condition de la connaissance (Habermas, 1976) – a acquis une importance grandissante au regard des considérations strictement pragmatiques sur les actes spécifiques des mouvements en lutte. Ce souci éthique s’est d’abord ancré dans une réflexion ontologique sur la formation du moi au plus près de l’accession en 1789 à la dignité de soi – sous la figure emblématique de Sieyès (Guilhaumou, 2001, 2002) – et de sa réitération actuelle dans une réflexion sur les possibilités d’expression du moi comme voie d’accès privilégiée à autrui dans sa généralité sociale (Honneth, 2000).

Dans cette perspective enrichie, nous nous proposons d’approfondir le lien entre la critique sociale inscrite dans la lignée d’Habermas, mais singulièrement renouvelée sur le terrain de la reconnaissance sociale, présentement en matière de visibilité sociale (Honneth, 2003, 2004) d’une part, et notre approche historique du mouvement social d’autre part. Lire la suite →

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«“Un Peuple et son roi” : un déni de la lutte des classes» ~ par Sandra C.

14 jeudi Fév 2019

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

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Lutte des classes, Pierre Schoeller

Je reproduis ci-dessous une critique du film Un peuple et son roi publiée par Sandra C. sur son blogue Révolution française et lutte des classes.

Je partage le principal reproche que Sandra adresse au réalisateur et qui s’exprime suffisamment dans le titre de son article. Il me semble néanmoins qu’elle oublie assez vite la périodisation choisie par Schoeller. Même si la production et la presse l’ont présenté de cette manière, il ne s’agit pas d’un film «sur la Révolution» mais sur la Révolution jusqu’à l’exécution de Louis Capet. L’année 1793 (qui devrait faire l’objet d’une suite du film), sera décisive pour les questions abordées dans l’article.

Je reviendrai plus en détails sur le film dans un prochain billet, ayant eu le loisir de le visionner de manière confortable depuis sa sortie en DVD.

Un Peuple et son roi : un déni de la lutte des classes

« Chaque fois qu’à la place de prolétariat, je lis « peuple », je me demande quel mauvais coup on prépare contre le prolétariat » 

Karl Marx

La Révolution française est assurément l’une des périodes historiques les plus mal traitées au cinéma, voire maltraitée quand on songe au Danton de Wajda, ou à la mise en scène lourde et pompeuse du film de Robert Enrico et Richard Heffron sortie l’année du bicentenaire[1]. Dans ces deux longs métrages, comme dans tant d’autres[2], les ouvriers et les paysans, sujets incontournables du processus révolutionnaire, brillent par leur quasi-absence, au profit de leaders révolutionnaires bourgeois crevant l’écran.

L’intention de Pierre Schoeller avec Un peuple et son roi, sorti en salle le 26 septembre 2018, semblerait tout autre, puisqu’il a choisi de mettre en scène, outre des figures connues telles que Robespierre, Saint-Just ou Marat, des ouvriers et des artisans parisiens engagés dans la Révolution. Le film couvre la période de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, à l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, et l’action se déroule essentiellement à Paris.

Le choix du titre, d’abord, est loin d’être anodin et prête déjà le flanc à une première critique, en une période où l’on parle beaucoup de «peuple » et rarement de classes, et où les histoires populaires font florès. Le terme flou de «peuple» ne permet nullement de définir les catégories d’un mode de production. Certains objecteront que celles-ci étaient inexistantes à la veille de la Révolution française, tel est le propos d’Eric Hazan, dont l’ouvrage[3] a servi de référence à Schoeller. Or, en 1789, le mode de production capitaliste s’est déjà suffisamment répandu en France pour qu’il bouleverse et fragilise les conditions d’existence de millions de paysans. Aussi, le développement manufacturier et les concentrations industrielles génèrent des centaines de milliers de travailleurs salariés. Ces transformations de l’économie et des formes de travail engendrent une prolétarisation. À une classe bourgeoise, constituée en bonne partie, s’opposera bientôt au cours du processus révolutionnaire un prolétariat en formation, dont les luttes pour les subsistances, de meilleurs salaires et pour un « programme » revendiquant l’égalité des jouissances constitueront les premières expériences d’un mouvement prolétarien appelé à grandir au siècle suivant.

D’autre part, parler de «peuple» permet d’évincer toute analyse historique en termes de classes, mais aussi de promouvoir l’interclassisme qui irrigue tout le film de Schoeller. Ce dernier montre que les salariés, les petits patrons et des représentants de la moyenne bourgeoisie situés à gauche, tels que Saint-Just, Marat, Robespierre et Danton, partageraient les mêmes intérêts, face à une minorité de nobles et de bourgeois agrippés à leurs privilèges. De nombreuses luttes durant la période revêtirent un caractère interclassiste, du fait déjà que les basses couches de la bourgeoisie, artisans et petits commerçants, voyaient leur quotidien fragilisé par la hausse des prix, dans une moindre mesure que celui des travailleurs salariés. Il n’est pas étonnant, ainsi, que le mouvement sans-culottes, dont l’une des revendications phares portait sur la taxation des denrées de première nécessité, soit composé de salariés et de petits travailleurs indépendants. Par ailleurs, il est évident qu’il ne pouvait se constituer, en l’absence d’une concentration de la main d’œuvre salariée sur de nombreux grands centres de production, un prolétariat autonome agissant pour ses propres intérêts. Il n’empêche que ce schéma interclassiste de luttes commença à vaciller à partir de 1793, à la faveur de grèves de salariés réclamant essentiellement de meilleurs salaires pour compenser la hausse des prix, et des tergiversations, voire l’immobilisme, des dirigeants montagnards face aux revendications d’ordre matérielle des prolétaires. Ces derniers arrachèrent aux premiers des mesures sociales permettant qu’ils ne crèvent pas de faim, puis finirent par comprendre, surtout avec la Terreur qui les déposséda de toute expression politique autonome, réprima les grèves et instaura en certains endroits le travail obligatoire, la nature de classe bourgeoise de la République montagnarde.

Actuellement, la notion de «peuple» domine largement l’historiographie de la période révolutionnaire au détriment des classes et de l’analyse marxienne ; en cela le film de Schoeller se situe complètement dans cette lignée. La crise des subsistances et plus largement la crise économique qui a servi de puissant détonateur au déclenchement de la Révolution n’est seulement abordée que dans la séquence de la marche des femmes sur Versailles, en octobre 1789. Sinon, la question sociale, notamment les émeutes et les grèves, permettant au processus révolutionnaire de franchir le saut qualitatif tant redouté par une large partie de la bourgeoisie, est absente. Le social est largement réduit au tableau sociologique restituant la vie des ouvriers, et surtout du petit artisanat du faubourg Saint-Antoine. Braquer les projecteurs sur l’atelier d’un artisan verrier, avec les scènes n’en finissant pas sur son savoir-faire et son amour du travail bien fait, laisse échapper la vision idyllique de Schoeller sur l’artisanat de la fin du XVIIIe siècle et laisse poindre un brin de nostalgie pour ce mode de production aujourd’hui révolu. Ainsi, cet aspect du film flirte avec l’anticapitalisme bon teint actuel qui, sans nullement vouloir abolir la valeur, le salariat et la propriété privée des moyens de production, postule, tant à gauche qu’à l’extrême droite, un avenir radieux en proposant de revenir à des formes d’économie précapitalistes, ou du moins au stade où le capitalisme n’avait pas encore atteint la forme et l’expansion qu’il connaîtra au cours de la révolution industrielle. De plus, bien que la production artisanale se maintienne encore assez bien durant la Révolution, Schoeller oublie, ou ignore peut-être, qu’il est de plus en plus difficile pour de nombreux salariés de ce secteur d’espérer un jour devenir détenteurs de leur propre moyen de production. À cela s’ajoute l’attaque contre les métiers de l’artisanat, que constituent les lois d’Allarde et Le Chapelier, promulguées en 1791 : suppression des corporations, interdiction des grèves et de toute solidarité ouvrière en frappant d’illégalité les organisations de secours mutuels. Ces lois correspondent à la riposte de la bourgeoisie face à la vague de grèves survenue au printemps 1791 dans la capitale, et plus largement à la nécessité pour cette classe d’abolir toute entrave au développement des forces productives.

Les rapports de classe, durant le film, sont quelquefois abordés à travers l’arrogance et le mépris qu’expriment des députés bourgeois pour «ces gens de peu», notamment au moment où les femmes arrivent à Versailles, en octobre 1789. Le film pointe à juste titre le discours de Barnave se posant en défenseur de la propriété, des intérêts de la bourgeoisie et implorant l’arrêt de la Révolution, au moment où l’agitation des travailleurs s’accroît. Or, c’est bien peu lorsqu’on sait que les conflits de classe n’avaient de cesse dans les centres urbains et les campagnes. D’ailleurs, Schoeller ne dit rien sur la Révolution en province, sur la guerre des châteaux, véritable guerre de classe que menèrent les paysans contre la noblesse, en vue de liquider les derniers vestiges du mode d’exploitation féodal ; rien non plus sur les émeutes et les rassemblements réunissant, en 1792, jusqu’à plusieurs milliers d’ouvriers et de paysans parcourant les campagnes du bassin parisien dans un grand élan de taxation des denrées de première nécessité. Le choix de montrer essentiellement la Révolution à Paris n’est pas en soi critiquable, la capitale fut un haut lieu de la lutte révolutionnaire, et condenser trois années et demie de cette période où tout s’accélère en deux heures de film n’est pas aisé ; en effet, il faut faire des choix. Mais les travailleurs parisiens n’étaient pas ignorants des luttes qui se déroulaient dans d’autres régions, celles-ci pouvaient faire l’objet de discussions, de débats, or cela n’est pas restitué dans le film. Au lieu de cela, on assiste à quelques scènes où le petit groupe de protagonistes, des travailleurs pour l’essentiel, s’entretiennent très largement des débats et des lois votées à l’Assemblée nationale, un élément qui montre comment la question politique domine le propos du film, nous y reviendrons. Ainsi, le niveau de débat et de discussion montré à l’écran est en deçà de celui que peuvent avoir des travailleurs dans un moment aussi intense que l’est une révolution.

Alors qu’un peu partout en France les travailleurs manifestent de plus en plus clairement leur capacité à s’organiser et à agir de façon autonome, faisant même céder les autorités locales en certains endroits sur la revendication de la taxation des denrées de première nécessité, Schoeller nous montre des travailleurs parisiens sagement assis dans les tribunes de l’Assemblée nationale à écouter les discours teintés de bons sentiments de quelques bourgeois « amis du peuple ». Il faut attendre les grandes journées révolutionnaires pour qu’enfin nous puissions les voir agir ! Leur action, dans le film, se résume en effet à celles-ci : la prise de la Bastille, la marche des femmes sur Versailles, le rassemblement et le massacre du Champ-de-Mars en juillet 1791 et l’insurrection du 10 août 1792. Ce choix, comme autant de clichés sortis tout droit de manuels scolaires, manque vraiment d’originalité : nombre de films sur la Révolution française ont déjà suffisamment ressassé ces grandes journées révolutionnaires. De plus, les scènes, détachées les unes des autres, manquent de ce fil directeur précieux que constitue un récit historique cohérent, et rendent encore plus malaisée la compréhension de la Révolution pour ceux qui n’auraient pas suffisamment de connaissances sur la période.

La motivation de Schoeller, on l’a compris, est bien éloignée de la lutte des classes, quasi inexistante, sauf lorsqu’il nous montre des bourgeois qui, imbus de leurs intérêts, entendent fermement reléguer les travailleurs à la passivité la plus totale. Pour cela, ils n’hésitent pas à envoyer la garde nationale pour les massacrer lors du rassemblement du Champ-de-Mars. Ce qui intéresse essentiellement Schoeller ce sont la politique et le pouvoir. Ainsi, il se focalise particulièrement sur la relation entre le roi et le peuple ; selon lui la Révolution est « l’événement fondateur d’une question qui travaille [s]es autres films : notre rapport à la citoyenneté et à la politique aujourd’hui ». Et il ajoute : « C’était de faire un film sur les émotions politiques, sur la manière dont les protagonistes de cette histoire, le roi, l’Assemblée et particulièrement le peuple, pensaient et vivaient l’événement [4]. »

On n’a pas attendu Un peuple et son roi pour que la Révolution française soit ramenée à son unique enjeu politique. Déjà, Furet et le courant «révisionniste» s’y étaient attelés dans l’objectif de pulvériser l’interprétation socio-économique, et plus particulièrement l’analyse marxiste, qui, dans le contexte d’offensive sociale et idéologique du capital depuis les années 1980, n’a pas survécu ; et ce dans l’ensemble des recherches et travaux en sciences humaines et sociales. La vague révisionniste qui domina les débats lors du bicentenaire s’est depuis quasiment éteinte, et n’a pas entre-temps fait l’objet d’une réponse ferme de la part des historiens de gauche qui avaient contribué à une lecture sociale inspirée de l’analyse de classes de la Révolution française. Par la suite, une nouvelle génération d’historiens, plutôt à gauche, plus ou moins épris de jacobinisme, s’est largement focalisée, depuis le début du siècle, sur la question politique et l’accès à la citoyenneté des catégories comprenant le salariat et les petits travailleurs indépendants. Le social est encore abordé, mais la dénomination de «peuple» brouille la compréhension d’une telle séquence historique, qui eut comme principal déclencheur les conflits de classe, et qui fut tout au long de son processus marquée par des luttes de classe constamment en procès. Cette historiographie actuelle abandonne également l’interprétation de la Révolution française comme révolution bourgeoise. Ce choix délibéré dans le traitement historique reflète l’idéologie de classe d’une bourgeoisie intellectuelle à la gauche du capital, qui se gargarise de cette abstraction qu’est la citoyenneté et se targue d’aimer le « peuple ». Le film de Schoeller déverse une énième fois cette idéologie éculée, mais qui fait recette dans les salles de cinéma et ailleurs.

Il ne s’agit pas de balayer d’un revers de main les aspirations des travailleurs, durant la Révolution, aux droits politiques, or ceux-ci étaient étroitement liés à la conquête de droits sociaux, et même à l’égalitarisme, en vue d’accéder à de meilleures conditions d’existence. La revendication d’une république démocratique s’alimentait d’un puissant ferment social en 1791 et 1792 ; or Schoeller écarte largement ce dernier, séparation qui ne pouvait exister dans l’esprit et les pratiques des ouvriers et des paysans. De plus, la façon dont est abordée la question de la démocratie est réduite ici à celles du suffrage universel, de l’entrée de tous les hommes dans la garde nationale, et de la présence des travailleurs aux séances de l’Assemblée nationale. Bien qu’ils puissent protester depuis les tribunes, invectiver tel ou tel député, cela ne fait guère illusion quant à leurs moyens de contrôle sur les élus. Des révolutionnaires imaginèrent à cette fin des moyens plus radicaux, tels que la révocabilité des élus. La démocratie directe constituait une des grandes revendications du mouvement sans-culotte, ce qui montre que les travailleurs n’entendaient pas se laisser aussi bien représenter et endormir par des professionnels de la politique, et qu’ils désiraient prendre leur vie en main.

D’ailleurs la question de la représentation du «peuple» occupe une large place dans le film, et sa résonance avec la période actuelle n’est pas innocente. Car, derrière son contenu manifeste, que cherche-t-il à nous refourguer, à l’heure où la crise de la représentation dans les sociétés démocratiques se traduit par des taux d’abstention records ? Les vieilles fables citoyennes usées jusqu’à la corde consistant à nous faire croire qu’une meilleure participation politique, à l’échelle nationale et locale, permettrait de reprendre le contrôle sur nos vies. Il n’y a que les petite et moyenne bourgeoisies pour y croire encore. La citoyenneté, c’est la consécration de l’homme abstrait, notion en totale adéquation avec l’abstraction qu’est la valeur d’échange. Le citoyen se réduit à l’homme séparé de lui-même et des autres humains dans un monde où, de façon générale, la séparation atteint des sommets jamais égalés ; et la politique, telle qu’elle s’est constituée au cours de la Révolution française par et pour la bourgeoisie, avec ses spécialistes, acte cette séparation, celle-ci ne devant se parachever que plus tard. Réduire les luttes au politique comme le fait Schoeller, et la gauche du capital avec ses initiatives telles que Nuit Debout, consiste à ramener les luttes dont les causes s’ancrent dans la réalité matérielle et dans la conscience de ce réel, à de l’abstrait. Leur but est d’étouffer les colères suscitées par des conditions d’existence insupportables, de casser toute velléité de révolte de la part des exploités pour mieux les encadrer. Ainsi, le citoyen a remplacé le « prolétaire », exit la lutte des classes.

La bourgeoisie n’en finit plus depuis plus de deux siècles de se vautrer dans l’abstraction, et enjoint les prolétaires à communier avec elle dans ses grandes messes citoyennes, alors que ceux-ci sont de plus en plus nombreux à se détourner des élections et de la politique telles que les conçoit la classe du capital. La désertion de la participation électorale n’est pas nouvelle : déjà en septembre 1792, la première élection au suffrage universel, pour désigner les députés à la Convention, n’avait mobilisé qu’à peine 12 % des électeurs. Parmi les abstentionnistes, de nombreux paysans avaient compris le caractère abstrait d’une telle participation. Conscients que les questions nationales leur échappaient, ils étaient davantage préoccupés par des problématiques matérielles, touchant à leur vie réelle, telle que la question agraire, les subsistances, l’abolition de la féodalité.

Enfin, la focale sur Louis XVI et ses rapports avec l’Assemblée et le petit groupe de révolutionnaires que nous suivons au cours du film – le «peuple» – prennent une place considérable, injustifiés par des scènes interminables à la Convention traitant des débats au sujet du sort du roi, puis du vote qui mènera celui-ci à l’échafaud. De plus, le titre du film et ce qu’il donne à voir à certains moments montrent le rapport de sujétion du «peuple» à un monarque. Et les travailleurs, tel qu’on les voit, par une certaine passivité et obéissance aux lois, passent de la sujétion au roi à celle à la bourgeoisie et à son Assemblée nationale. Dans la position quasi attentiste telle qu’elle est montrée (hormis les quelques journées révolutionnaires égrenées dans le film), ils espéreraient surtout de meilleures lois permettant ainsi un «bon» exercice du pouvoir, «plus juste». Les travailleurs parisiens de 1789 à 1792 n’ont pas tant consenti à l’autorité que le film le laisse entendre. Soyons clairs, nul ne formulait encore une critique du pouvoir ou de l’État ; les travailleurs étaient attentifs aux lois votées, les respectaient, sauf lorsque celles-ci allaient à l’encontre de leurs intérêts et de leurs aspirations. Ainsi, nombre d’entre eux n’ont pas hésité à enfreindre le droit de propriété, la loi sur la liberté du commerce des grains ou celle interdisant le droit de grève. Et même certains, par le biais de la pratique pétitionnaire entre autres, n’hésitaient pas à revendiquer des lois, sur le prix des subsistances par exemple, et à venir les défendre à la barre même de l’Assemblée, sans attendre qu’un beau matin quelques représentants les proposent. Et si la voie légaliste échouait, il restait l’action directe, et elle fut récurrente en ces temps révolutionnaires ! Les travailleurs ont exercé, de 1792 à 1794, période durant laquelle ils occupèrent une place essentielle dans le processus révolutionnaire, une pression constante sur les autorités locales et nationales. Toutes les mesures, lois portant sur la question sociale, jusqu’à l’abolition même de l’esclavage dans les colonies, ont été l’œuvre des travailleurs. Contraints, les bourgeois n’ont fait que légiférer, y compris et surtout les Montagnards, grands ancêtres de la gauche du capital.

Un autre élément présent dans le film pose question: la foi et les pratiques religieuses sont curieusement sur-représentées dans la sociologie, pas la meilleure qui soit, que nous livre Schoeller de la vie des travailleurs. La religion catholique était encore très présente à l’époque, mais la sécularisation avant la Révolution commençait à gagner du terrain, surtout dans les grands centres urbains. Des travailleurs et des bourgeois se détachaient plus ou moins, voire abandonnaient, leur foi et leurs pratiques, sous les effets de la diffusion des idées des Lumières, de l’expansion des rapports de production capitalistes et du salariat. Le traitement de la religion est, dans le film, mise en lien avec la personne du roi, qui sous l’Ancien Régime était considéré comme détenant son pouvoir de Dieu. Ainsi, lors du retour de Varennes, on voit l’un des personnages, Basile, un paysan pauvre, s’agenouiller devant le monarque qui le bénit, et le jeune homme s’en montre plutôt fier. Que veut nous dire le réalisateur à travers cette scène, sans oublier les autres ayant trait au religieux? Louis XVI était pieux, c’est un fait. Mais les manifestations de ferveur et les pratiques religieuses sont montrées seulement parmi des ouvriers, jamais chez les bourgeois. Serait-ce un signe des temps actuels où une gauche théo-compatible nous rebat les oreilles sur l’islam comme religion des opprimés ? Un parallèle serait ainsi fait avec les prolos du faubourg Saint-Antoine : certains avaient la foi, mais quand même ils étaient révolutionnaires ! Ces démonstrations répétées sont douteuses, bien qu’il faille évidemment écarter toute idéalisation des prolétaires, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui ne sont pas exempts de contradictions.

On retrouve un autre signe des temps dans l’intertitre qui introduit la scène de la journée du 10 août 1792 : « L’insurrection qui vient », référence au fameux livre du Comité invisible. Le film va au-delà de la simple référence au mouvement dit appelliste. En effet, il met en scène à travers ces petits artisans et prolétaires du faubourg Saint-Antoine une bande affinitaire vivant dans la même maison, sur un mode communautaire, dans l’entre-soi, ce qui rappelle le mode de fonctionnement des militants appellistes, bien que l’entre-soi puisse hélas être commun à nombre de groupes radicaux ou se revendiquant comme tels. À quelques reprises, ces personnages sortent de leur petite bande pour assister aux séances de l’Assemblée nationale, participer aux «grandes journées révolutionnaires», puis rencontrent Basile, un jeune délinquant en fuite, la figure du lumpenprolétaire qui fait tant rêver certains «radicaux», et deux militants des Cordeliers, dans un café. Au niveau du traitement scénaristique et historique, c’est léger. On peut cependant retenir qu’il est intéressant de montrer un personnage tel que Basile, qui dans sa fuite arrive à Paris et va se politiser en prenant part à la lutte révolutionnaire. Mais, au-delà de la sympathie de Schoeller pour la mouvance appelliste, dont la critique est nécessaire mais n’est pas ici notre propos, la focale sur un groupe quasi fermé est éloignée de la réalité sociale de l’époque. Les individus se rencontraient davantage, surtout en des moments pareils ! Aussi, un certain nombre d’ouvriers parisiens fréquentaient les Cordeliers et d’autres sociétés populaires, lieux de débats intenses et de rencontres, qui ont contribué grandement, avec les luttes sur les salaires et les subsistances, à la politisation des travailleurs.

Le film échoue, tant dans la forme que dans le fond, à traiter des enjeux essentiels de la Révolution et à rendre celle-ci compréhensible en ce qu’elle constitue un moment fondateur du mouvement révolutionnaire prolétarien. Cette analyse n’a pas pour but de le déplorer, nous ne sommes pas dupes de la période que nous traversons, où la bourgeoisie, y compris dans sa fraction la plus à gauche, mène toutes les offensives possibles pour faire oublier que les prolétaires peuvent s’organiser sans aucune médiation et mener des luttes pour de meilleurs lendemains. La Révolution française, puis d’autres révolutions qui ont suivi, le montrent très bien. Une fois encore la gauche du capital relègue le sujet révolutionnaire, le prolétariat, dans les oubliettes de l’histoire, par le biais ici de l’industrie culturelle ; car ce film, dont le budget s’élève à sept millions d’euros, est une grosse production. Mais l’impact réel de ce film au scénario mal ficelé, piteuse propagande bourgeoise qui fantasme sur le «peuple», bien sage, qui se révolte mais pas trop quand même, est somme toute bien restreint lorsque aujourd’hui des prolétaires descendent dans la rue ou investissent des ronds-points et montrent une fois encore qu’ils n’ont pas besoin de représentants pour créer un rapport de force face à la classe du capital.

Sandra C.

__________________________

[1] La Révolution française, 1989.

[2] À l’exception du téléfilm 1788 de Maurice Failevic diffusé en 1978 et traitant des problématiques sociales et économiques des paysans à la veille de la Révolution française.

[3] Eric Hazan, Une Histoire de la Révolution française, La Fabrique, 2012.

[4] Propos de Pierre Schoeller : Le Monde Culture, mercredi 26 septembre 2018.

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“Patrick Boucheron: un historien sans gilet jaune” ~ par Gérard Noiriel

12 mardi Fév 2019

Posted by Claude Guillon in «Faites comme chez vous !»

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«Conditions matérielles de la recherche», «Gilets jaunes», Gérard Noiriel, Patrick Boucheron, Usages de l'histoire

Je reproduis ci-dessous l’intégralité d’un texte que l’historien Gérard Noiriel a publié sur son blogue «Le populaire dans tous ses états».

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Patrick Boucheron: un historien sans gilet jaune.

Le gilet jaune est le vêtement que portent les gens en détresse sur le bord de la route et les ouvriers qui travaillent sur la voirie ou sur les chantiers. Ce sont les invisibles, ceux qui craignent que le public ne les voit pas, qui sont contraints d’enfiler le dit-gilet. Patrick Boucheron n’est assurément pas dans ce cas. Professeur au Collège de France, il est l’historien professionnel que l’on entend le plus souvent à la radio, qui bénéficie du plus grand nombre de comptes rendus dans la presse et qui est le plus régulièrement invité dans les grandes manifestations culturelles. Son dernier ouvrage, La Trace et l’Aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVe siècles) qui vient d’être publié aux éditions du Seuil, à peine sorti de l’imprimerie, a déjà bénéficié de nombreux comptes rendus élogieux dans les médias.

La reconnaissance publique dont il bénéficie explique peut-être son absence d’empathie à l’égard de ceux qui doivent endosser ce fameux gilet jaune pour tenter d’attirer l’attention. C’est peut-être aussi la raison de la façon cavalière dont il a parlé, lors d’une récente intervention à France Inter, de ses collègues universitaires qui tentent aujourd’hui de mobiliser leurs compétences professionnelles pour expliquer ce mouvement (cf « le Grand entretien » du 7 février 2019, animé par Léa Salamé et Nicolas Demorand).

Je peux témoigner personnellement de cette désinvolture puisque Boucheron affirme dans cet entretien que j’aurais présenté le mouvement des gilets jaunes comme une « jacquerie », alors que je suis intervenu publiquement pour dire exactement le contraire. (Cf le Monde du 28 novembre 2018). Étant donné que Patrick Boucheron m’avait invité dans son émission Matière à penser, diffusée par France Culture le 4 décembre 2018, j’avais même eu l’occasion de lui expliquer directement mon point de vue ce soir-là. On peut se demander à quoi servent ce genre d’émissions culturelles quand celui qui les anime ne se souvient même pas des propos de ses invités.

À la fin de l’entretien diffusé sur France Inter le 7 février, les deux journalistes et l’historien sont tombés d’accord pour déplorer l’ampleur prise aujourd’hui par les « fausses nouvelles » sur les réseaux sociaux. Évoquant une « communauté de désarroi », Patrick Boucheron a alors affirmé d’une voix grave : « Il faut qu’on se ressaisisse collectivement ». Je suis tout à fait d’accord avec cette proposition. Encore faudrait-il que les journalistes montrent l’exemple en évitant de colporter eux-mêmes des fausses nouvelles dans la sphère qui est la leur.

Je connais Patrick Boucheron depuis très longtemps. Notre première rencontre date de 1996, si ma mémoire est bonne, lors d’un débat à l’ENS de la rue d’Ulm (où j’enseignais alors) autour de mon livre Sur la « crise » de l’histoire (Belin, 1996). Il venait tout juste de finir sa thèse et d’être nommé maître de conférences. Dans cet ouvrage, je défendais l’idée qu’il fallait mobiliser les outils que nous offrent les sciences sociales pour mieux comprendre notre propre univers professionnel et les contradictions dans lesquelles nous sommes tous pris. C’est pourquoi je proposais un retour aux réflexions de Marc Bloch sur le « métier d’historien », pour appréhender l’histoire à partir des activités exercées par les historiens, au lieu de continuer à disserter sur le concept d’histoire, sans avoir les compétences des philosophes pour le faire.

Manifestement, je n’ai pas réussi à convaincre Patrick Boucheron. Dans l’entretien de France Inter, il fait constamment référence au « métier d’historien », mais sans jamais préciser ce qu’il entend par ce terme. On comprend, implicitement, que c’est l’exercice de cette compétence professionnelle qui lui a permis d’écrire l’ouvrage sur Ambroise de Milan qu’il est venu présenter ce jour-là aux auditeurs de France Inter. Ce livre est effectivement le résultat d’un long travail, qui suppose une grande érudition, une connaissance fine des archives, une réflexion sur les concepts à mettre en œuvre pour les analyser, etc. N’étant pas spécialiste du Moyen Age, je ne me permettrais pas de commenter cette étude, car j’en serais incapable.

Le problème, c’est que le « grand entretien » de France Inter est diffusé à 8h20, donc à une heure de grande écoute. C’est pourquoi les journalistes demandent surtout à leur invité de commenter l’actualité. Résultat : sur 24 minutes d’émission, à peine quelques unes ont été consacrées à Ambroise de Milan, le reste du temps a été occupé par les gilets jaunes. Du coup, Patrick Boucheron a été confronté à un dilemme: comment peut-on rester historien, tout en acceptant de se soumettre aux questions d’actualité que posent les journalistes ?

C’est pour répondre à ce genre de questions que j’avais plaidé, il y a plus de vingt ans, mais sans grand résultat, pour qu’on réfléchisse aux différentes activités qui définissent concrètement ce qu’on appelle le « métier d’historien ». J’avais proposé qu’on arrête de faire croire au public que ce métier se résumerait à un travail d’archives. Comme on le sait, les salles d’archives sont aujourd’hui occupées en grande partie par des « amateurs d’histoire » qui font leur arbre généalogique, qui raconte l’histoire de leur village, de leurs ancêtres, de leur communauté, etc. De plus, il suffit d’examiner l’ensemble des écrits des historiens professionnels pour s’apercevoir que les ouvrages directement issus d’un travail d’archives ne représentent qu’une petite partie de leurs publications. Ce sont les dominés de notre discipline, c’est-à-dire les plus jeunes, ceux qui dépendent encore fortement de leurs aînés pour leur carrière, qui sont les plus proches de l’archive. Plus on grimpe dans la hiérarchie, plus on s’émancipe des contraintes disciplinaires et plus on monte en généralités. Voilà la tendance globale, même s’il y a des exceptions.

Outre la diversité des types de publications, il faut bien sûr ajouter que le métier d’historien implique aussi des activités d’enseignement, la participation à des tâches collectives pour faire vivre des revues spécialisées, des centres de recherches, des départements universitaires, etc. Enfin, les historiens qui se soucient de la fonction civique de l’histoire doivent s’efforcer de transmettre leurs connaissances savantes auprès d’un public plus large ; ce qui suppose de nouer des relations avec les journalistes. Or les journalistes exercent un autre métier que les historiens, un métier qui a ses propres règles et ses propres contraintes. Lorsqu’elle se déroule dans la sphère culturelle (revues intellectuelles, émissions consacrées spécialement à l’histoire, etc), la collaboration entre les deux professions est relativement facile car l’historien s’adresse à un public amateur d’histoire et (le plus souvent) très scolarisé. Il se trouve alors dans une situation proche de celle qu’il occupe avec ses étudiants.

Cependant, dès qu’un historien veut toucher un public plus large que sa propre classe sociale, il est obligé de changer de registre. Il peut travailler, comme je le fais souvent moi-même, avec des artistes, avec des cinéastes, avec des musées, etc. Il peut aussi accepter les invitations que lui adressent les journalistes qui commentent l’actualité. Toutes ces interventions publiques nécessitent des formes de « traduction » du langage savant pour s’adapter aux attentes du public visé. J’ai expliqué dans l’un de mes blogs précédents que j’avais été pris, moi aussi, dans ce type de contraintes en acceptant de commenter l’actualité des gilets jaunes. Mais étant donné que les 40 années que j’ai consacrées à la recherche ont été centrées sur l’histoire des classes populaires au XIXe et XXe siècles, je pouvais légitimement mobiliser ma compétence pour fournir quelques éclairages sur ce mouvement ; comme l’ont fait d’ailleurs beaucoup d’autres collègues qu’ils soient historiens, sociologues, économistes ou politistes.

Patrick Boucheron n’ayant cessé de répéter au cours de l’entretien du 7 février à France Inter qu’il s’exprimait en tant qu’« historien professionnel », la question qui vient immédiatement à l’esprit – mais que les journalistes ne lui ont évidemment pas posée – est celle-ci : au nom de quelle compétence a-t-il pu parler aussi longtemps des gilets jaunes ? Autrement dit, en quoi une recherche érudite sur un évêque du IVe siècle permet-elle de comprendre un mouvement populaire du XXIe siècle ? Les auditeurs de France Inter ne le sauront pas. Cette clarification aurait été d’autant plus nécessaire que Boucheron multiplie, dans cet entretien, les critiques virulentes, non seulement à l’égard des gilets jaunes, mais aussi (et surtout) à l’égard de ses collègues universitaires qui ont mobilisé leurs compétences pour éclairer le mouvement.

En réalité, ce n’est pas l’historien mais le citoyen Patrick Boucheron, qui s’est exprimé ce matin-là à propos des gilets jaunes. Son point de vue est celui que partage aujourd’hui une grande partie des élites intellectuelles. Pas un mot de compassion pour la misère sociale que ce mouvement a révélée ; pas un mot pour condamner les violences policières qui ont profondément choqué l’opinion (et qui ont été dénoncées par Amnesty International). En revanche, Patrick Boucheron – qui a voté en 2017, au premier et au deuxième tour pour l’actuel président de la République – déplore l’obsession des gilets jaunes qui haïssent Macron. Il relativise leur révolte en disant que « la France n’est pas le pays le plus malheureux du monde », que les inégalités y sont moins fortes qu’ailleurs, etc. Dans le même élan, il apporte tout son soutien au « grand débat » qu’a lancé Emmanuel Macron.

Son réquisitoire est encore plus sévère quand il évoque les universitaires qui sont intervenus dans les médias pour analyser le mouvement des gilets jaunes. Présentant ses opinions politiques comme des constats scientifiques, il n’hésite pas à affirmer que « l’émeute en elle-même n’est pas émancipatrice ». On aimerait savoir sur quelles recherches, le professeur du Collège de France s’appuie pour aboutir à une conclusion aussi générale et aussi péremptoire. Est-ce que cela signifie, par exemple, que la Révolution française n’a pas été émancipatrice ? A l’encontre des nombreux travaux publiés récemment par la nouvelle génération des historiens de cette période, Patrick Boucheron cherche-t-il à réhabiliter l’interprétation libérale de François Furet qui affirmait que toutes les révolutions débouchent sur le totalitarisme?

Boucheron a beau affirmer, à un autre moment de cet entretien : « je ne suis pas le censeur des usages de l’histoire », il s’exprime en réalité comme le Fouquier-Tinville de la discipline. Voilà ce qu’il dit : « on a aussi beaucoup entendu des intellectuels ou commentateurs venir nous vendre leur petite came (identitaire ou insurrectionnelle), comme si on n’avait à s’étonner de rien. La capacité des gens à adhérer à leurs propres convictions alors que tout semble les ébranler ne cesse de m’étonner. »

A la fin de l’émission, un auditeur répondra au professeur, en lui rétorquant que son étonnement n’était qu’une « surprise de classe ». Dans les milieux populaires, en effet, depuis des années il suffisait de tendre l’oreille pour entendre les gens dire : « Ça va péter ». Cet auditeur mettait aussi en cause, indirectement, l’usage abusif et constant du « nous » dans le discours public de Boucheron, qui gomme complètement les clivages de classes. C’est à ce niveau que se situe la première divergence entre l’histoire culturelle qu’il pratique, fondée sur le refoulement des rapports sociaux, et l’histoire sociale (ou la socio-histoire) que je défends et dont le but est de déconstruire tous les « nous » de majesté pour tenter de retrouver les individus dans leur infinie diversité.

Étant donné qu’il prône, dans la même émission, une « défense et illustration du métier d’historien », un minimum de respect pour notre communauté professionnelle aurait voulu qu’il distingue, parmi tous ceux qui ont commenté le mouvement des gilets jaunes, au moins deux composantes. Il y a effectivement des intellectuels qui ont cherché à utiliser le mouvement pour défendre leur propre boutique, en se comportant comme les porte-parole du mouvement, confondant du même coup recherche savante et engagement politique.

Cependant, la grande majorité des universitaires qui sont intervenus dans les médias ont mobilisé leurs compétences pour aider le public à comprendre ce mouvement et non pas pour le juger. Patrick Boucheron sait pertinemment que l’histoire (comme toutes les sciences sociales) est une discipline herméneutique, c’est-à-dire compréhensive. Essayer de comprendre un mouvement, ce n’est pas « vendre une petite came identitaire ou insurrectionnelle », c’est respecter les règles élémentaires de notre métier. Une autre règle élémentaire étant, évidemment, de ne pas attribuer à un chercheur des propos qui sont exactement à l’opposé de ce qu’il a écrit.

On peut aussi déplorer le flou de la critique énoncée sous la forme d’un principe moral : « Quelqu’un qui dit ‘je vous l’avais bien dit’, je ne l’écoute pas » ; phrase que France Inter a utilisée comme titre sur son site pour résumer la position de Patrick Boucheron sur les gilets jaunes. Là encore, on se demande qui se cache derrière ce « quelqu’un » et que signifie précisément la formule « je vous l’avais bien dit » ? S’il s’agit d’affirmer qu’un historien ne peut pas prédire l’avenir, c’est l’évidence même. Cependant, je pense que la critique de Boucheron est beaucoup plus radicale. Elle découle d’une conception de l’histoire qu’il résume en disant : « l’historien doit lui restituer toute son étrangeté ». Malheureusement, Boucheron n’utilise pas le bon verbe. Il aurait été préférable qu’il dise : « l’historien peut s’efforcer de rendre au passé son étrangeté », car personne n’a jamais démontré scientifiquement que la seule finalité de l’histoire était celle qui a sa préférence. Un historien peut aussi se donner pour but de retrouver le passé dans le présent, comme Marc Bloch l’avait fait en analysant les traces de l’histoire de France dans la topographie des campagnes françaises de son époque. Contre la vision dogmatique de l’histoire que Boucheron cherche à imposer (et qui renoue paradoxalement avec le « positivisme » qu’il aime pourfendre), il faut donc rappeler que tous les historiens examinent le passé à partir d’un point de vue, qui découle de leur histoire personnelle, de leur formation, de leurs centre d’intérêts, etc. C’est pourquoi j’ai toujours défendu l’idée que les progrès de l’objectivité dans notre discipline exigeaient d’œuvrer pour plus de pluralisme, notamment dans les recrutements universitaires.

Le point de vue sur l’histoire que défend Boucheron est tout à fait respectable, mais cela ne lui donne pas le droit de dévaloriser les autres. Ce débat, d’apparence épistémologique, a en réalité des conséquences très concrètes. Le but de Patrick Boucheron est en effet de discréditer ceux qui estiment que la recherche historique peut permettre de mieux comprendre le présent. C’est ce que j’ai fait, pour ma part, en analysant le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. J’ai montré, preuves à l’appui, qu’il avait complètement occulté le rôle que les classes populaires ont joué dans notre histoire ; ce qui m’a conduit à établir un lien entre cette cécité et une politique libérale taxant en priorité les plus pauvres. Bien sûr, cela ne conduisait pas nécessairement au mouvement social des gilets jaunes, mais cela le rendait possible et même probable.

Emporté par son élan, Patrick Boucheron va jusqu’à se demander si le fait de « connaître un précédent nous aide à agir ? ». Marc Bloch a dû se retourner dans sa tombe ! Car c’est finalement toute la finalité civique de l’histoire qui est ici remise en question. On constate d’ailleurs que Boucheron était moins tiraillé par le doute quand il comparait, pendant la campagne présidentielle, Machiavel et Macron.

Boucheron affirme aussi que l’historien professionnel doit contribuer à « assagir notre rapport au passé ». Est-ce que cela signifie que le but de l’histoire est de créer du consensus ? Là encore, il s’agit d’un point de vue personnel auquel on peut opposer le point de vue, tout aussi légitime, de ceux qui estiment que l’histoire doit contribuer à agiter notre rapport au passé. Comme on le voit, en dernière instance, ce sont bien des opinions politiques qui sous-tendent ces différents regards sur l’histoire.

Patrick Boucheron dénonce aussi, dans cet entretien, « l’abus de pouvoir » que commettent les intellectuels qui s’approprient la cause des gilets jaunes en parlant à leur place. Je suis d’accord avec lui sur ce point. Le problème c’est qu’il commet lui aussi un « abus de pouvoir » lorsqu’il met en avant sa compétence d’historien pour légitimer ses convictions de citoyen. C’est le même genre de critique que j’avais adressé dans le passé à des historiens-journalistes, comme François Furet ou Jacques Julliard. Patrick Boucheron affirme qu’être historien c’est apprendre à se déprendre de ses propres convictions, le moins qu’on puisse dire c’est que, là non plus, il ne donne pas l’exemple.

Ce qui frappe dans l’entretien diffusé par France Inter le 7 février, c’est la violence de la polémique contre ceux qui soutiennent les gilets jaunes ou qui cherchent simplement à comprendre leur mouvement, violence qui tranche avec le ton affable et courtois qui est habituellement celui de Patrick Boucheron. C’est à mon sens une illustration du désarroi qu’a provoqué l’irruption de ce mouvement social, y compris dans le milieu intellectuel. Quitte à être de moins en moins écouté par Boucheron, j’ai envie de dire à nouveau : « je vous l’avais bien dit ». En effet, l’une des leçons qu’on peut tirer de l’histoire des grandes luttes populaires, c’est qu’elles provoquent toujours des ondes de choc dans le monde des élites, y compris chez les historiens. L’après Mai 68 a été, de ce point de vue, une période extrêmement importante, puisqu’elle a ébranlé les fondements de l’ordre académique. C’est dans la décennie suivante que sont nés les nouveaux courants de recherches centrés sur des formes de domination qui étaient restées dans l’ombre jusque là (je pense à « l’histoire par en bas », à l’histoire des femmes et du genre, à l’histoire coloniale, à l’histoire de l’immigration, etc.). Dans le même temps, de violentes polémiques ont éclaté pour dénoncer le poids des « mandarins » à l’université (cf par exemple, l’ouvrage de Jean Chesneaux, Du passé faisons table rase. À propos de l’histoire et des historiens, Maspero, 1976).

Il est vraisemblable que le mouvement des gilets jaunes n’aura pas les mêmes conséquences, car il n’a pas vraiment affecté jusqu’ici le monde universitaire. Néanmoins, il a déjà bousculé la hiérarchie des légitimités intellectuelles dans le milieu médiatique. Les chercheurs travaillant sur les classes populaires, qui n’intéressaient guère les journalistes jusque là, ont acquis une soudaine visibilité. C’est ce qui explique qu’un grand nombre d’entre eux aient été invités sur les plateaux de télévision, dans les studios de radios, dans la presse, etc. Du coup, les universitaires les plus en vue ont été moins sollicités car ils n’avaient rien de spécial à dire sur ce mouvement. Spécialiste de l’histoire culturelle des élites médiévales, Patrick Boucheron ne pouvait pas se présenter comme un spécialiste des classes populaires du XXIe siècle. C’est sans doute la raison qui l’a poussé à ignorer, dénigrer ou caricaturer, les analyses de ses collègues mieux placés que lui pour en parler. Puisqu’il n’hésite pas à évoquer la morale dans cet entretien, je lui propose celle-ci : «Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen». «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire» (Ludwig Wittgenstein).

Le côté positif de cette polémique tient au fait qu’elle clarifie les positions des uns et des autres dans le champ intellectuel français d’aujourd’hui. Au lendemain de la parution de l’Histoire mondiale de la France, deux camps se sont formés. Les conservateurs, adeptes du roman national et les progressistes, partisans d’une histoire mondialisée. Patrick Boucheron, le chef de file de ce second courant, a subi alors les critiques réactionnaires et stupides de pamphlétaires comme Eric Zemmour. J’ai moi-même exprimé publiquement ma solidarité à son égard, lorsqu’il a été victime de cette campagne. Néanmoins, ce que le mouvement des gilets jaunes a rendu explicite, c’est que cette polémique historiographique était un affrontement entre les deux principales composantes de l’élite historienne. Le point commun entre les deux courants réside dans l’occultation des rapports sociaux et l’ignorance des classes populaires. Leur polémique s’est déroulée sur le terrain identitaire (faut-il encourager ou déconstruire le « roman national »?) et nullement sur le terrain social. Grâce aux gilets jaunes, nous savons maintenant qu’il existe, au sein de l’historiographie progressiste, deux tendances qui divergent sur la place qu’elles accordent aux classes sociales et aux relations de pouvoir.

Comme Pierre Bourdieu l’a montré dans Homo academicus (Seuil, 1984), il n’y a pas de lien direct entre les positions occupées dans le champ universitaire et dans le champ politique. Ma morale à moi m’empêche donc d’affirmer que, dans cet entretien de France Inter, Patrick Boucheron aurait vendu « sa petite came macronienne », parce qu’en réalité les universitaires ne sont pas des « courroies de transmission » des partis politiques. Il s’agit d’une homologie de positions car les clivages politiques sont retraduits en fonction de la logique propre du champ universitaire. Cela n’empêche pas qu’on puisse distinguer aujourd’hui trois courants au sein du monde des historiens présents dans l’espace public : la droite, le centre-gauche libéral et la gauche sociale.

Cette clarification devrait permettre aux journalistes restés fidèles à la déontologie de leur métier de respecter un équilibre entre ces différents courants de la recherche historique ; ce qui n’est pas le cas actuellement. Lorsque Nicolas Weill, dans le compte rendu du dernier livre de Patrick Boucheron, affirme : « La profession manquait en outre d’un répliquant aux publicistes de plus en plus nombreux qui instrumentalisent le passé » (Le Monde des livres, 9 février 2019), on se demande s’il est de mauvaise foi ou s’il est mal informé. Il existe, notamment dans la nouvelle génération, un nombre important d’historiennes et d’historiens qui répliquent régulièrement aux « publicistes » manipulant le passé pour alimenter leur fonds de commerce électoral ou autre. Patrick Boucheron n’est nullement le seul sur ce terrain-là et il n’est pas non plus le porte-parole de la profession. La même remarque vaut pour Nicolas Demorand. Le 7 février, il a justifié l’invitation de Boucheron à son émission de France Inter en disant qu’il était important d’avoir « le regard de l’historien sur ce qui se passe aujourd’hui en France ». Je pense que le respect du pluralisme aurait exigé l’emploi d’un article indéfini. Il aurait dû évoquer le regard d’un historien sur les gilets jaunes, pour éviter de faire croire aux auditeurs que le point de vue de Patrick Boucheron était partagé par tous.

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