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Ce qu’il est convenu de désigner comme le « Manifeste des Enragés », marque un moment d’action commune entre les principaux agitateurs parisiens de ce courant. Jacques Roux parle devant la Commune le 21 juin 1793. Il y salue l’action de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, dont une délégation vient de quitter la tribune, et s’élève contre une lacune de la Constitution, presque entièrement votée, et qui doit être lue à la Convention le dimanche suivant : elle ne réprime ni l’agiotage ni les accaparements. Applaudi, Roux n’entraîne pas, néanmoins, l’adhésion du Conseil de la Commune. Le lendemain, il s’adresse aux Cordeliers, dont il est membre. Cette fois, le club soutient sa démarche et désigne douze commissaires pour « rédiger » la pétition dont il défend l’urgente nécessité. Parmi eux, les Enragés Jean-François Varlet et Théophile Leclerc. Il est certain que Roux apportait un projet de texte déjà très élaboré ; la version manuscrite conservée aux Archives nationales (AN W 20) ne comporte que très peu de ratures. Par ailleurs, on ne retrouve dans le texte ni la notion de mandat impératif chère à Varlet ni l’appel à l’élimination physique des nobles et des marchands, leitmotiv de Leclerc. La pétition de J. Roux ne peut donc être considérée comme le « programme » des Enragés. Au moins, les trois Enragés sont-ils physiquement présents dans la même assemblée ; ils y prennent la parole dans le même sens, et acceptent d’être associés à une tâche commune.

Je reproduis le texte d’après Jacques Roux, scripta et acta, textes présentés par Walter Markov, Akademie-Verlag, Berlin, 1969, « Le manifeste des Enragés », n° 12, pp. 140-150.

(J’ai ajouté des notes succinctes sur les personnages cités.)

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Adresse présentée à la Convention nationale au nom de la section des Gravilliers, de Bonne nouvelle et du Club des Cordeliers, par Jacques Roux, officier municipal, électeur du département et membre du Club des Cordeliers, rédacteur de l’adresse et orateur de la députation

Peuple, je brave la mort pour soutenir tes droits, prouve-moi ta reconnaissance en respectant les personnes et les propriétés.

Jacques Roux

Délégués du peuple français !

Cent fois cette enceinte sacrée a retenti des crimes des égoïstes et des fripons ; toujours vous nous avez promis de frapper les sangsues du peuple. L’acte constitutionnel va être présenté à la sanction du souverain ; y avez-vous proscrit l’agiotage ? Non. Avez-vous prononcé la peine de mort contre les accapareurs ? Non. Avez-vous déterminé en quoi consiste la liberté du commerce ? Non. Avez-vous défendu la vente de l’argent monnayé ? Non. Eh bien ! Nous vous déclarons que vous n’avez pas tout fait pour le bonheur du peuple.

La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche par le monopole exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution s’opère, de jour en jour, par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre, sans verser des larmes.

Cependant, ce n’est qu’en arrêtant le brigandage du négoce, qu’il faut bien distinguer du commerce ; ce n’est qu’en mettant les comestibles à la portée des sans-culottes, que vous les attacherez à la Révolution et que vous les rallierez autour des lois constitutionnelles.

Eh quoi ! Parce que des mandataires infidèles, les hommes d’État, ont appelé sur notre malheureuse patrie les fléaux de la guerre étrangère, faut-il que le riche nous en déclare une plus terrible encore au-dedans ? Parce que trois cent mille Français, traîtreusement sacrifiés, ont péri par le fer homicide des esclaves des rois, faut-il que ceux qui gardaient leurs foyers soient réduits à dévorer des cailloux ? Faut-il que les veuves de ceux qui sont morts pour la cause de la liberté paient au prix de l’or, jusques au coton dont elles ont besoin pour essuyer leurs larmes ? Faut-il qu’elles paient au prix de l’or, le lait et le miel qui servent de nourriture à leurs enfants ?

Mandataires du peuple, lorsque vous aviez dans votre sein les complices de Dumouriez (1), les représentants de la Vendée, les royalistes qui ont voulu sauver le tyran ; ces hommes exécrables qui ont organisé la guerre civile, ces sénateurs inquisitoriaux qui décrétaient d’accusation le patriotisme et la vertu, la section des Gravilliers suspendit son jugement… Elle s’aperçut qu’il n’était pas du pouvoir de la Montagne de faire le bien qui était dans son coeur, elle se leva…

Mais aujourd’hui que le sanctuaire des lois n’est plus souillé par la présence des Gorsas (2), des Brissot (3), des Pétion (4), des Barbaroux (5) et des autres chefs des appelants, aujourd’hui que ces traîtres, pour échapper à l’échafaud, sont allés cacher, dans les départements qu’ils ont fanatisés, leur nullité et leur infamie ; aujourd’hui que la Convention nationale est rendue à sa dignité et à sa vigueur, et n’a besoin pour opérer le bien que de le vouloir, nous vous conjurons, au nom du salut de la République, de frapper d’un anathème constitutionnel l’agiotage et les accaparements, et de décréter ce principe général que le commerce ne consiste pas à ruiner, à désespérer, à affamer les citoyens.

Les riches seuls, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la Révolution. L’aristocratie marchande, plus terrible que l’aristocratie nobiliaire et sacerdotale, s’est fait un jeu cruel d’envahir les fortunes individuelles et les trésors de la république ; encore ignorons-nous quel sera le terme de leurs exactions, car le prix des marchandises augmente d’une manière effrayante, du matin au soir. Citoyens représentants, il est temps que le combat à mort que l’égoïste livre à la classe la plus laborieuse de la société finisse. Prononcez contre les agioteurs et les accapareurs : Ou ils obéiront à vos décrets ou ils n’y obéiront pas. Dans la première hypothèse, vous aurez sauvé la patrie ; dans le second cas, vous aurez encore sauvé la patrie, car nous serons à portée de connaître et de frapper les sangsues du peuple.

Eh quoi ! Les propriétés des fripons seraient-elles quelque chose de plus sacré que la vie de l’homme ? La force armée est à la disposition des corps administratifs, comment les subsistances ne seraient-elles pas à leur réquisition ? Le législateur a le droit de déclarer la guerre, c’est-à-dire de faire massacrer les hommes, comment n’aurait-il pas le droit d’empêcher qu’on pressure et qu’on affame ceux qui gardent leurs foyers ?

La liberté du commerce est le droit d’user et de faire user, et non le droit de tyranniser et d’empêcher d’user. Les denrées nécessaires à tous doivent être livrées au prix auquel tous puissent atteindre, prononcez donc, encore une fois… les sans culottes avec leurs piques feront exécuter vos décrets…

Vous n’avez pas hésité à frapper de mort ceux qui oseraient proposer un roi, et vous avez bien fait ; vous venez de mettre hors la loi les contre-révolutionnaires qui ont rougi, à Marseille, les échafauds du sang des patriotes, et vous avez bien fait ; vous auriez encore bien mérité de la patrie, si vous eussiez mis à prix la tête des Capets fugitifs et des députés qui ont déserté leur poste ; si vous eussiez expulsé de nos armées les nobles et ceux qui tenaient leurs places de la cour ; si vous eussiez pris en otage les femmes, les enfants des émigrés et des conspirateurs, si vous eussiez retenu pour les frais de la guerre les pensions des ci-devant privilégiés, si vous eussiez confisqué au profit des volontaires et des veuves les trésors acquis depuis la Révolution par les banquiers et les accapareurs ; si vous eussiez chassé de la Convention les députés qui ont voté l’appel au peuple, si vous eussiez livré aux tribunaux révolutionnaires les administrateurs qui ont provoqué le fédéralisme, si vous eussiez frappé du glaive de la loi les ministres et les membres du conseil exécutif qui ont laissé former un noyau de contre-révolution à la Vendée ; si enfin vous eussiez mis en état d’arrestation ceux qui ont signé les pétitions anti-civiques, etc., etc… Or les accapareurs et les agioteurs ne sont-ils pas autant et plus coupables encore ? Ne sont-ils pas, comme eux, de véritables assassins nationaux ?

Ne craignez donc pas de faire éclater sur ces vampires la foudre de votre justice : ne craignez pas de rendre le peuple trop heureux. Certes, il n’a jamais calculé lorsqu’il a été question de tout faire pour vous. Il vous a prouvé, notamment dans les journées du 31 mai et du 2 juin, qu’il voulait la liberté toute entière. Donnez-lui en échange du pain, et un décret ; empêchez qu’on ne mette le bon peuple à la question ordinaire et extraordinaire par le prix excessif des comestibles.

Jusques à présent, les gros marchands qui sont par principe les fauteurs du crime, et par habitude les complices des rois, ont abusé de la liberté du commerce pour opprimer le peuple ; ils ont faussement interprété cet article de la déclaration des droits de l’homme qui établit qu’il est permis de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi. Eh bien ! décrétez constitutionnellement que l’agiotage, la vente de l’argent-monnaie, et les accaparements sont nuisibles à la société. Le peuple qui connaît ses véritables amis, le peuple qui souffre depuis si longtemps verra que vous vous apitoyez sur son sort et que vous voulez sérieusement guérir ses maux ; quand il aura une loi claire et précise dans l’acte constitutionnel, contre l’agiotage et les accaparements, il verra que la cause du pauvre vous tient plus à cœur que celle du riche, il verra qu’il ne siège point parmi vous des banquiers, des armateurs, et des monopoleurs ; il verra enfin que vous ne voulez pas la contre-révolution.

Vous avez, il est vrai, décrété un emprunt forcé d’un milliard sur le riche ; mais si vous n’arrachez pas l’arbre de l’agiotage, si vous ne mettez un frein national à l’avidité des accapareurs, le capitaliste, le marchand, dès le lendemain, lèveront cette somme sur les sans-culottes, par le monopole et les concussions (6) ; ce n’est donc plus l’égoïste, mais le sans-culotte que vous avez frappé. Avant votre décret, l’épicier et le banquier n’ont cessé de pressurer les citoyens ; quelle vengeance n’exerceront-ils pas aujourd’hui que vous les mettrez à contribution, quel nouveau tribut ne vont-ils pas lever sur le sang et les larmes du malheureux ?

En vain, objecterait-on que l’ouvrier reçoit un salaire en raison de l’augmentation du prix des denrées. À la vérité il en est quelques-uns dont l’industrie est payée plus cher ; mais il en est aussi beaucoup dont la main d’œuvre est moins salariée depuis la Révolution. D’ailleurs tous les citoyens ne sont pas ouvriers ; tous les ouvriers ne sont pas occupés, et parmi ceux qui le sont, il en est qui ont huit à dix enfants incapables de gagner leur vie, et les femmes en général ne gagnent pas au-delà de vingt sous par jour.

Députés de la Montagne, que n’êtes vous montés depuis le troisième jusqu’au neuvième étage des maisons de cette ville révolutionnaire, vous auriez été attendris par les larmes et les gémissements d’un peuple immense sans pain et sans vêtements, réduit à cet état de détresse et de malheur par l’agiotage et les accaparements, parce que les lois ont été cruelles à l’égard du pauvre, parce qu’elles n’ont été faites que par les riches et pour les riches.

O rage, ô honte du XVIII ème siècle (7) ! Qui pourra croire que les représentants du peuple français, qui ont déclaré la guerre aux tyrans du dehors, ont été assez lâches pour ne pas écraser ceux du dedans ? Sous le règne des Sartine (8) et des Flesselles (9), le gouvernement n’aurait pas toléré qu’on fît payer les denrées de première nécessité trois fois au-dessus de leur valeur ; que dis-je, ils fixaient le prix des armes et de la viande pour le solda. Et la Convention nationale, investie de la force de vingt-cinq millions d’hommes, souffrira que le marchand et le riche égoïste leur portent habituellement le coup de la mort, en taxant arbitrairement les choses les plus utiles à la vie. Louis Capet n’avait pas besoin, pour opérer la contre-révolution, de provoquer la foudre des puissances étrangères. Les ennemis de la patrie n’avaient pas besoin d’incendier d’une pluie de feu les départements de l’Ouest ; l’agiotage et les accaparements suffisent pour renverser l’édifice des lois républicaines.

Mais c’est la guerre, dira-t-on, qui est la cause de la cherté des vivres. Pourquoi donc, représentants du peuple, l’avez-vous provoquée en dernier lieu ? Pourquoi, sous le cruel Louis XIV, le Français eut-il à repousser la ligue des tyrans, et l’agiotage n’étendit pas sur cet empire l’étendard de la révolte, de la famine et de la dévastation ? Et, sous ce prétexte il serait donc permis au marchand de vendre la chandelle six francs la livre, le savon six francs la livre, l’huile six francs la livre. Sous le prétexte de la guerre, le sans-culotte paierait donc les souliers 50 liv. la paire, une chemise 50 liv., un mauvais chapeau 50 liv…. C’est pour le coup qu’on pourrait dire que les prédictions de Cazalès (10) et de Maury (11) sont accomplies : dans ce cas, vous auriez conspiré, avec eux, contre la liberté de la patrie ; que dis-je, vous les auriez surpassés en trahison. C’est pour le coup que les Prussiens et les Espagnols pourraient dire : nous sommes les maîtres d’enchaîner les Français car ils n’ont pas le courage d’enchaîner les monstres qui les dévorent ; c’est pour le coup qu’on pourrait dire : qu’en répandant à propos des millions, qu’en associant les banquiers et les gros marchands au parti des contre-révolutionnaires, la République se détruirait par elle-même.

Mais c’est le papier, dit-on encore, qui est la cause de la cherté des vivres : Ah ! le sans-culotte ne s’aperçoit guère qu’il y en a beaucoup en circulation… au reste sa prodigieuse émission est une preuve du cours qu’il a, et du prix qu’on y attache. Si l’assignat a une hypothèque réelle, s’il repose sur la loyauté de la nation française, la quantité des effets nationaux ne leur ôte donc rien de leur valeur. Parce qu’il y a beaucoup de monnaie en circulation, est-ce une raison pour oublier qu’on est homme, pour commettre dans les tavernes du commerce des brigandages, pour se rendre maître de la fortune et de la vie des citoyens, pour employer tous les moyens d’oppression que suggèrent l’avarice et l’esprit de parti, pour exciter le peuple à la révolte et le forcer, par la disette et le supplice des besoins, à dévorer ses propres entrailles ?

Mais les assignats perdent beaucoup dans le commerce… Pourquoi donc les banquiers, les négociants et les contre-révolutionnaires du dedans et du dehors en remplissent-ils leurs coffres ? Pourquoi ont-ils la cruauté de diminuer le salaire à certains ouvriers, et n’accordent-ils pas une indemnité aux autres ! Pourquoi n’offrent-ils pas l’escompte, lorsqu’ils acquièrent les domaines nationaux ? L’Angleterre, dont la dette excède peut-être vingt fois la valeur de son territoire et qui n’est florissante que par le papier de sa banque, paie-telle à proportion les denrées aussi cher que nous les payons ? Ah ! le ministre Pitt (12) est trop adroit pour laisser accabler ainsi les sujets de George ! Et vous, citoyens représentants, vous, les députés de la Montagne, vous qui vous faites gloire d’être du nombre des sans-culottes, du haut de votre immortel rocher, vous n’anéantirez l’hydre sans cesse renaissante de l’agiotage !

Mais, ajoute-t-on, on tire de l’étranger bien des articles, et il ne veut en paiement que de l’argent. Cela est faux ; le commerce s’est presque toujours fait par échange de marchandise contre marchandise, et du papier contre papier ; souvent même on a préféré des effets au numéraire. Les espèces métalliques qui circulent en Europe ne suffiraient pas, pour acquitter la cent-millième partie des billets qui sont en émission. Ainsi, il est clair comme le jour, que les agioteurs et les banquiers ne discréditent les assignats que pour vendre plus cher leur argent, pour trouver occasion de faire impunément le monopole et de trafiquer dan le comptoir du sang des patriotes, qu’ils brûlent de verser.

Mais l’on ne sait pas comment les choses tourneront… Il est très certain que les amis de l’égalité ne souffriront pas toujours qu’on les fasse égorger au dehors, et qu’au-dedans on les assiège par la famine. Il est très certain que toujours, ils ne seront pas les dupes de cette peste publique, des charlatans qui nous rongent comme des vers, des accapareurs dont les magasins ne sont plus qu’un repaire de filous.

Mais, lorsque la peine de mort est prononcée contre quiconque tenterait de rétablir la royauté, lorsque des légions innombrables de citoyens soldats forment avec leurs armes une voûte d’acier, lorsqu’elles vomissent de toutes parts le salpêtre et le feu sur une horde de barbares, le banquier et l’accapareur peuvent-ils dire qu’ils ne savent pas comment les choses tourneront ? Au reste, s’ils l’ignorent, nous venons le leur apprendre. Le peuple veut la liberté et l’égalité, la république ou la mort ; et voilà précisément ce qui vous désespère, agioteurs, vils suppôts de la tyrannie !

N’ayant pu réussir à corrompre le cœur du peuple, à le subjuguer par la terreur et la calomnie, vous employez les dernières ressources des esclaves pour étouffer l’amour de la liberté. Vous vous emparez des manufactures, des ports de mer, de toutes les branches du commerce, de toutes les productions de la terre pour faire mourir de faim, de soif et de nudité, les amis de la patrie, et les déterminer à se jeter entre les bras du despotisme.

Mais les fripons ne réduiront pas à l’esclavage un peuple qui ne vit que de fer et de liberté, de privations et de sacrifices. Il est réservé aux partisans [de] la monarchie de préférer des chaînes antiques et des trésors à la République et à l’immortalité.

Ainsi, mandataires du peuple, l’insouciance que vous montreriez plus longtemps serait un acte de lâcheté, un crime de lèse-nation. Il ne faut pas craindre d’encourir la haine des riches, c’est-à-dire des méchants. Il ne faut pas craindre de sacrifier les principes politiques au salut du peuple, qui est la suprême loi.

Convenez donc avec nous que, par pusillanimité, vous autorisez le discrédit du papier, vous préparez la banqueroute, en tolérant des abus, des forfaits dont le despotisme eût rougi, dans les derniers jours de sa barbare puissance.

Nous savons sans doute qu’il est des maux inséparables d’une grande révolution, qu’il n’est pas de sacrifices qu’on ne doive faire, pour le triomphe de la liberté, et qu’on ne saurait payer trop cher le plaisir d’être républicain ; mais aussi nous savons que le peuple a été trahi par deux législatures ; que les vices de la Constitution de 1791 ont été la source des calamités publiques, et qu’il est temps que le sans-culotte qui a brisé le sceptre des rois, voie le terme des insurrections et de toute espèce de tyrannie.

Si vous n’y portez un prompt remède, comment ceux qui n’ont aucun état, ceux qui n’ont que 2, 3, 4, 5 ou 6 cents livres de rentes, encore mal payées, soit en pension viagère, soit sur des caisses particulières, subsisteront-ils, si vous n’arrêtez le cours de l’agiotage et des accaparements, et cela par un décret constitutionnel qui n’est pas sujet aux variations des législatures. Il est possible que nous n’ayons la paix que dans vingt ans ; les frais de la guerre occasionneront une émission nouvelle de papier ; voudriez-vous donc perpétuer nos maux pendant tout ce temps-là, déjà trop long, par l’autorisation tacite de l’agiotage et des accaparements ? Ce serait là le moyen d’expulser tous les étrangers patriotes, et d’empêcher les peuples esclaves de venir respirer en France l’air pur de la liberté.

N’est-ce donc pas assez que vos prédécesseurs, pour la plupart d’infâme mémoire, nous aient légué la monarchie, l’agiotage et la guerre, sans que vous nous léguiez la nudité, la famine et le désespoir ? Faut-il que les royalistes et les modérés, sous prétexte de la liberté du commerce, dévorent encore les manufactures, les propriétés, qu’ils s’emparent du blé des champs, des forêts et des vignes, de la peau même des animaux, et qu’ils boivent encore dans des coupes dorées le sans et les larmes de citoyens, sous la protection de la loi ?

Députés de la Montagne, non, non, vous ne laisserez pas votre ouvrage imparfait ; vous fonderez les bases de la prospérité publique ; vous consacrerez les principes généraux et répressifs de l’agiotage et des accaparements ; vous ne donnerez pas à vos successeurs l’exemple terrible de la barbarie des hommes puissants sur le faible, du riche sur le pauvre ; vous ne terminerez pas enfin votre carrière avec ignominie.

Dans cette pleine confiance, recevez ici le nouveau serment que nous faisons de défendre jusques au tombeau la liberté, l’égalité, l’unité et l’indivisibilité de la République, et les sans-culottes opprimés des départements.

Qu’ils viennent, qu’ils viennent bien vite à Paris, cimenter les liens de la fraternité ! C’est alors que nous leur montrerons ces piques immortelles qui ont renversé la Bastille ; ces piques qui fait tomber en putréfaction la commission des douze (13) et la faction des hommes d’État ; ces piques qui feront justice des intrigants et des traîtres, de quelque masque qu’ils se couvrent, et quelque pays qu’ils habitent. C’est alors que nous les conduirons au pied de ce jeune chêne où les Marseillais et les sans-culottes des départements abjurèrent leur erreur, et firent serment de renverser le trône. C’est alors enfin que nous les accompagnerons dans le sanctuaire des lois, où d’une main républicaine nous leur montrerons le côté qui voulut sauver le tyran et la Montagne qui prononça sa mort.

Vive la vérité, vive la Convention nationale, vive la république française !

Après l’exposition de ces pièces justificatives (14) je demanderai à la Convention nationale que je respecte ; à mes plus cruels ennemis, que je crains pas ; à tous les sans-culottes, que je défendrai jusqu’au tombeau ; je leur demanderai si j’ai mérité les outrages et les calomnies dont les journalistes m’ont abreuvé. Il est cependant un reproche qu’ils ont droit de me faire impunément : c’est d’être prêtre… Oui, malheureusement, mon père ne me donna pas d’autre état.

Mais si tous les prêtres, comme moi, eussent prêté le serment civique sans y être contraint ; si comme moi, ils eussent employé leur temps à foudroyer l’orgueil et le fanatisme ; si comme moi, ils eussent dévoilé les crimes de la cour, au moment où la contre-révolution était sur le point d’éclater ; si tous, comme moi, ils eussent conduit Louis Capet à l’échafaud ; si tous, comme moi, ils eussent contracté l’engagement d’épouser bientôt une femme vertueuse ; si tous, comme moi, ils se fussent déchaînés contre les traîtres des trois législatures ; si tous, comme moi, ils eussent signé la pétition du Champ-de-Mars (15) et celle contre la faction des hommes d’État ; si tous, comme moi, ils eussent déclaré qu’ils ne tenaient pas au pape, qui, dans ce moment est un contre-révolutionnaire et un assassin ; si tous, comme moi, ils votaient pour la république universelle, si tous enfin, comme moi, ils faisaient consister la religion dans le bonheur de ses semblables ; s’ils ne connaissaient d’autre culte que celui de la patrie, d’autre flambeau que celui de la liberté, on pourrait tomber sur les prêtres, avec moins d’acharnement. Au reste, Cazalès et Barnave n’étaient prêtres, et ils ont trahi la cause du peuple ; Brissot et Barbaroux n’étaient pas prêtres, ils ont voulu sauver le tyran ; Manuel n’était pas prêtre, il reçut les assignats de la cour ; et tant d’autres qui font les patriotes, ne sot pas prêtres, et ils affament la République… mais ils ne la mettront pas dans les fers.

Les journalistes m’ont trop accablé d’injures pour ne pas résister, patriotiquement, à l’oppression.

J’opposerai donc à tous ceux qui m’appellent fanatique, sanguinaire, contre-révolutionnaire, une arme formidable ; c’est l’adresse que j’ai présentée le 31 mai dernier [en fait, le 27 mai], à la Convention nationale, sous la bannière de la section des Gravilliers, et qui a [mérité] l’honneur d’être inséré au bulletin.

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Notes

(1) Dumouriez, Charles-François Du Perrier dit (1739-1823) ; militaire intrigant, chef de l’armée du Nord en août 1792 ; vainqueur à Valmy et Jemappes, il négocie ensuite avec les Autrichiens et doit s’enfuir sans avoir convaincu ses troupes de marcher contre Paris. Il meurt en Angleterre.

(2) Gorsas Antoine Joseph (1751-1793) ; créateur de journaux, hostile à l’Ancien Régime mais souvent méfiant à l’égard du peuple, il est élu à la Convention ; proche des Girondins, il s’opposera à Marat ; prône la défense des propriétés après mars 1793 où ses presses ont été détruites ; décrété d’arrestation en juin 1793, il sera le premier conventionnel guillotiné.

(3) Brissot Jacques Pierre (1754-1793) ; journaliste embastillé, il animera le courant républicain mais se liera aux Girondins et défendra des positions conservatrices anti-jacobines et anti-montagnardes ; il est l’un des nombreux révolutionnaires à être passé du jacobinisme à la réaction par peur du mouvement populaire ; considéré comme un chef de la Gironde – on dira les « Brissotins » – il est guillotiné en octobre 1793.

(4) Pétion Jérôme, dit de Villeneuve (1756-1794) ; élu aux États généraux et à la Constituante ; également maire de Paris jusqu’à son élection à la Convention ; républicain modéré, il est décrété d’arrestation en juin 1793 ; il fuit Paris et se suicide.

(5) Barbaroux Charles Jean Maris (1767-1794) ; originaire de Marseille, il est élu à la Convention ; rompt avec les Jacobins en septembre 1792 ; membre du Comité de salut public, son engagement avec les Girondins le fait décréter d’arrestation en juin 1793 ; arrêté, il tente de se sucider avant d’être exécuté.

(6) Concussion : détournement de fonds par un agent public.

(7) Le texte original porte par erreur « 17 ème »

(8) Sartine Antoine Gabriel de (1729-1801) ; lieutenant général de la police, il émigre pendant la Révolution.

(9) Flesselles Jacques de (1721-1789) ; prévôt des marchands de Paris, il est tué par les émeutiers lors de la prise de la Bastille.

(10) Cazalès Jacques de (1758-1805) ; député de la noblesse aux États généraux puis membre de la Constituante, il émigre après la journée révolutionnaire du 10 août 1792.

(11) Maury Jean Siffrein (1746-1817) ; député du clergé aux États généraux puis membre de la Constituante, il émigre à Rome en 1792.

(12) Pitt William (1759-1806) ; chancelier de l’Échiquier en Angleterre à l’époque de la Révolution française ; l’expression « agent (ou stipendié) de Pitt » est une insulte courante à l’égard des aristocrates ou des modérés.

(13) Créée en mai 1793, la Commission extraordinaire des Douze rassemble des députés Girondins ; elle veut contrôler les sections de Paris, organes populaires, et s’attaque à la Commune ; elle fait arrêter le journaliste Hébert et l’Enragé Varlet. L’insurrection parisienne du 31 mai exige et obtient sa dissolution.

(14) J. Roux a notamment présenté le procès-verbal d’adhésion de l’assemblée générale de la section des Gravilliers à son adresse (imprimée par la section à mille exemplaires, envoyés aux départements et sociétés populaires).

(15) Le 17 juillet 1791, une manifestation républicaine est organisée autour de la signature collective d’une pétition, lancée par les Cordeliers ; la Garde nationale commandée par La Fayette tire sur la foule (plus de 50 morts).

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Bibliographie

Capture d’écran 2013-05-10 à 17.58.49 Guillon Claude Deux Enragés de la Révolution. Leclerc de Lyon et Pauline Léon, La Digitale, 1993.

Notre_patience113-ef688 Guillon Claude, Notre patience est à bout. 1792-1793, les écrits des Enragé(e)s, Éditions IMHO, 2009, 174 p., 15 euros.

Serge Aberdam a consacré un article à l’analyse de la situation politique de la pétition enragée critiquant la Constitution, et de manière plus générale à l’historiographie de Roux et des Enragés :« Critiquer la Constitution de 1793 du point de vue de l’humanité souffrante, est-ce nécessairement prendre un  parti extrême? », in Biard, Gainot, Pasteur & Serna (dir.), «Extrême? » Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 81-94.