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Cicéron, François Furet, Frank Attar, Gustave Le Bon, Lutte des classes, Marche des femmes sur Versailles, Pierre Charron
Je commence la lecture du livre Aux armes citoyens ! Naissance et fonctions du bellicisme révolutionnaire (Seuil, 2010), d’un M. Frank Attar.
J’en suis aux prolégomènes (c’est d’un chic!) où l’auteur évoque la marche des femmes sur Versailles, le 5 octobre 1789.
La foule est d’abord désignée (p. 16) sous un vocable bien malsonnant:
Mais, craignant peut-être une manœuvre dilatoire, la populace força les portes du château.
Le pire est à venir (même p.):
Poussant alors son avantage, la tourbe réclama le retour du roi et de sa famille à Paris.
La tourbe…
On se demande ce qui est le plus étrange. Serait-ce qu’un auteur étale sans vergogne un aussi caricatural et risible mépris de classe? Ou bien qu’il ne réalise pas à quel point – y compris en tant qu’auteur bourgeois certainement persuadé d’incarner la retenue – il commet une faute de goût.
Imagine-t-on qu’un auteur républicain (on voit que je ne pousse pas trop loin l’hypothèse) substitue systématiquement dans son texte aux expressions «le roi» ou «le monarque» celle-ci: «le gros cochon. Il ne ferait que s’inspirer fidèlement des caricatures d’époque; pourtant, il ferait rire à ses dépens.
Je trouve sous la plume du théologien et moraliste Pierre Charron (1541-1603), dans son ouvrage De la Sagesse (1601), un passage qui correspond bien à la pensée de M. Attar:
Le peuple (nous entendons icy le vulgaire, la tourbe et lie populaire, gens, sous quelque couvert que ce soit, de basse, servile et mechanique condition) est une beste estrange à plusieurs testes […] il s’esmeut, il s’accoyse, il approuve et reprouve en un instant mesme chose ; il n’y a rien de plus aisé que le pousser en telle passion que l’on veust.
On voit que Gustave Le Bon (dont nous reparlerons bientôt sur ce blogue) n’a guère innové avec sa Psychologie des foules (1895). D’ailleurs, Charron copiait déjà Cicéron. Et nous voici, tout au bout de cette impressionnante lignée, devant le livre de M. Attar.
Reconnaissons que tout n’est pas choquant dans cet ouvrage. On y trouve aussi sujet à réflexion, comme dans le passage que voici:
Lorsque les habitants du Comtat Venaissin et d’Avignon (possessions du Saint-Siège depuis, respectivement, le XIIIe et le XIVe siècle) exprimèrent leur volonté d’être rattachés à la France nouvelle, les députés ondoyèrent de longs mois avant de se résoudre à leur ouvrir [etc.]
Ondoyèrent, vraiment ?
Il ne peut s’agir, à l’évidence et malgré la présence papale, du sens liturgique: baptiser avec de l’eau (onde). C’est à la rigueur le premier sens qu’aura visé l’auteur: «Remuer, se mouvoir en s’élevant et en s’abaissant alternativement». Les députés se seraient successivement élevés et abaissés… Que d’étranges séances à l’Assemblée!
Notre tourbier[1] aurait-il pas plutôt confondu lapsus calamiteusement avec le verbe louvoyer, un équivalent de «tergiverser»? C’est bien probable, mais j’en tiens personnellement pour la liberté de l’auteur, pleine et indivisible; et si dans une prochaine édition M. Attar répugnait à substituer louvoyer à ondoyer [2], pourquoi ne pas tâter un peu de «soudoyer», qui fait aussi son petit effet…
J’aurais le sentiment de commettre une injustice si je ne mentionnais les circonstances atténuantes que peut faire valoir M. Attar pour une éventuelle défense. En effet, l’auteur rend un hommage appuyé à François Furet, lequel fut son directeur de thèse et lui fit «découvrir la Révolution». De surcroît, M. Attar est diplômé de l’ENA.
Si, passé les prolégomènes, je trouvais quelque autre sujet de réflexion ou d’ébaudissement dans ce livre, je ne manquerais pas d’en informer mon aimable lectorat.
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[1] Propriétaire, exploitant d’une tourbière.
[2] Il n’y a déjà plus de correctrices ou de correcteurs aux Éditions du Seuil, c’est ça ?