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Depuis plusieurs années (au moins depuis 2008), un portrait de femme, daté du XVIIIe siècle, circule sur Internet, avec la mention « Portrait de Claire Lacombe », parfois accompagné des mentions suivantes « Ducare, 1792 ». On trouve également la mention « Portrait de Rose Lacombe », voire « de Rose-Claire Lacombe » (sur la question du prénom, voir ci-après). À ma connaissance, le seul ouvrage à ce jour où se trouve reproduit ledit portrait est un livre de vulgarisation intitulé La longue Marche des femmes. Des citoyennes aux suffragistes 1789-1920 (Annelise Carbonnier, Michel Toulet, Jean-Michel Lecat, Éditions Phébus, 2008, p. 44). La légende indique, outre le nom « Claire Lacombe », la mention « Huile sur toile ». Le cliché est crédité à « Bridgeman Giraudon ».

Le portrait « d’origine » (?) se trouve dans un musée anglais, le Bowes Museum (cote : Founders/Min.15), situé dans le Nord-Est de l’Angleterre, qui en a mis en ligne la reproduction. Je note qu’il est présenté comme une « aquarelle sur ivoire » et non comme une huile sur toile. Il est de petite dimension puisque le diamètre indiqué est de 5,7 cm. La reproduction ci-dessous est à la taille réelle.

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Il est possible que ce portrait ait été agrandi sur toile, opération que proposent divers entreprises spécialisées en ligne, pour cette œuvre comme pour beaucoup d’autres. Il est également possible que les différences de couleurs observées d’une reproduction à l’autre tiennent à la qualité relative des clichés.

Jusqu’à plus informé, nous ne disposons d’aucun portrait peint ou gravé de Claire Lacombe, comédienne et animatrice en 1793 de la Société des Citoyennes républicaines révolutionnaires. En revanche, nous connaissons deux signalements. L’un est daté du 20 ventôse an II (10 mars 1794). Il figure dans un passeport établi par la Commune : 29 ans, 5 pieds 2 pouces, cheveux châtains, yeux bruns, nez aquilin, bouche ordinaire, front ordinaire, menton et visage rond (AN : T 10012). L’autre a été inscrit sur le registre de la prison de St-Pélagie le 14 germinal an III (3 avril 1795) : 5 pieds 2 pouces, cheveux, sourcils et yeux bruns, nez moyen, bouche grande, visage et menton rond, front ordinaire. (APP : AB 320). Il ne semble pas y avoir de contradiction flagrante entre ces données et le portrait sous nos yeux, si ce n’est la « bouche grande » du second signalement.

Le portrait lui-même porte — visible sur les agrandissements — le nom « Ducare » (ou Ducazé, Ducase, Du Caze). J’indique à dessein les différentes hypothèses que la lecture de l’agrandissement suggère ; il est possible que la vision directe permette de trancher. Un balayage rapide sur Internet m’a permis de rencontrer une mention d’un peintre nommé Du Case à Paris au XVIIIe siècle, mais sans la moindre précision supplémentaire. Il porte également, bien visible, la date « 1792 ».

Quant à l’origine du portrait, il aurait pu être apporté de France par Ms Bowes, elle-même française, dont le site du musée nous apprend que le grand-père était un citoyen Sergent, dont le musée possède deux portraits. Il aurait « commandé un bataillon pendant la guerre de Vendée », aurait été condamné à mort en 1792, mais aurait échappé à la guillotine. Au minimum, ces épisodes doivent être considérés dans l’ordre inverse, puisque l’on ne saurait parler de guerre de Vendée en 1792. Par ailleurs, je n’ai trouvé nulle trace de ce dénommé Sergent.

Ce qui me gêne le plus dans la présentation qui est faite de ce portrait sur le site du musée, c’est la mention « Portrait of Rose Lacombe ». Car enfin, si quelque document annexe ou indication portée au verso du portrait mentionne bien « Claire Lacombe », pourquoi rectifier le prénom ?

Il faut ici préciser que, en l’état actuel de nos connaissances, Claire Lacombe n’a jamais été affublée du prénom ou surnom « Rose » dans une pièce d’archive ou un journal d’époque. Ça n’est qu’à partir de 1839 dans l’Histoire monarchique et constitutionnelle de la révolution française d’Eugène Labaume (ou 1838, si je prends en compte une formulation ambiguë dans les Mémoires apocryphes de Talleyrand, laquelle est peut-être l’origine de tout), que le prénom Rose est attribué à Lacombe. L’erreur est rectifiée — dans le texte mais non dans le titre de son livre ! — par Léopold Lacour en 1900 dans Les Origines du féminisme contemporain. Trois femmes de la Révolution : Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe. Wikipédia indique encore aujourd’hui : « Son nom de théâtre était Rose Lacombe », affirmation fondée sur rien. Le World Catalogue lui conserve, on ne sait pourquoi, ce prénom de fantaisie.

S’il existe une mention sur l’objet lui-même indiquant « Rose Lacombe », il date du dix-neuvième siècle au plus tôt et ne peut représenter Claire Lacombe, sinon dans la vision imaginaire qu’en a eue un miniaturiste. Si cette indication figure sur un document annexe, c’est la preuve que la désignation du sujet du portrait est postérieure de plus d’un siècle à la Révolution. Cela n’exclut pas que le sujet soit effectivement Claire Lacombe, mais il faudrait d’autres éléments matériels pour en décider.

Ici, je suppose que la plupart de celles et ceux qui me lisent se demandent pourquoi je n’ai pas posé directement à quelque responsable du Bowes Museum les questions que j’énumère ici. L’idée m’en est venue également. Un premier courriel, malencontreusement envoyé à la mi-juillet 2010, est demeuré sans réponse. Une récidive récente m’a valu un accusé de réception en date du 4 mars 2013 et la promesse que ma demande — concernant les bases matérielles de la désignation du sujet du portrait — était transmise à la conservatrice du musée, le Dr Jane Whittaker, laquelle n’a pas trouvé jusqu’ici le temps de me répondre.

Dans l’attente de cette réponse, dont rien ne dit ni qu’elle viendra ni qu’elle sera décisive, je serai extrêmement reconnaissant à quiconque pourra contribuer à élucider ce petit mystère.

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Abréviations. AN : Archives nationales ; APP : Archives de la Préfecture de police.