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Je donne ci-dessous le début d’une longue annexe (vingt-cinq pages) ajoutée à la nouvelle édition revue et augmentée de Notre Patience est à bout (IMHO, en librairies le 5 janvier). Elle concerne Théophile Leclerc, dont on perdait la trace en 1794, et dont j’ai retrouvé des lettres manuscrites et les étapes d’une carrière administrative entrecoupée de déplacements (ou de demande de déplacements) et précédée par la participation à la répression de l’émeute royaliste de 1795.

On découvrira qu’à peine sorti de prison, Leclerc a réuni des soutiens relativement prestigieux (surtout pour un « exagéré » rejeté par tous les « partis »), et balancé constamment entre la nécessité de trouver un travail pour vivre et un goût de l’aventure persistant.

Sans renier son passé, l’enragé Leclerc compose avec son époque — on verra qu’il n’est pas le seul et que Varlet, autre figure du courant des Enragés, a commis des écarts équivalents. Tous deux ont d’ailleurs partagé un même goût (fréquent chez les révolutionnaires) pour les vers de mirliton, ici offert au régime du moment.

Habitué(e)s que nous sommes à suivre, au XIXe siècle, les carrières de « révolutionnaires professionnels » ou de militants ayant reçu une formation politique (même « sur le tas »), nous ne pouvons qu’éprouver une vague déception : ces extrémistes ne nous avaient-ils pas préparés à mieux ? Pour un peu, nous leur en voudrions.

Ramenés à des circonstances moins exaltantes (et moins dangereuses aussi), certes ils sont fiers encore de leur action dans la tourmente, plus ou moins assoiffés encore d’aventures, mais vieillis par les épreuves et la prison, avec des enfants à charge, des problèmes de survie. Et sans doute une espèce de vertige… Est-il vraiment fini ce « moment révolutionnaire », qui a duré six longues années ?

À la réflexion, ces trajets de vie, fort éloignés justement d’une « carrière », attestent de l’extraordinaire nouveauté de la Révolution française. Certes, Leclerc, Varlet, Pauline Léon, Claire Lacombe et tant d’autres l’ont faite ; mais ils et elles ont été dans le même temps produit(e)s et bouleversé(e)s par elle.

Aussi étonnant et digne d’admiration que soit leur rôle dans les années de la Révolution, le plus extraordinaire est précisément que ces gens ordinaires aient été appelés à écrire l’histoire et non plus à la subir.

Sans la transformation par elle-même de la réunion du tiers-état en Assemblée nationale et sans la prise de la Bastille, Leclerc n’aurait été qu’un jeune homme remuant (peut-être aurait-il rejoint les Ponts-et-Chaussées, comme son père et tant d’hommes de sa famille), Varlet un employé de la Grande poste à la vocation philosophique rentrée, Pauline Léon une marchande de chocolats libertine (au sens des Lumières) et Claire Lacombe une comédienne charmante et cabocharde. Quant à Jacques Roux, il aurait été ce qu’il fut, le curé d’une paroisse ouvrière, dont nous n’aurions probablement jamais entendu parler.

Ce que confirme la vie de Leclerc après 1794, c’est bien que ces gens ordinaires le sont plus ou moins redevenus, après avoir fait — et nous avoir légué — la première révolution de notre histoire.

Que cette Révolution — par définition extra-ordinaire — ait été faite et incarnée par des gens ordinaires, je tiens que cela est plus réconfortant que décevant ?

Et pour tout dire encourageant pour l’avenir.

L’avenir, à construire par nous-mêmes, qui nous jugeons au jour le jour — et non sans raison parfois — si dérisoires, imparfaits, impuissants. Confinés dans nos petits malheurs quotidiens.

En comptaient-ils moins que nous, les révolutionnaires de 93, également mortels, mais sans eau courante, ni électricité ni toilettes, ni antibiotiques ni contraception ?

Nous avons bien des raisons, non pas de nous juger moins ordinaires qu’eux, mais de nous considérer mieux outillés, mieux préparés à tirer partie de circonstances historiques favorables, lesquelles n’ont pas moins de raison d’advenir au XXIe siècle qu’au XVIIIe.

L’avenir est aux gens ordinaires, et à la révolution.

 

L’Enragé Leclerc après 1794 : un rond-de-cuir qui a la bougeotte

Jusqu’ici, la trace de l’enragé Théophile Leclerc se perdait après sa libération de la prison du Luxembourg fin août 1794, le dernier papier signé de sa main étant du 11 septembre. Si j’ai eu la chance de retrouver son épouse, la militante républicaine révolutionnaire Pauline Léon, installée et décédée à La Roche-sur-Yon [1] (5 octobre 1838), et de compléter ainsi mon ouvrage de 1994 Deux Enragés de la Révolution, mes recherches concernant Leclerc étaient demeurées vaines.

Une des difficultés de l’entreprise tient au fait que le patronyme Leclerc est extrêmement répandu en France, déjà au XVIIIe siècle, et que l’on en rencontre des dizaines dans les archives, sans mention de prénom, d’âge ou de domicile ; sans signature ou texte autographe.

En 2014, la nécessité d’explorer, à propos des revendications de groupes de femmes en matière d’éducation, la sous-série F/17 des Archives nationales consacrée à l’Instruction publique [2], combinée à la possibilité de le faire dans des inventaires postérieurs à mes précédentes recherches et plus détaillés, m’ont permis de retrouver Leclerc là où je reconnais n’avoir pas eu l’idée de le chercher.

J’ai d’ailleurs pu constater — piètre consolation ! — que personne d’autre n’a eu cette idée, et que la mention d’un « Théophile Leclerc », fils d’un ingénieur des Pont et chaussées de surcroît, n’a pas alerté Catherine Kawa soutenant en 1993 sa thèse Les Employés du ministère de l’Intérieur pendant la 1e République (1792-1800), dont une version abrégée a été publiée en 1997 (Les Ronds-de-cuir en Révolution, Éd. du CTHS). Et pas davantage, ce qui est plus surprenant, son directeur Michel Vovelle, ou les membres de son jury, parmi lesquels Claude Mazauric.

Mais je reviens à ma première trouvaille : une demande de poste par un Leclerc Théophile (F/17/1214/B d. 13). Les éléments biographiques antérieurs à 1794 que contient la lettre manuscrite, adressée aux « Réprésentants du peuple composant le comité d’instruction publique », ainsi que la signature, permettent d’identifier l’enragé Théophile Leclerc. Le document [3], datée du 13 ventose an IV (3 mars 1796) donne de précieuses indications sur son comportement après le 9 thermidor. Je traiterai par la suite des soutiens dont bénéficie le solliciteur.

“Citoiens

je datte de 89 ; comme guerrier républicain ou comme écrivain patriote, je n’ai cessé de payer ma dette à la patrie.

J’ai été employé dans les hopitaux ambulants de l’armée du nord ; je l’ai été à la commission d’instruction publique, dans l’un et l’autre de ces postes, j’ai mérité l’estime de mes chefs.

J’ai été emprisonné cinq mois sous Robespierre, j’ai pris les armes le 11 vendémiaire et j’ai passé les 12, 13, 14, 15 et 16 du même mois, auprès de la représentation nationale ; dans le moment du danger, mon poste fut aux thermopiles, c’est à dire dans la rue de la Convention.

La révolution par sa durée m’a éloigné de la culture des lettres, pour lesquelles mon gout fut naturel et très prononcé ; le terme de la révolution approche, il est tems que je rentre dans le sentier de mes inclinations favorites.

Mon honorable pauvreté atteste ma probité et mon désintéressement, deux sœurs, une femme et un enfant qui ne subsistent que des rapports de mon industrie, sont les aiguillons qui me pressent de demander un emploi malgré ma répugnance pour des sollicitations de ce genre.

Je demande à être employé aux bibliothèques ; c’est là que brulant d’être utile, en nourrissant ma passion pour les sciences et les arts, je pourrai devenir peut-être un jour, un homme intéressant pour la patrie.

Leclerc”

«Je date de 89». La formule est crâne et sonne bien ; elle permet en outre à l’auteur de ne pas insister sur son activité militante en 1793, moins consensuelle. La mention de l’emploi dans les hôpitaux ambulants nous était connue. En revanche, nous découvrons le rôle que Leclerc s’attribue lors de l’émeute royaliste et sectionnaire contre la Convention en vendémiaire an IV (octobre 1795).

Dans la séance du 2 vendémiaire (23 septembre 1795), le député Daunou lit un rapport dans lequel il en appelle aux « Patriotes de 1789, hommes du 14 juillet, vainqueurs du 10 août, victimes du 31 mai, libérateurs du 9 thermidor [:] venez, placez-vous dans les rangs des vainqueurs de Fleurus, de ces soldats de la patrie, qui n’inspirent d’alarmes qu’aux soldats de l’Autriche et de l’Angleterre ; républicains innombrables, venez tous ; formez la légion toujours invincible. »

On a employé, pour désigner les 1 500 à 1 800 militants ainsi enrôlés l’appellation « Bataillon sacré des patriotes de 89 », parfois abriévée en ne retenant que l’une de ses parties. Réal dit avoir assisté à la distribution des fusils qui leur a été faite [4]. Le comte de Las Cases insiste dans son Mémorial de Saint-Hélène sur leur rôle dans l’écrasement de l’émeute :

« La Convention, pour accroître ses forces, donna des armes à 1 500 individus, dit les patriotes de 89 ; c’étaient des hommes, qui, depuis le 9 thermidor, avaient perdu leurs emplois et avaient quitté leurs départements où ils étaient poursuivis par l’opinion ; elle en forma trois bataillons sous les ordres du général Berruyer. Ces hommes se battirent avec la plus grande valeur, ils entraînèrent la troupe de ligne et furent pour beaucoup dans le succès de la journée. »

Ils concentrèrent aussi la haine des insurgés : un représentant des trente-deux sections exigea que la Convention « licencie l’infâme bataillon sacré ». Le baron de Lamothe-Langon qui rapporte le fait, estime que le dit bataillon était « composé de vrais chenapans [5] ».

Nous n’avons aucune raison de penser que Leclerc invente sa participation au Bataillon des patriotes : ça n’est pas son habitude, et la démarche serait sottement risquée dix-huit mois après l’événement. Ce d’autant plus si l’on tient compte des soutiens dont il va être question. Je note encore que si je n’ai pas trouvé Leclerc dans la liste des combattants indemnisés (AF/II/52), cela signifie simplement qu’il n’a pas été blessé, ce qu’il n’aurait d’ailleurs pas manqué de rappeler dans sa demande. […]

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[1] Voir Guillon Claude, « Pauline Léon, une républicaine révolutionnaire », AHRF, n° 344, avril-juin 2006, pp. 147-159.

[2] Dans une acception très large, d’où son intérêt particulier.

[3] L’orthographe est respectée ; j’ai ajouté des capitales en début de phrases.

[4] Réal Pierre-François, Essai sur les journées des treize et quatorze vendémiaire, Paris, an IV. C’est un choix de dates un peu étroit. Voir la formule retenue par Leclerc, et le Rapport fait au nom des Comités de Salut public et de Sûreté générale, sur les événements des 11, 12, 13 et 14 Vendémiaire de l’an quatrième de la République françoise, par Philippe-Ant.[oine] Merlin (de Douai).

[5] Lamothe-Langon Étienne Léon (baron de), Napoléon, sa famille, ses amis, ses généraux, ses ministres et ses contemporains ou soirées secrètes du Luxembourg, des Tuileries, de Saint-Cloud […], Paris, 1840. Pierre-François Tissot, membre du bataillon, évoque son état d’esprit : « Une troupe de patriotes tous résolus à mourir dans le combat ; car ils tenaient pour certain que les sectionnaires triomphants ne manqueraient pas de fusiller ou d’envoyer un certain nombre d’entre eux à l’échafaud » (Histoire complète de la Révolution française, t. VI, p. 55).

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