J’ai acheté aux puces un petit volume de textes choisis de Marat, que je n’avais pas vu cité jusqu’ici — ou auquel je n’avais pas prêté attention, qu’en tout cas je n’avais jamais eu entre les mains.
Depuis les travaux et publications relativement récentes de Jacques De Cock aux éditions Pôle Nord et d’autres initiatives numériques, que j’ai signalées sur ce blog, nous n’ignorons plus grand choses de l’œuvre de Marat. Il n’en allait pas de même en 1945, lorsqu’a été publié ce recueil de 173 pages. C’est donc la démarche politique qui mérite d’être signalée comme un symptôme, que l’on opposera aux récentes propositions de l’opposition de droite d’éradiquer Marat des rues d’Ivry.
« Achevé d’imprimer sur les presses d’Aulard à Paris le 15 mai 1945 ». C’est donc neuf mois après la libération de Paris, sur un assez piètre papier d’époque, que les Éditions de Minuit, fondée quatre ans plus tôt, et qui ont publié des résistants, à commencer par son cofondateur Vercors (pseudonyme de Jean Bruller), redonnent la parole à Marat.
Les extraits de textes sont présentés, dans une introduction que je reproduis ci-dessous, par Lucien Scheler. Né en Allemagne en 1902, poète et libraire, installé rue de Tournon, Scheler a hébergé durant la guerre Paul Éluard et sa compagne Nusch. La publication des textes de l’Ami du peuple ne sera pas sa seule incursion dans l’histoire puisqu’il publiera en 1960, en collaboration avec Jean Dautry, Le Comité Central Républicain des vingt arrondissements de Paris. Septembre 1870 – mai1871 (Éditions sociales).
C’est un Marat obstiné, courageux, quasi-omniscient, à la vigilance révolutionnaire toute « léniniste », que célèbre Scheler. C’est surtout un philosophe attaché à la définition pratique d’une « liberté sociale », dans la lutte politique quotidienne.
Introduction, par Lucien Scheler
Les textes qui suivent se classent en deux groupes :
1° Écrits antérieurs à 1789 (Chaînes de l’esclavage, 1774 ; Plan de législation criminelle, 1778), dans lesquels Marat expose sa doctrine politique et législative, résultat d’une vaste connaissance du passé, assimilée par l’un des esprits les plus déliés qui aient jamais existé.
2° Écrits postérieurs au 14 juillet 1789. Nulle solution de continuité entre ceux-ci et ceux-là. Marat travaille au jour le jour l’histoire vivante de son temps avec la même lucidité que lorsqu’il examinait quinze ans plus tôt la constitution anglaise de l’époque de Charles II. Parmi les écrivains révolutionnaires — à l’exception toutefois de Robespierre — il est le seul à posséder cette « obstinée rigueur » qui lui permet de démonter le mécanisme de la réaction, de mettre à nu les mobiles des faux patriotes, et de signaler en période de succès révolutionnaire les dangers qui menacent la liberté.
Répondant à une attaque de Camille Desmoulins, Marat, dans une lettre ouverte à l’auteur des Révolutions de France et de Brabant, développe les motifs de cette fermeté dans le jugement et la part psychologique qui intervient dans son interprétation des personnages et des faits. Cet effort d’induction s’oppose naturellement à la versatilité de son correspondant :
« Est-ce à vous, qui n’avez point de vues, de prétendre me ramener à vos petites conceptions ? Pour juger les hommes, vous avez toujours besoin de faits positifs, bien clairs, bien précis : il me suffit souvent de leur inaction ou de leur silence dans les grandes occasions. Pour croire à un complot, vous avez besoin de preuves juridiques ; il me suffit de la marche générale des affaires, des relations des ennemis de la liberté, des allées et des venues de certains agents du pouvoir. Toujours forcé par les événements à revenir sur vos pas, à rendre justice à la justesse de mes jugements, à nommer ma prévoyance prédiction, n’apprendrez-vous donc jamais à suspendre vos décisions précipitées, lorsque vous n’apercevez pas les preuves de mes allégations ? Le regret de vous être mépris tant de fois, et la crainte de vous méprendre encore, ne vous rendra-t-elle pas plus réservé ? Et vous verra-t-on toujours entassant contradictions sur contradictions, chanter la palinodie, et retomber l’instant d’après dans la même faute ? Je ne vous rappellerai point cette fluctuation éternelle de l’éloge au blâme, et du blâme à l’éloge, dans laquelle vous avez si longtemps tenu vos lecteurs au sujet de Mottié [La Fayette]. Je ne vous rappellerai point ces injures et ces louanges entre lesquelles vous avez perpétuellement balloté vos lecteurs à l’égard du sieur Riquetti [Mirabeau]… » (Ami du Peuple, n° 449 du jeudi 5 mai 1791).
Les travaux que nous pourrions qualifier de théoriques, auxquels Marat s’attacha sa vie durant, lui permirent d’aborder avec plus de facilité — il est vrai — que tout autre l’étude des hommes et des événements après la convocation des États-Généraux. À ce titre les Chaînes de l’esclavage et l’Ami du peuple se différencient entre eux sur le plan psycho-politique de même que, pourrait-on dire, dissection s’oppose à vivisection. Le premier de ces ouvrages, né de l’étude d’une matière morte, montre les dangers de plusieurs corps politiques ; le second, qu’une matière vivante suscite quotidiennement, propose les remèdes énergiques que la situation requiert.
On peut s’étonner que ce jeune homme destiné aux études scientifiques — il publiera plusieurs ouvrages sur le feu, l’électricité et l’optique — ait consacré le meilleur de ses réflexions à l’examen de l’ordre (!) social ; on peut s’étonner davantage que ce médecin qui a été attaché à la maison du Comte d’Artois jusqu’en 1787 devienne tribun. Il n’ignore pourtant pas les dangers auxquels il s’expose. Nulle chimère ne troublera sa clairvoyance. Il sait les déboires et l’opprobre qui l’attendent. Il sait qu’il va d’une façon certaine au devant de constantes menaces de mort et que tôt ou tard son dévouement lui coûtera la vie. Nous reproduisons plus loin une apologie de Marat par lui-même qu’il publia dans le n° 98 du Journal de la République Française en date du 14 Janvier 1793, c’est-à-dire six mois avant son assassinat. Marat, dans cet opuscule, invoque à plusieurs reprises l’amour de la gloire comme un des mobiles de son apostolat. N’oublions pas que depuis plus de trois ans se presse autour de lui le mur bourdonnant et suintant qu’ont dressé les charogneuses mouches de la calomnie. De toutes les défenses autobiographiques qu’il publie dans ses divers journaux — et elles sont nombreuses — efforts désespérés pour rompre ce mur et montrer au peuple son vrai visage, celle-ci est la seule où Marat invoque aussi fréquemment cet argument. À cette époque, il siège à la Convention depuis plusieurs mois. Après des années de lutte clandestine, il a réappris le soleil. De nouveau il est un homme, un homme libre. Les moyens diffamatoires utilisés contre lui ont été si abjects qu’un immense besoin d’air pur l’anime. Et nous constatons, dans cette ultime défense, cette griserie au cours de laquelle Marat s’imagine — lui si rarement dupe — avoir été possédé par l’amour de la gloire. Que n’évoque-t-il l’atroce initiation qu’il lui fallut subir ! Était-ce, vers le soleil des morts, ce chemin qu’un héros devait parcourir ? Il ne veut rien savoir en cet instant, ni des huées, ni des crachats, ni des abandons pusillanimes. Les longs séjours dans les caves, dans les greniers, les alertes, les fuites sont abolis. En cet instant, oubliés aussi ceux qui, pour le dépouiller, quelquefois lui prêtèrent asile. Pour nous — il suffit de parcourir les feuillets de l’Ami du Peuple pour s’en assurer — d’autres raisons justifient amplement sa décision : cette tête ardente, cet amour profond de la justice…
J’ai dit la sûreté de son jugement : la fuite du roi est prévue par lui de longs mois avant sa réalisation ; il en est de même des trahisons de Dumouriez, de Custine et des autres généraux félons. Il révèle à quoi tendent les intrigues de la cour. Il dénonce Mirabeau et, bien qu’ignorant ses relations avec Versailles, ce que l’on ne saura que plus tard, il montre que les motions d’apparence démocratique proposées par ce député ont pour conséquence inévitable de raffermir l’autorité royale. En 1793, la faction girondine cherchant à dominer l’Assemblée, il reproche moins à ces « hommes de gouvernement » leurs visées ambitieuses que leur dessein caché de briser la poussée populaire, par la prise du pouvoir. Il est donc évident que la vigilance révolutionnaire, d’un caractère nettement léniniste, est le trait dominant de ce visage politique.
Marat ayant opté pour l’action, sa décision prise, consacre son temps — sa puissance de travail est exceptionnelle — à l’œuvre organisatrice. Défenseur de la liberté, il se veut publiciste universel. Non seulement son journal contient des articles de politique intérieure (intrigues — sur le plan législatif — du roi et des ministres contre l’Assemblée ; organisation vicieuse des assemblées successives ; lois boiteuses ou mal interprétées qui compromettent la liberté ; vices de forme qui permettent aux motions antipatriotiques de passer, etc.), de nombreux articles sur les finances (particulièrement sur les multiples spéculations qui résultent de lois imparfaites relatives aux assignats), sur le problème des subsistances (réapprovisionnement de la troupe en farine, en vêtements, en armes ; malversations des fournisseurs aux armées), d’autres enfin sur l’agriculture, mais aussi sur la réorganisation militaire (création de milices patriotiques ; épuration des cadres parmi lesquels figurent tant d’officiers traîtres à la patrie). Conçoit-on à chaque nouvelle question qu’il aborde le nouveau groupe d’adversaires qu’il se crée ? Tous les partisans de l’ancien régime auxquels les lâches, les traîtres, les concussionnaires se sont joints, ont fait bloc contre lui. Un parti soi-disant républicain, composé d’un grand nombre de fourbes, supporte seul pourtant la responsabilité de sa mort. Dépassant le Châtelet et la police en habileté et en félonie, les Girondins, reprenant à leur compte une ruse biblique, réussirent à le frapper. L’art a consacré cette fin dans l’admirable toile de David d’une livide grandeur.
Peu d’hommes ont eu des partisans aussi sincères, bien peu ont eu des ennemis aussi acharnés. Ceux-ci se sont plu à laisser de lui le souvenir d’un visage grimaçant que le XIXe siècle a fidèlement transmis aux générations suivantes. Les historiens bourgeois, issus des triomphateurs thermidoriens de la Montagne, n’ont jamais voulu rétablir la vérité au sujet de l’Ami du Peuple, vérité préjudiciable aux intérêts du système industriel et capitaliste dont ils sont les féaux. Seuls deux hommes n’ont pas craint de s’attaquer à cette légende que les hommes de lettres se plaisent à perpétuer. Ce sont Bougeart[1] et Chèvremont. Plus particulièrement ce dernier que l’on peut considérer comme le bio-bibliographe de Marat. Disons que l’ouvrier Chèvremont, aux alentours des années 1850, se prit d’intérêt pour l’Ami du Peuple. Peu à peu il consacra ses économies et ses loisirs à réunir tous documents à son sujet. Ce qu’il ne put se procurer, il le consulta dans les bibliothèques. Le résultat de recherches qui durèrent des années est consigné dans une bibliographie des ouvrages et des journaux maratistes, chef-d’œuvre d’érudition que peu de travaux de ce genre égalent par la minutie et l’exactitude[2].
Durant son séjour prolongé dans des caves, certains provocateurs ont représenté dans l’ombre humide Marat voué à la peur, invite grossière qui resta sans effet. Les historiens ne négligèrent point cette calomnie qui ajoutait un aspect grotesque à leur monstrueuse caricature. Ses détracteurs les plus récents — journalistes à la mode, voyous des lettres[3] — l’ont classé parmi les célébrités juives. C’est le dernier en date des vices rédhibitoires qu’on lui a trouvés. D’origine espagnole, son père lui transmit-il un peu d’un sang exécré ? N’étant point généalogiste, nous ne saurions le laver de cette soi-disant impureté. Constatons toutefois qu’à son égard la haine est perdurable et que les arrière-neveux de ceux dont il a levé le masque en ont encore les dents agacées.
Donnons ici quelques éclaircissements relatifs au choix des textes de notre publication. Nous avons autant que possible réduit les citations extraites des Chaînes de l’esclavage. Cet ouvrage, très rare dans la version anglaise publiée à Londres en 1774, a connu en français de 1793 à la période romantique plusieurs réimpressions qui permettent encore à l’heure actuelle sans grande peine son acquisition dans l’échoppe de quelque bouquiniste. Par contre, nous avons fait une plus large place aux extraits de l’Ami du Peuple et de ses suites, ce journal dont on connaît très peu de collections complètes n’ayant jamais été réimprimé[4]. L’unité vraie de ce regroupement est fonction de la liberté envisagée sous ses divers aspects par l’auteur qui s’est peut-être le plus attaché à la définir. Il n’est plus question ici ni d’une liberté ou tolérance religieuse, telle que Voltaire l’avait enseignée, ni d’une liberté de penser ou philosophique telle que la concevait la coterie holbachique. Il s’agit bien plutôt, pour le plus grand profit du peuple, d’une liberté sociale que Marat cherche à concrétiser — théorie et pratique menées de front — dans ses formes les plus vivantes. Lorsqu’il examine tour à tour la liberté ou civile, ou politique, ou individuelle, et même la liberté de la presse, c’est toujours en vue de définir et de réaliser cette liberté sociale, cette libération de l’indigent. « …En cherchant les convenances particulières, souvent on oublie la justice ; or, je dois prévenir mes lecteurs que, n’ayant écouté que sa voix, c’est pour des hommes libres que j’écris[5] ».
Indiquons pour terminer pourquoi Marat modifia le titre de son périodique en cours de publication. Le numéro 1 de l’Ami du Peuple parut le 12 Septembre 1789. À dater de ce jour son auteur se considère comme susceptible d’être recherché. II prend donc toutes les précautions requises en ce cas. Sa vie souterraine commence, ainsi que toutes les complications matérielles provoquées par l’impression qu’il veut quotidienne de son journal. Son énergie et son obstination sont telles qu’il y parvient presque toujours. Une interruption se prolonge-t-elle, il publie alors un ou plusieurs pamphlets qui commentent les derniers événements et font office de plusieurs numéros du journal. L’Ami du Peuple atteint ainsi le 21 Septembre 1792 son numéro 685. Ici prend fin cette existence clandestine. Des hommes simples et fervents viennent de mettre un terme à la lutte obscure. Une nouvelle législature s’ouvre et Marat siège à la Convention. La solitude qui renforçait la puissance de persuasion d’un franc-tireur est une arme sans valeur pour le représentant du peuple. À la barre de l’Assemblée, l’isolement conduirait à la défaite et Marat qui se doit à ses commettants ne peut admettre que l’ami du peuple reste seul. D’ailleurs, parmi ses collègues, il en est quelques-uns aussi dignes que lui de porter un tel nom. N’a-t-il pas lui-même qualifié Robespierre d’incorruptible ! Marat fera donc tous ses efforts pour rallier la Montagne. Cette adhésion de principe acquise, et puisque le tyran va prochainement être jugé, il intitule son périodique en l’honneur de l’ordre nouveau : Journal de la République Française, dont le numéro 1 paraît le 25 Septembre 1792. À partir du numéro 144, une légère modification transforme ce titre en Publiciste de la République Française qui se maintient jusqu’au 14 Juillet 1793. Ce jour paraît le 242e et dernier numéro dont Marat la veille corrigeait les épreuves quand il fut poignardé.
Les Girondins cette année-là endeuillaient l’anniversaire de la prise de la Bastille et le peuple de France perdait l’un de ses meilleurs amis.
______________
[1] Bougeart (non Bougeard, comme indiqué par L. S.), Alfred, Marat, l’Ami du peuple, 2 vol., 1865 (BN :a MFILM RES 8- LN27-21542 (1,RES) & (2,RES)). [Note C. G.]
[2] Chevremont, François, Marat, Index du bibliophile et de l’amateur de peintures, gravures, etc. Chez l’auteur, Paris 1876 (BN : 8-Q-10013) & Jean-Paul Marat. Esprit politique accompagné de sa vie scientifique, politique et privée, chez l’auteur, Paris, 1880 (Gallica). Voir aussi Pons, José, « François Chevremont bibliographe de Jean-Paul Marat », AHRF, 1998, pp. 111-127. [Note C. G.]
[3] Ces qualificatifs peuvent viser plusieurs auteurs antisémites et collaborateurs. Entre autres Armand Bernardini, auteur en 1944 du livre Le juif Marat, dans lequel il s’efforce « de démontrer les origines “judaïques” de Marat tout en le présentant comme franc-maçon et agent de l’Angleterre » ; Lenoire, Michaël, (Taguieff dir.) L’Antisémitisme de plume, 1999, p. 342. [Note C. G.]
[4] Les divers opuscules politiques de Marat ont été réimprimés par Ch. Vellay, sous le titre : Les Pamphlets de Marat (Paris, Charpentier, 1911, in-12) ; un choix assez hétéroclite d’articles de l’Ami du peuple a paru à Paris chez L. Michaud (c. 1910) précédé d’une notice de Ch. Simon. Pour ce préfacier, Marat reste avant tout « l’apôtre du meurtre ». Inutile d’ajouter que Michelet est sa principale source.
[5] Plan de Législation criminelle. Avant-propos.