Faire choix d’analyser Madame Dubarry (1919) et Danton (1921) pour fixer les contours de la vision qu’une certaine Allemagne a pu avoir de la Révolution française à un moment donné de son histoire, c’est, en bonne tradition, s’inscrire dans une idéo-chronologie de la réception. Mais c’est aussi mettre à profit la période historique pour confronter le discours des films à ce qui faisait l’événement des années 1918-1921 en Allemagne: cette «Révolution allemande» dont le devenir était alors violemment en débat.
Or, la conjoncture révolutionnaire en question apparaît tissée de théories et de pratiques dont la référence n’est plus, ou trés peu, la France des années 1789-1794 mais la Russie devenue U.R.S.S. depuis octobre 1917 : la force et l’ampleur du phénomène soviétique semblant alors avoir créé le seul site qui pût déterminer l’actualité de toute forme de révolution. C’est dire que le rapport de l’Allemagne de ce temps à la Révolution française ne se pose plus en termes d’acceptation ou de rejet d’un modèle sociopolitique qui, dans le premier cas de figure, aiderait par exemple à corriger les « aberrations » du «deutscher Sonderweg» et à faire, en quelque sorte, accéder l’Allemagne de l’« alliance du seigle et du fer » à la modernité républicaine.
Ajoutons que la référence à la France était d’autant moins de saison que le Traité de Versailles (signé en juin 1919 peu avant le tournage de Madame Dubarry) avait été ressenti par la quasi-totalité des Allemands comme un «Diktat» imposé en grande partie par le pays de Clemenceau. Tout ce qui touchait à l’image de celui-ci, et a fortiori cette Révolution qui avait dès l’origine divisé les Allemands, se trouvait donc largement investi d’affects négatifs.
Dans ce contexte, les discours favorables à la Révolution française voyaient leur projet frappé d’une incontestable obsolescence. Comme, par exemple, le Geist und tat d’H. Mann (1910) où l’on pouvait lire ces lignes programmatiques :
“… ce moment éternel qui a été payé de tant de sang, n’en projetait pas moins sur les siècles à venir, ce reflet féerique qui les rendait moins désolés. Il n’y a depuis qu’un seul but pour l’Humanité : se lancer à la poursuite de cet instant apparu par anticipation puis envolé, et le rattraper.
En 1918-1921, c’est un «moment éternel» bien plus récent que l’imaginaire d’une large frange intellectuelle rêve de faire revivre avec la même urgence et d’universaliser en «Weltenwende» voire en «Weltrevolution».
Mais en même temps, l’« impatience révolutionnaire » qui parcourt les débats décisifs de l’extrême-gauche, le désir de rupture généralisée avec l’ordre ancien de la monarchie impériale ou perçu comme faussement nouveau de la république parlementaire bourgeoise, semblent aller de pair avec le souci de ne pas occulter le bilan des révolutions du passé :
“Dans les révolutions bourgeoises, le sang versé, la terreur, le meurtre politique étaient une arme indispensable entre les mains des classes ascendantes. La révolution prolétarienne n’a pas besoin de la terreur pour atteindre ses buts, elle hait et abomine le meurtre.”
« Appropriation critique », aurait dit Lénine, qui, chez les zélateurs plus sceptiques des temps nouveaux, fait plutôt place à la critique de certaines «appropriations». Un texte plus tardif du même H. Mann sur la Révolution française, intitulé «Sinn und Idee der Revolution» (1919) donne la mesure des correctifs que la situation nouvelle imposait alors à la lecture de l’événement :
“La dictature, même des éléments les plus avancés demeure une dictature et elle finit par des catastrophes. L’abus du pouvoir présente partout le même visage de mort. Peu enclin aux interrogations inquiètes sur les «dérapages» du progressisme révolutionnaire, le camp adverse, lui aussi, avait modifié sa stratégie idéologique. Il ne faisait plus de la promotion des «idées de 1914 contre celles de 1789» la tâche prioritaire de l’heure. Comprenant que la modernité contre-révolutionnaire se mesurait davantage à l’aptitude à battre en brèche les «idées de 1917», il s’appliquait à mobiliser énergies intellectuelles et soutiens financiers grands industriels pour organiser la résistance, [s’]investissant par exemple dans cette «Ligue antibolchévique» fondée le 1er décembre 1918 par E. Stadler, qui en fut passagèrement le fer de lance.”
Face à cet affinement antagonique des idéologies, régnait dans de nombreux cercles de la bourgeoisie intellectuelle et artistique allemande un apolitisme conservateur étranger à la logique des camps. Il se nourrissait plus ou moins consciemment d’une tradition qui alliait la critique antidémocratique des Lumières à celle de son incarnation historique majeure: la Révolution française. Le Th. Mann des Considérations d’un apolitique (1918) et de l’Anthologie russe (1921) pouvait en figurer le modèle lui qui écrivait dans ses Gedanken im Kriege (1914) :
“La révolution bourgeoise au sens du radicalisme gaulois n’est-elle pas une impasse qui ne débouche sur rien d’autre que l’anarchie et la subversion destructrice, et qu’un peuple qui cherche des voies vers la liberté et la lumière doit s’estimer heureux d’avoir évitées ?”
Étayé par la large diffusion des thèses du Déclin de l’occident de Spengler (1918-1919), cet «apolitisme»-là semblait être l’idéologie spontanée d’artistes ordinairement peu préoccupés de prosélytisme et peu portés aux débats doctrinaux. Ainsi Max Reinhardt, mentor esthétique de Lubitsch et de Buchowetzki. Si son influence esthétique sur le théâtre et le cinéma de son temps fut, de l’avis général, immense, je retiendrai ici de ces instants où sa pratique artistique a pu côtoyer en toute innocence ou en toute quiétude les abords de la politique, qu’il avait mis en scène à Breslau en 1913 Ein Festpiel in deutschen Reimen, œuvre de commande due à la plume de G. Hauptmann avec lequel il devait cosigner un an plus tard le trés nationaliste et militariste Manifeste des 939. Conçu comme un spectacle à la gloire des «guerres de libération» de 1813, ce texte proposait une saynète d’ouverture sur la Révolution française qui mettait en scène les masses révolutionnaires sous un triple aspect qui était depuis des lustres un topos antirévolutionnaire largement répandu : anarchiques, sanglantes et bon enfant.
Il faut noter encore, qu’après avoir monté en 1916 au La Mort de Danton en 1916 au Deutsches Theater de Büchner dans le cadre d’un «cycle allemand», Reinhardt écrivait en 1917 que le «besoin profondément enraciné des masses» était d’avoir un maître et «qu’il n’y avait jamais rien eu de plus sanglant que le Comité de Salut public parisien». […]