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Ce petit ouvrage d’intervention, dont je partage la position d’ensemble et la proposition d’une « histoire engagée » (je m’attendais à une discussion plus complète des propositions concurrentes), est une bonne introduction à des débats sur le rôle de la discipline historique comme outil d’émancipation, débats à l’animation desquels autrices et auteur se prêtent volontiers.

Mes objections portent sur les points suivants :

A.

Je ne pense pas pertinent de mettre sur le même plan (pp. 62-63) le fait d’indiquer des cotes d’archives et le fait – très efficacement moqué – de ne pas donner les définitions des concepts mobilisés et de procéder par ce que j’appellerai « allusions d’autorité » (ceux qui comptent, les pairs, comprennent l’allusion ; le lecteur, on s’en moque !).

Il est bien probable que les notes de bas de page et les cotes d’archives paraissent à certain·e·s lectrices et lecteurs des signes hostiles, placés là pour les dissuader d’emprunter le chemin (ou le livre). Pour autant, je vois mal comment s’en dispenser. J’en suis, pour ma part, à agonir les auteurs qui ne se donnent même pas la peine d’indiquer des références précises, condamnant les étudiant·e·s, chercheurs et curieux à de longues et inutiles recherches. (Ex. : la citation de Marcus Rediker, p. 36.)

Ne parlons même pas – mais oui, nous en sommes là – d’indiquer les cotes dans leurs formes actuelles (les seules exactes) et non celles prises en note il y a vingt ans ou pire : recopiées – sans accès au document (tss ! tss !) – chez un devancier…

B.

Était-il judicieux de prendre Alphonse Aulard et Albert Mathiez comme exemples d’historiens mâles oublieux des femmes ? (pp. 44-45) Aulard remarque la fréquente présence des femmes sur les gravures décrivant les fêtes ; il s’interroge, avec naïveté certes, sur l’opportunité de l’emploi du concept de « féminisme ». Mathiez écrit plusieurs articles sur les femmes enrôlées dans l’armée. Je note le fait que ces deux historiens sont salués ailleurs (p. 64) pour leur activité de vulgarisation extra-universitaire.

C.

La (grande) question de la vulgarisation

« Si l’on veut que les richesses se diffusent, il faut réfléchir aux modalités de leur diffusion. Le chercheur est-il alors le mieux armé pour le faire ? [Tiens, deux femmes & un homme font un masculin…] Nous pensons que oui. Car on ne vulgarise jamais mieux que ce que l’on maîtrise vraiment. » p. 64

Comme c’est vrai ! et comme cela est clairement énoncé ! Il ne manque plus à nos deux autrices et à notre auteur qu’à se concerter sur la mise en pratique de cet excellent principe. Il est signalé, à la page suivante, pour témoigner de la méchanceté du monde académique à l’égard des pionnières de la vulgarisation exigeante, le reproche fait à Mathilde Larrère de poster sur Twitter des «pets numériques». J’ignore ce que visaient les collègues de l’historienne ; je sais bien, moi, ce que je lui ai reproché ici-même : vulgariser ce que d’évidence elle ne maîtrise pas.

Je note avec plaisir que Laurence De Cock, Mathilde Larrère, et Guillaume Mazeau proposent (p. 100) de renoncer à des prestations médiatiques si les exigences de temps et de contrôle sur les propos tenus ne sont pas satisfaites. Pour le dire autrement : mieux vaut s’abstenir que de dire (ou de se laisser faire dire) des sottises. Pourquoi Diable cette règle ne serait-elle pas valable sur Twitter et Internet en général ?

Certes, personne n’est à l’abri de l’erreur, et le risque est d’autant plus grand que l’on s’éloigne de son domaine de compétence. Dans un échange récent sur Twitter un historien (Guillaume Mazeau ?) plaidait l’indulgence pour celles et ceux qui prennent le risque de vulgariser en ligne… C’est, me semble-t-il, une pente bien dangereuse. Si l’exercice est si risqué, pourquoi ne pas y renoncer ? Non pas définitivement s’entend, mais dans l’attente d’atteindre la « maitrise » nécessaire.

Les pathologies induites par la communication via Internet (courriels) et les dits « réseaux sociaux » concernent la vulgarisation scientifique autant que les correspondances amoureuses ou le débat politique. On écrit trop vite (vite ! profiter de l’occasion de tel anniversaire) ; on sollicite l’attention du public plutôt qu’on ne cherche à approfondir ou renouveler un sujet (je ne prétends pas, hélas ! savoir toujours éviter ces pièges). C’est le syndrome Wikipédia, véritable entreprise de mithridatisation[1], d’accoutumance à l’erreur et à l’approximation qui sacrifie l’exactitude des faits au profit (mais pour qui?) d’une information facile à consommer et immédiatement accessible. Et puisque ces bricolages ont pour but un « engagement » au service de causes excellentes, on s’habitue (davantage encore qu’avant) à ce que puisse être brossées en direct – à la manière de performeuses exécutant une toile – de larges fresques historiques dont chaque détail, sans être tout-à-fait faux, n’est pas exact non plus. (La formule «Claire Lacombe, cofondatrice des Républicaines révolutionnaires» est un bon exemple.)

Je plaide, au contraire, pour un retour aux archives, un retour aux sources, c’est bien le cas de le dire – ces sources devant être mises à disposition du public (défaut d’attention de ma part ? il me semble que cet aspect n’est pas mis en avant dans le livre) qui me paraît inévitable notamment quand on travaille sur l’histoire des femmes (tout tamiser, tout relire) et je m’étonne que Mathilde Larrère puisse donner l’impression, sur Twitter en tout cas, de s’en abstenir.

Si cette «simplification», en réalité la proposition d’une nourriture ayant subi une première mastication, qui en altère le goût et les qualités nutritives était décidément la condition d’une vulgarisation «militante», j’y renoncerais sans regret. Mais je pense qu’il suffit, comme proposé pour les engagements médiatiques, d’être plus exigeant·e avec soi-même, de renoncer à maintes « occasions », de laisser passer des dates, de ne pas empiéter sur des terres mal connues, etc.

D.

Marginale par rapport au sujet du livre et de ce billet, mais d’une grande importance actuelle, la question de la mention des «races» dans des textes scientifiques et·ou militants. J’aurais préféré voir, sous réserve d’inventaire mené ailleurs, entouré de guillemets les mots race et raciales dans les phrases suivantes :

Ces dominations, qu’elles soient de genre, de classe, de race, ou générationnelles, doivent être dévoilées afin de tendre vers leur suppression, condition d’une véritable égalité. (p. 82)

D’autant que, quand on touche à des questions comme migrations, esclavage, colonisation, éducation, femmes – c’est-à-dire celles qui relèvent justement des dominations sociales, raciales et de genre –, la réaction peut être extrêmement violente.

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[1] Du roi Mithridate (120 à 63 avant J.-C.) censé s’être immunisé lui-même contre les poisons, toujours à redouter chez un rival de la puissante Rome, en en ingérant des doses minimes, mais progressives. Acculé au suicide par des revers militaires (et familiaux) il dut ordonner à un esclave de le poignarder. Au sens figuré : insensibilité à un poison (un mal) due à une accoutumance progressive.

Il va de soi que je me ferais un devoir et un plaisir de publier sur ce blogue la ou les réponses que les autrices et·ou l’auteur de ce livre jugeraient bon de m’adresser.

De Cock Laurence, Larrère Mathilde, Mazeau Guillaume, L’histoire comme émancipation, Agone, 135 pages, 12 €.

Statut de l’ouvrage : offert par l’éditeur.