En 1917 et 1918, les Annales révolutionnaires, ancêtre des Annales historiques de la Révolution française, publiaient en quatre parties une longue étude sur le club de femmes de Besançon, rédigée par Henriette Perrin, une élève d’Albert Mathiez.
L’original de ce mémoire a malheureusement été égaré ; il ne figure en tout cas dans aucun des catalogues de bibliothèques accessibles par le Catalogue collectif de France. C’est d’autant plus regrettable que l’auteure renvoie, tout au long de son travail, à des « pièces justificatives » qu’il nous faut retrouver par nos propres moyens.
Tel qu’il est publié dans les Annales, le mémoire de Perrin est une monographie assez complète sur le club féminin de Besançon, que l’on complètera utilement, notamment du point de vue statistique, avec le mémoire de maîtrise de Yann Boillot L’Engagement politique des femmes à Besançon sous la Révolution française (année universitaire 2000-2001, sous la direction de Danièle Pingué). J’ai déposé une photocopie de ce mémoire à la Bibliothèque Marguerite Durand.
Une fois reconnu le caractère pionnier du travail d’Henriette Perrin, et l’intérêt qu’il présente encore aujourd’hui pour l’étude des clubs de femmes, il est remarquable de relever les nombreuses déclarations quasiment antiféministes de l’auteure. Celle-ci en effet juge inévitable — ou peut-être simplement plus prudent ? — d’incarner une modération féminine de bon ton, prompte à partager, même si c’est pour les tempérer, les jugements machistes.
Peut-être aurait-elle pu se dispenser par exemple de l’appréciation suivante : « Que parmi ces “Amies de la Liberté” quelques-unes en aient poussé un peu trop loin le culte, cela est hors de doute, mais il est injuste d’en faire rejaillir la honte sur le club tout entier. » Elle emploie, à propos des mêmes « quelques-unes », l’expression brebis galeuses, pour désigner des femmes auxquelles la presse d’époque reprochait leur « conduite […] leurs discours et leurs chansons inciviques ». Il est possible que soient ici visées des prostituées, mais il est douteux que celles-ci aient pu se glisser dans l’atelier organisé par le club, et — moins encore — dans le club lui-même. Il est plus probable qu’il s’agit simplement de femmes du peuple habituées à user d’un langage et d’un répertoire de chansons obscènes, notamment sur les lieux de travail collectif, surtout lorsqu’elles peuvent ainsi choquer les jeunes ouvrières, ce qui s’apparente aussi à des techniques de « bizutage » (mais le terme est beaucoup plus récent).
Henriette Perrin ne se contente pas de faire preuve d’une pruderie, au moins rétrospective, elle manifeste un mépris que je suis obligé de qualifier de « très masculin » pour ces femmes auxquelles on ne songerait guère à prêter des idées.
Plus intéressantes à connaître que leurs mœurs seraient leurs opinions politiques, si toutefois il n’était pas trop audacieux de parler des idées ou des opinions d’une citoyenne Colin ou d’une citoyenne Devillers. Il est raisonnable d’admettre que, hormis la citoyenne Maugras et peut-être quelques autres, nos clubistes étaient incapables d’avoir des opinions politiques raisonnées et personnelles. Il leur manquait le goût et le sens des questions politiques, qui sont choses peu féminines. […] Leurs idées — très élémentaires — revêtaient la forme de sympathies et d’antipathies presque instinctives et plus ou moins violentes, selon les tempéraments, contre tout ce qui rappelait le “ci-devant” régime et pour toutes les nouveautés de la Révolution.
Modération féminine, disais-je. C’est au point que Henriette Perrin manifeste une certaine compréhension pour l’interdiction de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires de Paris, lesquelles se seraient rendues coupables d’ « excès », tandis que les braves et bonnes citoyennes bisontines — une fois débarrassées des brebis galeuses, cela s’entend — ont au moins exercé la bienfaisance et la charité, apanages naturels de leur sexe, probablement. Je donne ci-dessous deux extraits illustratifs avant de revenir sur ce dernier point.
C’est pourquoi le décret de la Convention du 9 brumaire, qui interdisait, tous les clubs de femmes, fut particulièrement injuste à l’égard de celui de Besançon, à qui on ne pouvait reprocher ni les excès des citoyennes révolutionnaires de Paris, ni le fédéralisme de quelques clubs de province. […]
Nous accordons que leur rôle politique fut presque insignifiant en ce sens qu’elles eurent peu d’influence sur le développement de la Révolution dans notre ville, mais si on considère que le domaine de leur activité fut surtout la bienfaisance et la charité, on doit admettre que leur part, reste assez belle.
Cette manière de séparer bienfaisance et politique, ici utilisée par Perrin plutôt en faveur du club bisontin (disons pour le « sauver » devant la postérité), se rencontre encore assez fréquemment sous la plume d’historiens et d’historiennes. Elle sert — ou mène — à minimiser, comme ici, l’importance ou même l’existence d’une action politique collective des femmes. Cette séparation est absurde, mais elle rencontre hélas souvent un « bon sens » laïque et/ou d’extrême gauche qui considère la bienfaisance comme une forme de charité, chrétienne de préférence, sans contenu politique révolutionnaire imaginable.
Or penser ainsi, c’est se contredire d’emblée. En effet, cela revient à dire que la bienfaisance ne saurait être qualifiée de politique puisqu’elle incarne une politique que l’on réprouve (collaboration de classes, contrôle des pauvres, etc.). Or, si la bienfaisance a évidemment une généalogie religieuse, elle demeure constitutive de la politique révolutionnaire, privée et publique. Catherine Duprat en a écrit l’histoire dans Le Temps des philanthropes . Notons ici que la notion de bienfaisance est plus large et plus politique pendant la Révolution que nos associations d’idées modernes (avec les « dames de charité ») le donneraient à penser. Les activités des premiers groupes de femmes, femmes d’artistes et artistes elles-mêmes, offrant à l’Assemblée leurs bijoux en guise de « contribution patriotique », bientôt imitées par la Communauté des Dames Lingères (entre autres), sont annoncées durant l’année 1789 par le Journal de Paris, sous la rubrique « Bienfaisance nationale ».
Autrement dit : en pratiquant la bienfaisance, à Besançon comme à Paris, les femmes sont à l’époque, perçues comme incarnant non seulement une posture charitable, à laquelle on pense que leurs qualités « essentielles » (douceur, attention, etc.) les prédestinent, mais encore une politique approuvée par les autorités révolutionnaires, avant d’être institutionnalisée par elles. Que beaucoup de révolutionnaires hommes souhaitent cantonner les femmes à l’exercice de cette politique est un fait. Que cette même pratique de la bienfaisance soit discutable, tant du point de vue moral que social, est une autre histoire.
Étant donnée la longueur du texte d’Henriette Perrin, il m’a semblé plus confortable pour les lectrices et lecteurs de ce blog de pouvoir, après consultation d’un large extrait donné ci-dessous, télécharger le texte entier au format pdf (cliquez sur le lien ci-dessous).
TÉLÉCHARGEZ ICI L’INTÉGRALITÉ DU MÉMOIRE AU FORMAT PDF
(Ce pdf a été réalisé par mes soins ; merci de me signaler d’éventuelles erreurs ou coquilles.)
LE CLUB DE FEMMES DE BESANÇON
« …Élevées à la hauteur de la Révolution,
nous préférons la Liberté et l’Égalité à toutes les fadeurs de l’amour… »
(Discours d’une clubiste, décembre 1792).
Ce mémoire, présenté à la Faculté des Lettres de Besançon pour 1’obtention du Diplôme d’Études supérieures d’histoire et, de géographie, a été composé sous la direction de M. Albert Mathiez, à qui l’auteur tient à exprimer ici, toute sa reconnaissance. H. Perrin
En juillet 1792, la Patrie en danger appelait le sixième des gardes nationales des départements frontières. De toutes les provinces de la France, des légions de volontaires, enrôlés à la hâte, accouraient pour défendre le sol de la Patrie, et bientôt de la République, contre le Prussien et l’Autrichien coalisés.
Le département, du Doubs, voisin des frontières et généralement acquis aux idées révolutionnaires, se signala particulièrement, avec celui de la Haute-Saône, par son ardeur patriotique. A l’automne de 1792, il avait déjà fourni cinq bataillons de volontaires. Ce nombre s’élevait à onze au 18 février 1793 et à quatorze en juin de la même année. Mais ces patriotes républicains appartenaient pour la plupart aux classes les moins riches de la nation et il leur était difficile de s’équiper eux-mêmes : or, la République, proclamée le 22 septembre, avait tant à improviser à l’intérieur comme aux frontières, qu’elle ne parvenait pas à leur fournir à tous des armes, et beaucoup partaient dans un dénuement affreux. Le général Hesse, commandant la 6e division, écrivait à leur sujet à son chef Biron, commandant en chef de l’armée du Rhin, ce mot, dont les vers de Victor Hugo sont une magnifique paraphrase : « Ils sont dépourvus de bas et de souliers et font horreur à voir. »
C’est pourquoi un groupe de femmes patriotes de Besançon, saisies du saint enthousiasme qui animait alors toute la France républicaine, décidèrent — ne pouvant servir d’une manière plus efficace — de se réunir chaque jour, afin de coudre des chemises, des vestes et des culottes, et de tricoter des bas pour les volontaires.
De ces paisibles réunions, qui feraient plutôt penser aux benoîtes assemblées de dévotes charitables, devait naître, quelques mois plus tard, le club jacobin des Amies de la Vérité et de l’Égalité.
Bien qu’elles aient eu à Besançon un gros succès de curiosité et même de scandale, nos clubistes n’innovaient rien. II existait à cette époque déjà avancée de la Révolution un grand nombre de clubs féminins dont le baron de Villiers a retracé l’histoire. Le premier fut fondé à Paris, en 1790, par Etta Palm d’Aelders sous le nom de Société des Amies de la Vérité. C’était, d’ailleurs plutôt une société de bienfaisance, mais Paris en vit naître d’autres de plus en plus révolutionnaires à mesure que la Révolution se développait. Le plus avancé fut assurément celui des Citoyennes révolutionnaires, fondé par Claire Lacombe, et qui aida si puissamment au triomphe de la Montagne sur la Gironde.
Il n’est pas de grande ville, ni même de petite, pour peu qu’il s’y trouvât quelques citoyennes décidées, qui n’ait eu son club de femmes. Ils étaient, dit le baron de Villiers, particulièrement nombreux dans l’Est où les idées révolutionnaires étaient plus répandues. Les plus célèbres furent ceux de Lyon et de Dijon. Les « dames patriotes » de Lons-le-Saunier ne purent obtenir des autorités locales l’autorisation d’en fonder un, mais elles avaient leurs places marquées aux séances des jacobins.
On s’imaginerait facilement que ces clubs féminins se proposaient de revendiquer pour le sexe faible la liberté et l’égalité que le sexe fort était en train de conquérir pour lui- même, et de poser, en face des droits de l’homme et du citoyen, les droits de, la femme citoyenne. Or, il n’en était, absolument rien. Les clubs féminins n’étaient, pas féministes. Le féminisme qui, encore à présent, scandalise, épouvante ou fait simplement sourire tant d’honnêtes gens en France, le féminisme n’était pas encore inventé. Du moins si quelques femmes, plus complètement dégagées du préjugé séculaire, s’avisèrent que la femme, faisant aussi partie du genre humain, devait jouir des droits « imprescriptibles » de l’homme et demandèrent pour elle le « droit de monter à la tribune aussi bien qu’à l’échafaud », leurs voix furent isolées et il ne se dessina pas le moindre mouvement d’opinion en leur faveur, même parmi les femmes. Chose curieuse, les plus ardentes zélatrices de la liberté et de l’égalité ne songèrent jamais à revendiquer pour elles-mêmes ces biens suprêmes. Il leur suffisait, de les voir départis à une moitié de l’humanité pour croire que leur règne était venu en France et il ne leur vint pas à l’idée que la liberté et l’égalité sont à tous ou ne sont pas. La Révolution, qui avait bouleversé tant de préjugés politiques et sociaux, n’avait pu ébranler cette idée, antérieure à tout état et à toute société, que l’homme est né pour commander et la femme pour obéir.
Au reste, leurs velléités d’indépendance politique, si elles en avaient eu, fussent forcément, demeurées vaines, les hommes n’étant nullement disposés à leur accorder ces droits qu’elles ne réclamaient pas. Le baron de Villiers montre, d’une montre un peu systématique, peut-être, comment le parti jacobin, après avoir utilisé l’aide des femmes parisiennes contre les Girondins, après les avoir jetées dans toutes les émeutes, exposées à tous les coups de la fortune politique, les renia au moment où il aurait pu partager avec elles les fruits du triomphe. Orgueil et égoïsme masculins qui s’étalent avec ingénuité à la séance de la Convention du 9 brumaire an II, où fut votée la suppression des clubs de femmes, dont on sollicitait et provoquait la création deux ou trois ans plus tôt.
Le député Amar, chargé du rapport concernant cette question, justifiait par deux sortes de motifs ses conclusions qui étaient :
1° Que les femmes ne pouvaient exercer les droits politiques ni prendre une part active aux affaires du gouvernement ;
2° Qu’elles ne pouvaient délibérer réunies en associations politiques.
D’abord « les mœurs et la nature même ont, assigné à la femme ses fonctions : commencer l’éducation des hommes, préparer l’esprit et le cœur des enfants aux vertus publiques, les diriger de bonne heure vers le bien, élever leur âme et les instruire dans le culte politique de la liberté, telles sont leurs fonctions après les soins du ménage. » Il est regrettable pour nous que le député Amar n’ait pas exposé à ses collègues les « fonctions » que la nature assigne à l’homme ; nous v verrions figurer, sans nul doute, la « fonction du vote ».
En second lieu, le rapporteur déclarait les femmes inaptes à la politique. Ce jugement n’aurait évidemment rien d’humiliant pour elles, si Amar n’attribuait cette inaptitude à l’indigence de leur esprit incapable « de conceptions hautes et de méditations sérieuses et à la violence de leurs passions. »
Et Chaumette, procureur général syndic de la Commune de Paris, après une dernière protestation de Claire Lacombe, entrée à la séance en bonnet rouge, s’écriait dans un transport d’indignation comique : « Il est affreux, il est contraire aux lois de la nature qu’une femme veuille se faire homme… Depuis quand est-il permis aux femmes d’abjurer leur sexe et de se faire hommes ? Depuis quand est-il d’usage de voir la femme abandonner les soins pieux de son ménage, le berceau de ses enfants, pour venir sur la place publique dans la tribune aux harangues ? La nature nous a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants ? La nature a dit à la femme : Sois femme… »
Ainsi, tandis que les députés de la Convention n’avaient, pour refuser aux femmes les droits inhérents, selon eux, à la nature humaine, que des raisons d’ordre utilitaire ou opportuniste, ils essayaient, assez hypocritement, de fonder leur refus sur des raisons naturelles, qui n’étaient rien moins que démontrées.
Disons tout de suite, à 1’honneur de nos concitoyennes de Besançon, que leur club fut le seul (dit le baron de Villiers) à demander à la Convention le droit de vote pour les femmes. Encore ce mouvement leur fut-il suggéré par Ch. Laveaux. président du club jacobin de Strasbourg, venu à Besançon pour témoigner dans le procès Diétrich. La Feuille hebdomadaire nous raconte cette séance du 26 février 1793 :
« L’assemblée a été ouverte par une invitation faite à nos frères de Strasbourg de se mêler à nos aimables jacobines. Laveaux a su les captiver par un discours plein de chaleur sur les qualités des dames et leur utilité pour la société. Le gosier du sexe, accoutumé jusqu’alors à chanter les hymnes de l’amour, faisait retentir la voûte d’acclamations justement méritées. Sa motion tendait à ce qu’on fit une pétition à la Convention pour demander en faveur des femmes le droit de voter aux assemblées primaires. Schneider, vicaire épiscopal, a parlé contre les femmes et a été rappelé à l’ordre par la présidente. Une motionnaire a promis à ce prêtre que jamais il n’aurait le dessus avec elle. Le tranquille Monnet, maire de Strasbourg, a appuyé la motion de Laveaux. L’adresse a été votée à l’unanimité. »
Il faut voir l’accueil qu’elles reçurent de leur propre parti :
« La proposition faite à nos sœurs par Laveaux, dit la Vedette (12 mars 1793), organe du parti jacobin de Besançon, de demander à la Convention l’exercice des droits civils et politiques pour les personnes de leur sexe, a été reçue par plusieurs d’entre elles avec un délire qui fait penser que le succès de ce projet les enivrait de joie et de satisfaction. Déjà l’ambition et la vanité de gouverner a fait concevoir de vastes projets à quelques-unes d’entre elles ; il ne leur manque plus que des places et elles sont sûres de bien aller…
On voit bien que les femmes ignorent les maux attachés a la domination et combien grandes sont les peines que nous avons à les gouverner elles-mêmes.
…Allez, allez, femmes, ne songez pas à partager nos travaux ; nos enfants, qui peuvent se passer de leurs pères, ont un besoin essentiel de leurs mères… Gardez vos quenouilles et qu’elles vous servent à filer votre bonheur : n’enviez plus la plume et l’épée par lesquelles nous régnons, semblables à ces rois dont, les commandements ne sont que l’obéissance aux volontés de leurs ministres, nous sommes à votre égard les esclaves de votre puissance et si nous sommes les maîtres de l’État, vous êtes en revanche les maîtresses au logis. »
Ainsi la même Vedette, qui raillait assez injustement et grossièrement le concile de Mâcon d’avoir mis aux voix la question de savoir « si les femmes taisaient partie de, l’espèce humaine » (on si elles appartenaient à la classe des bêtes), se montrait plus « tartufe » que lui, car où les évêques avaient voté oui, les jacobins prononçaient non, si tant est qu’à leurs veux l’éminente dignité de l’être humain ait consisté avant tout dans sa qualité de citoyen.
Ainsi, comme nous le verrons à propos de celui de Besançon, le rôle des clubs de femmes, sous la Révolution, fut de doubler celui des clubs d’hommes, dont ils prirent d’ailleurs le nom, et de travailler — dans des milieux peut être un peu différents — mais par des moyens identiques, au triomphe de la même cause.
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