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Travaillant sur les clubs de femmes, c’est logiquement que je me suis intéressé aux femmes dans les clubs, ou sociétés populaires. Le moins que l’on puisse dire est que les rapports entre membres masculins des clubs et femmes révolutionnaires, dans le public ou en tant que membres, ne sont pas toujours apaisés. Je n’entrerai pas ici dans la diversité des conflits suscités par la présence féminine, me contentant pour l’heure de citer la métaphore surprenante dont use à ce propos l’historien américain Michael Lee Kennedy, auteur d’une trilogie sur les clubs Jacobins dans la Révolution (1982, 1988, 2000) : « La relation entre l’assemblée des membres et les tribunes peut être comparée à celle d’amants querelleurs se retournant malaisément dans un lit étroit[1]. »

La relecture des documents concernant les sociétés populaires, même si certains d’entre eux sont bien connus, édités, et pour partie désormais disponibles sous forme numérisée, montre que la combinaison entre l’initiative collective des femmes révolutionnaires et la ségrégation même dont elles étaient l’objet ont conduit, dans certains lieux et occasions (peut-être rares, mais non exceptionnels) à la constitution de « clubs de femmes » à l’intérieur d’une société populaire, ou appuyés sur elle. À commencer, comme nous allons le voir, par la plus célèbre (et étudiée) d’entre elles : la Société des Jacobins de Paris. C’est sur cet exemple, parmi d’autres rencontrés dans mes recherches, que je vais m’attarder ici.

Les femmes sont accueillies comme membres — pas toujours à part entière ; elles n’ont pas automatiquement le droit à la parole — dans une minorité de société populaires. Elles sont admises à assister aux séances dans beaucoup d’autres. Dans les deux cas de figure, c’est pourrait-on dire au premier coup d’œil qu’elles apparaissent comme un groupe, ne serait-ce qu’en raison de la pratique de la ségrégation traditionnelle des genres, presque toujours reconduite, et d’autant plus facilement que les réunions se tiennent souvent à l’église ou dans la chapelle du couvent.

Cette visibilité collective a une conséquence positive, ou si l’on préfère dynamique : séparées physiquement des hommes (sociétaires ou non), « les femmes » peuvent certes susciter des rappels à l’ordre (ils ne manquent pas !), mais aussi des demandes, des consultations (outre celles qu’elles formulent elles-mêmes) et des félicitations. Il y a certes des femmes qui prennent part individuellement à la vie sociétaire, mais le groupe des femmes est consulté et admis en tant que tel, avec plus ou moins de réticences.

Ce phénomène a son revers : les femmes demeurent identifiées comme des êtres à part. Cependant, puisque la situation générale qui leur est faite dans la société révolutionnaire est d’infériorité par rapport aux hommes, la pratique sociétaire collective est indéniablement un moyen d’affirmation d’une citoyenneté féminine.

Cette constatation, parmi d’autres, permet de réviser à la hausse l’appréciation de la participation des femmes aux sociétés populaires, et à la Révolution en général.

 

Les femmes aux Jacobins de Paris

 

Un rappel général tout d’abord. Ce n’est que le 12 octobre 1791 qu’est décidée par les Jacobins la publicité des séances, au sens de l’admission du public (le principe, lui, figure dans le Règlement voté le 8 février 1790, mais renvoie à l’écho des débats et décisions dans la presse). Gérard Walter relève le paradoxe de cette mesure, grosse de conséquences révolutionnaires, adoptée sur la proposition d’un banquier genevois, Clavière, futur ministre des Contributions publiques[2] (décrété d’arrestation avec les Girondins, il se suicidera le 8 septembre 1793).

Avant octobre 1791, des personnalités peuvent être invitées à assister aux séances, et parmi elles des femmes. La fille du duc d’Orléans est présente dans une tribune avec sa gouvernante, le 29 avril 1791, pour l’inauguration de la nouvelle salle. Le 13 juillet, c’est Mme Roland dont nous disposons du témoignage[3]. Certaines invitées participent à la séance en faisant connaître leurs souhaits. Ainsi, le 6 septembre 1791, comme l’on discute d’une collecte en faveur d’un journal patriote, Rœderer, qui préside, annonce que « les dames des tribunes, parmi lesquelles Mme Pétion [son mari participe à la séance], demandent à être admises à la souscription. » Leur offre est acceptée et la Société leur vote des remerciements[4].

Cependant, cette tolérance, quoique visant ici déjà un groupe (« les dames des tribunes »), ne se manifeste ni tôt — les exemples dont j’ai connaissance sont de 1791 — ni surtout à l’égard des femmes « ordinaires ». Ainsi, fin novembre 1790, lorsque Claude Dansard, fondateur de la Société fraternelle de patriotes, de l’un et de l’autre sexe, de tous âges et de tous états, société très proche des Jacobins, politiquement et géographiquement (les deux se réunissent dans le même bâtiment), sollicite de ces derniers la réception d’une députation, on lui répond par l’affirmative… « pourvu qu’elle soit entièrement composée d’hommes » :

C’est avec peine que la société [des Jacobins] met cette restriction à son arrêté. Rien ne seroit plus agréable pour elle que de donner aux excellentes citoyennes que vous avez réunies, des preuves de l’estime particulière qu’elle fait de leurs vertus et de leur patriotisme ; mais des considérations importantes l’ont emporté à cet égard sur son inclination[5].

 

En raison d’« importantes » et mystérieuses considérations, les femmes sont donc interdites à la barre des Jacobins. Mais un an plus tard, après la décision de la publicité des séances, un public mixte est admis dans la salle de la chapelle du couvent, la tribune du chœur étant réservée aux femmes[6].

Le club acquiert ainsi de facto un caractère mixte, d’autant que le public est admis à participer à sa vie et non réduit au rôle de spectateur.

Dès le début du fonctionnement public, on utilise l’expression « habitué[e]s aux tribunes » pour caractériser les citoyens et les citoyennes auxquels une carte d’entrée est attribuée. Le 24 octobre, « une députation de citoyens habitués aux tribunes » demande à être introduite et monte à la tribune pour remercier la Société de son admission aux séances. Quelques jours plus tard, les habitués réclament… l’agrandissement des tribunes. Le 30 mars 1792, une délégation similaire proteste contre le « trouble » qui règne dans les séances, probablement orchestré par des intrigants ; elle suggère aux Jacobins rien moins qu’un scrutin épuratoire. Ailleurs, on dira précisément « membre des tribunes », comme si l’on parlait d’un club particulier[7].

Cependant, il semble que l’expression désigne plus souvent, au moins aux Jacobins de Paris, des citoyennes, soit individuellement, soit comme entité collective.

Ainsi, le 16 décembre 1791, les femmes sont venues si nombreuses que « beaucoup […], ayant cherché de la place dans les tribunes, n’ont pu entrer », remarque Collot d’Herbois qui se veut leur porte-parole : « Ce sont des mères de famille : elles sont dignes de l’ancienne Rome. Je demande donc que vous leur accordiez deux ou trois banquettes [au milieu des membres] ». Sa proposition est adoptée à l’unanimité[8].

Dans la même séance, le président lit une lettre des « citoyennes habituées aux tribunes ». Celles-ci, instruites de l’installation, prévue deux jours plus tard, des drapeaux anglais, français et américain, « à l’imitation de la société des amis de la révolution à Londres », demandent son report jusqu’à l’arrivée imminente d’un délégué « whig[9] constitutionnel », et que l’on admette une députation féminine à la cérémonie. Ces deux demandes sont agréées [10].

Le 18 décembre, la délégation « nombreuse » des habituées des tribunes est introduite, avec « à leur tête, deux jeunes filles, naïves comme la liberté, intéressantes comme la liberté, belles comme la liberté », croit utile de préciser l’extrait du procès verbal[11]. L’une d’entre elles prononce un discours « souvent interrompu par des applaudissements ».

Il est remarquable que, dès la première phrase, l’oratrice tient à se démarquer des députations féminines — femmes d’artistes ou artistes elles-mêmes — reçues à l’Assemblée à partir de septembre 1789, et de la métaphore « romaine », reprise deux jours plus tôt par Collot d’Herbois :

Nous ne sommes point des dames romaines ; nous n’apportons pas des bijoux, mais un tribut de reconnoissance, pour les sentimens, que vous nous avez inspirés. […]

L’union de trois peuples libres va être cimentée ; qu’il nous soit permis, messieurs, d’y contribuer par quelque chose. […]

Agréez une couronne. Vous, frères anglois, acceptez-en une autre des mains de l’innocence ; c’est l’ouvrage de la fraternité ; l’amitié vous la donne.

Recevez, bon patriote, au nom des citoyennes françoises qui sont ici, L’ARCHE D’ALLIANCE que nous apportons pour nos frères whigs constitutionnels ; là sont enfermés la carte de France, divisée en quatre-vingt-trois départemens, le bonnet de la liberté, l’acte constitutionnel des François, une couronne civique, des épis de bled, trois drapeaux, une cocarde nationale, et ces mots dans les deux langues, vivre libre, ou mourir. […]

N’oubliez pas de dire à nos frères comment vous l’avez reçu. […] Dites à vos femmes, répétez à vos enfans, que des filles sages, des épouses fidèles, des mères tendres, après avoir rempli leur devoir domestique, après avoir contribué au bonheur de leur famille et de leurs époux, sont venues faire cette offrande à la patrie.

 

Les habituées des tribunes participent donc non seulement à une cérémonie interne au club des Jacobins, mais à la réception d’un délégué étranger, auquel elles sont chargées de remettre un échantillon des symboles de la Révolution. La cérémonie, et plus encore l’édition de leur discours, scellent l’apparition au sein du club d’une entité collective féminine, un club féminin dans le club. La brochure[12] porte la mention suivante : « Pour les citoyennes françoises, amies de la constitution. Signé, F. E. G[13]. ».

Il ne manque pas de traces de l’activité des habituées des tribunes dans les mois qui suivent, mais on retiendra surtout une suite inattendue, quoique logique, de la cérémonie d’offrande de l’arche d’alliance, un an plus tard. Le 16 septembre 1792, en effet, le député whig, de retour, invite les citoyennes qui lui avaient remis le précieux coffret à se « rassembler dans une séance pour recevoir les remerciements qu’il est chargé de leur faire de la part de sa Société ». C’est tout naturellement, via les Jacobins certes, de société des whigs londoniens à société des citoyennes amies de la constitution que l’on s’adresse. On peut supposer que le procédé pique quelques susceptibilités masculines chez les Jacobins, mais « après une légère discussion », la Société invite les citoyennes des tribunes à se réunir le dimanche suivant et arrête que, d’ici-là, un secrétaire réitérera cette invitation à chacune des séances.

Le club féminin se trouve ainsi convoqué, de manière séparée, dans la salle des Jacobins, en dehors des séances ordinaires du club.

Durant l’intervalle d’une année entre les deux séances considérées, la présence des femmes est l’objet au moins d’une contestation. Le 10 février 1792, comme l’on annonce une députation de la Société des Nomophiles, composée des deux sexes, et que la salle se trouve pleine on envisage de lui refuser l’entrée. Elle propose de se réduire à quatre personnes, deux hommes et deux femmes, ce qui entraîne son admission. Au même instant de nombreuses femmes, qui n’ont pas trouvé de place dans les tribunes, demandent à entrer dans la salle. Louvet saute sur l’occasion : « Comme le tumulte vient de la condescendance [sic] trop facile avec laquelle vous avez admis les dames dans votre sein, ce qui pourrait être fatal à l’ordre qui doit régner dans votre Société et à la sagesse de vos délibérations, je demande que la Société n’admette plus de dames, sous quelque prétexte que ce soit. » Lanthenas propose un amendement « en faveur des députations dans lesquelles il peut se trouver des dames »… Malentendu ou diplomatie, la société adopte et la proposition de Louvet… et l’« amendement » qui la contredit. On décide en outre que les députations ne pourront excéder quatre personnes[14]. Deux mois plus tard, le 8 avril 1792, on limite ce nombre à deux. On prend une autre mesure limitative : chaque membre de la société ne pourra présenter qu’une seule personne à la tribune des dames[15].

On trouve cependant, et jusqu’au 9 thermidor au moins, des mentions des habituées des tribunes. Couthon, dont l’épouse Marie, née Brunel, était en 1790 une des porte-parole des citoyennes révolutionnaires de Clermont-Ferrand, écrit de Paris, le 28 floréal [17 mai 1794] :

Les Jacobins et leurs tribunes vinrent hier en masse à la Convention, la remercier du décret portant que le peuple français reconnaît l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme. […] Je demandais qu’il fût décrété : 1°. que les Jacobins et les citoyens et les citoyennes de leurs tribunes n’avaient jamais cessé de bien mériter de la patrie[16] […].

 

Et le 9 thermidor [27 juillet 1794], les membres composant la Commune de Paris écrivent « à leurs frères les Jacobins de Paris ».

Une heure après minuit.

Camarades, vous êtes invités de vous rendre à l’instant en grand nombre, ainsi qu’une partie des citoyens et citoyennes de vos tribunes, pour vous unir aux membres de la Commune ; néanmoins, vos frères vous engagent, au nom du salut public, de ne pas abandonner votre séance [sic].

Les membres composant le Comité d’exécution de la Commune de Paris.

Signé : Arthur ; Legrand ; Payan ; Chatelet ; Gressard ; Coffinhal ; Gibert ; le maire, Lescot-Fleuriot[17].

 

Le conventionnel Courtois, rapporteur sur le 9 thermidor et sur les « papiers saisis chez Robespierre », ironise dans son second rapport, de floréal an IV : « On lui demande [à la Société des Jacobins] un renfort de ses tribunes, MÊME DE SES FEMMES HABITUÉES[18]. »

 

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[1] Kennedy, Michael, L., The Jacobin Clubs in the French Revolution 1793-1795, New-York—Oxford, 2000, p. 105.

[2] Walter, Gérard, Histoire des Jacobins, 1946, p. 224.

[3] Walter, G., pp. 136 & 362.

[4] Aulard, La Société des Jacobins, t. 3, p. 118.

[5] Discours, imprimés par ordre de la Société Fraternelle de patriotes, de l’un & de l’autre sexe, de tous âge[s] & de tous éta[t]s, séante aux Jacobins, rue Saint-Honoré, à Paris, 1790. Une gravure d’époque, dédiée aux Sociétés fraternelles de Paris, indique comme date de création de la Société le 2 février 1790. Elle énumère celles de Talien, au Palais Cardinal (2 janvier 1791), Sergent, rue Mondetour (6 janvier 1791), Beaufils, à Chaillot (6 février 1791), de l’abbé de la Girardiere, aux Theatins (27 février 1791), et Latouche, au couvent des Carmes, place Maubert (6 mars 1791) ; reproduite dans Massin, Jean, Almanach de la Révolution française, 1988, p. 91.

[6] Aulard, t. 1, p. XXXIII.

[7] Ainsi de Jacques Rebut, retour de St-Domingue, le 3 vendémiaire an III (24 sept. 1794), à la Société populaire d’Honfleur : « Le cn Rebut, Amériquin, membre des tribunes ». Voir Biard, Michel, « Un témoignage sur les événements de Port-au-Prince en 1793 », AHRF, n° 374, octobre-décembre 2013, pp. 187-199 (c’est moi qui souligne).

[8] Aulard, t. 3, p. 289.

[9] Tantôt orthographié wigh, voire wech dans la brochure des citoyennes françoises (voir ci-dessous), le terme « whig » est d’abord dépréciatif ; le Dictionnaire françois et anglois d’Abel Boyer (1702) le traduit par : « de la très petite bière ». Il désigne les partisans d’une monarchie constitutionnelle, opposés au parti Tory.

[10] Aulard, t. 3.

[11] Société des amis de la constitution séante aux Jacobins, à Paris. Extrait du procès-verbal […] de la séance du dimanche 18 décembre 1791, l’an troisième de la liberté, s. d., 7 p.

[12] Discours des Citoyennes françoises, prononcé à la société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins à Paris, de l’Imprimerie du Patriote François, place du Théâtre Italien, s. d. [1791], 3 p. Également publié dans la deux cent soixantième Lettre bougrement patriotique du véritable père Duchêne (de Lemaire), pp. 3-5. Le discours est aussi repris dans L’Orateur du peuple, par Martel, t. IX, n° XXXIX, (s. d. mi-décembre 1791), pp. 310-312. La brochure est sur Gallica.

[13] Correspondant peut-être à trois rédactrices, ces initiales me demeurent mystérieuses.

[14] Aulard, t. 3, p. 371.

[15] Aulard, t. 3, p. 431.

[16] Couthon, Georges, Correspondance : 1791-1794, 1872, p. 334.

[17] Aulard, F.-A., La Société des Jacobins, t. VI, pp. 289-290.

[18] Ibidem. En capitales dans l’original ; j’ajoute le gras.

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Une communication de Dominique Godineau sur «Le rôle des tribunes»

 

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Je profite de la publication du présent article pour signaler la communication que fera Dominique Godineau, l’auteure de l’ouvrage de référence Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française (1988, rééd. Perrin, 2004), le jeudi 18 septembre après-midi à 16h 10 à l’occasion du colloque « Vertu et politique ». La Communication est intitulée « Le rôle des tribunes » (D. Godineau me précise qu’elle portera sur le rôle du public, à la fois masculin et féminin, fréquentant les tribunes de l’Assemblée nationale).

Le colloque se tient du 18 au 20 septembre 2014 dans les locaux de l’Assemblée nationale, à Paris. Comme lorsque l’on va travailler à la bibliothèque de l’Assemblée, il faudra déposer une pièce d’identité à l’entrée. De plus, l’inscription à l’avance est obligatoire ; elle peut être adressée par courrier ou se faire directement sur le site de la Société des études robespierristes, et ce entre le 16 juin et le 1er septembre. Le programme complet du colloque et les détails de l’inscription se trouvent sur la page indiquée en lien ci-dessus.